Les éditions l'Age d'Homme ont réédité les mémoires d'Alain Daniélou "Le chemin du labyrinthe" en octobre 2015.
Alain Daniélou et la divine fantaisie
Bernard Rio
9 juillet 1937 : « Les pèlerinages aux Indes ressemblent aux « pardons » bretons. Sous les mêmes petites tentes de toile on vend des sucreries et de menus objets : des bracelets d’argent, des poteries, mais surtout des pointes de flèches. Cela fait une curieuse impression d’être devant le simple étalage de ces objets ethnographiques, de se trouver dans un vrai village préhistorique et de sentir le peu de différence qui existe entre nous et nos lointains ancêtres, de les trouver aimables, élégants et en somme fort civilisés » (1).
Cette référence à la Bretagne est une des mentions d’Alain Daniélou à son pays natal. Cette note de voyage est révélatrice d’une appartenance ou plutôt d’une influence originelle, sorte d’atavisme commun aux poètes et voyageurs. Dans une thèse consacrée aux quatre écrivains voyageurs que furent Victor Segalen, Michel Leiris, Nicolas Bouvier et Alain Daniélou, l’universitaire Anne Prunet souligne l’importance de «la question de l’origine» chez ces auteurs partis à la recherche et ayant trouvé «l’essence de l’existence» à l’autre bout du monde. «Cette recherche du plus ancien tend à inverser l’axe du voyage : de spatial, il devient temporel.» souligne Anne Prunet dans sa thèse de littérature soutenue en 2007 à Paris 8 Vincennes Saint-Denis (2).
Aujourd’hui la place du rêve et de la découverte est réduite à la portion congrue dans le « planning » des voyageurs qui partent bardés de cartes et de technologie pour ne pas perdre de temps et surtout pour ne pas se perdre. Le voyage ne peut être une aventure si l’homme ne s’affranchit pas des peurs multiples contre lesquelles il s’assure et se vaccine, inexorablement assujetti aux contraintes matérielles d’une vie balisée, aseptisée et confortable. Depuis 1937, les conditions d’un voyage en Inde ont changé, mais les enjeux restent les mêmes. Apprendre la liberté, n’est-ce pas d’abord sortir du droit chemin, bousculer les règles établies, quitter la case où les autres vous contraignent et vous conditionnent ? Sans demander la permission paternelle et la bénédiction maternelle, Alain Daniélou (1907-1994) a quitté le vieux continent européen, entre les deux grandes guerres civiles européennes, pour expérimenter sa vie, comprendre le monde hors des frontières et au-delà des idées reçues. La nature curieuse et insoumise d’Alain Daniélou était en effet incompatible avec la société à laquelle il était censé appartenir. Son arrière-grand-père, Jean-Pierre Daniélou (1798-1864), notaire à Locronan fut maire républicain de Douarnenez, en 1848, charge qu’occupa ensuite de 1884 à 1888 son grand-père, le radical Eugène Daniélou (1834-1897). Son père Charles Daniélou (1878-1953) fut quant à lui maire de Locronan, député du Finistère de 1910 à 1914 puis de 1919 à 1936, et plusieurs fois ministre du cartel des gauches, dans les cabinets Camille Chautemps (1 930), Théodore Steeg (1930-1931), Édouard Daladier (1932-1933). Si la lignée paternelle était laïque et républicaine, il en était autrement de la branche maternelle. Sa mère, Madeleine Daniélou (1880-1956) était issue d’une vieille famille catholique britto-normande, les Clamorgan d’une part et les Cuzon du Rest d’autre part. Elle fonda en 1911 une congrégation apostolique de femmes consacrées, la « communauté Saint-François-Xavier », puis en 1913 le « collège Sainte-Marie de Neuilly », premier lycée de France où les jeunes filles pouvaient passer un baccalauréat classique. Avec sa mère Madeleine dont le nom a été donné à une place de Neuilly inaugurée le 8 juillet 2010, et qui l’avait banni de la maison familiale en raison de ses « mauvaises » fréquentations, Alain Daniélou a pris ses distances dès l’adolescence. « Elle poussait jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à l’inhumanité, la logique de sa foi, souvent contre sa propre nature. Elle fut certainement une sainte femme. Ce qu’elle fut pour moi est autre chose. Elle appartenait à un monde de croyances et d’idées qui n’était pas celui auquel j’étais destiné. En ce sens, elle me rendit certainement un grand service en me libérant du monde où j’étais né » (3).
Il n’y avait pas de place dans le cœur de cette dame pieuse pour ce fils artiste et homosexuel. Alain Daniélou a compris que Dieu avait l’exclusivité de l’amour maternel. Son père semblait certes plus indulgent, mais la vie politique ne lui laissait guère de temps pour nouer des liens avec ses enfants. « Il ne reprocha jamais ni mes goûts ni mes ambitions et chercha même parfois à m’aider en secret. J’eus finalement l’impression qu’au fond il me comprenait mais je n’eus avec lui que des relations incertaines et indirectes » (4). Un père politique, qui titillait aussi la muse à ses heures perdues, une mère cléricale qui consacra sa vie à l’enseignement et écrivit des ouvrages d’éducation chrétienne… Alain Daniélou fut également, mais à sa manière, c’est-à-dire non conformiste, un homme de lettres. Dès son enfance, il perçoit la rigidité sociale et morale de la bourgeoisie… Jean son frère aîné deviendra cardinal, lui sera artiste. Il lui appartient de chercher la clef du monde hors du cercle familial… « Tu reconnaîtras la vérité de ton chemin à ce qu’il te rend heureux ». Cette citation d’Aristote placée en exergue de son autobiographie, « le chemin du labyrinthe », correspond à la pensée et à la voie empruntée toute sa vie et avec constance par Alain Daniélou. « Je n’ai jamais cherché à devenir quelque chose et quelqu’un. Je me suis donné totalement aux présents les plus divers, aux activités les plus hétéroclites. Pourtant, il me semble aujourd’hui que le destin m’attendait à chaque tournant, qu’il s’est servi de moi et m’a mené à jouer un certain rôle sans que j’aie jamais ni voulu ni choisi. La diversité même de mes intérêts, l’absence complète d’ambition et d’attaches, de recherche d’une carrière, d’une place conventionnelle dans la société étaient les conditions mêmes qui devaient me permettre d’être une sorte de lien entre deux civilisations. Ma nature me rendait apte à ce rôle ; était-ce un hasard ou bien la prévoyance des dieux qui font de nous ce qui leur plaît. La liberté pour chacun d’être ce qu’il est, le droit de vivre et de penser à l’encontre des conventions, est, selon les hindous, à la base de tout progrès humain individuel ou collectif » (5). C’est en effet un chemin peu ordinaire que ce jeune homme de « bonne famille » a suivi, de Neuilly jusqu’à Locronan, et de Kaboul à Bénarès. Dans le Paris de la fin des années vingt, ses affinités électives ont pour nom Max Jacob, Maurice Sachs, André Gide, Marc Allegret, Jean Marais, Reynaldo Hahn, Henry Sauguet, Nicolas Nabokov, Francis Poulenc, Georges-Henry Rivière, Pierre Gaxotte, Jean Renoir, etc. Alain Daniélou pratique alors la danse, « une façon de vivre la musique ». Il suit les cours de Légat, le maître de Nijinsky, et devient le partenaire de la ballerine Floria Capsali sur la scène du Palais d’été de Bruxelles… La vie parisienne est une fortune et une Bohême où le plaisir est le maître mot. Les rencontres d’Alain Daniélou sont éclectiques et nombre de ses amis deviendront ensuite des célébrités. L’autobiographie d’Alain Daniélou regorge d’ailleurs d’anecdotes sur ces années folles, ainsi à propos de Max Jacob : « Tout ce monde travaillait beaucoup mais sans se prendre au sérieux. On s’amusait, on recherchait le saugrenu, on était libre des conventions. Je me sentais tout à coup à l’aise dans un milieu où personne ne me semblait hostile. Max Jacob était un homme délicieux, d’une incohérence désarmante, tout était pour lui une sorte de jeu ; la religion, la passion, la poésie, la vie, la peinture. Max, qui s’était converti au catholicisme, comme Maurice Sachs, une mode lancée par Mauriac, était très pieux le matin. Il se lamentait d’être un pauvre pècheur et allait très tôt se confesser à l’église, puis, au cours du jour, il se laissait influencer par le démon. Il s’envoyait lui-même des télégrammes et recevait le télégraphiste dans sa baignoire pour tenter de le séduire. Il prétendait être amoureux d’un cul-de-jatte. Il me donna quelques dessins et même, bien qu’il fût pauvre et avare, me prêta dans les moments de crise quelques deniers, sans espoir de retour. Je le voyais souvent et lui fis aussi parfois des visites, en été, sur la plage de Tréboul près de Douarnenez. » (6) Mais, les voyages en Orient mettent un terme à sa carrière de danseur et l’éloignent de ses amitiés parisiennes dont il conservera toutefois le fil et qu’il retrouvera trente ans plus tard à son retour en Occident.
Avant l’Inde, c’est l’Afghanistan en avril 1932 qui est la destination d’Alain Daniélou et de son ami Raymond Burnier. Un choix dû à une invitation, celle de son ami Zaher, le fils de l’ambassadeur d’Afghanistan à Paris Nadir Shah, avec lequel il partageait ses vacances à Locronan ! Ce premier voyage qui s’aventura au Kafiristan, le « pays des infidèles » converti de force à l’Islam vingt ans plus tôt, en 1912, et qui fut l’objet d’une exposition photographique organisée par Henry-Georges Rivière au Musée de l’Homme à Paris, fut surtout une rupture avec l’Europe… Il annonçait la découverte de l’Inde en 1933, autre voyage préliminaire avant le grand départ. Et l’issue de cette circumambulation autour du monde préfigurait une autre vie. À Paris, l’artifice lui saute aux yeux. : « Au fond, pour les étrangers que nous sommes devenus, cette vie occidentale semble hostile et superficielle ; et quand le soleil se lève embrumé sur la verte forêt des avenues désertes, nous sentons un obscur désir de choses lointaines. Quand repartons-nous ? » (7).
L’Afrique, l’Amérique, l’Asie… À chaque escale, Alain Daniélou ne se comporte pas comme un touriste. Le voyageur devient témoin et s’insurge. « La grande affaire sera, tout au long de ce voyage, la défense des cultures traditionnelles contre le colonialisme ravageur dont cette époque est marquée », explique Jacques Cloarec, qui fut secrétaire d’Alain Daniélou de 1964 à sa mort, et qui dirige actuellement sa fondation basée en Suisse. Parce qu’en 1927 Aristide Briand était Ministre des Affaires étrangères, parce que Charles Daniélou était son ami et adjoint, parce que l’ambassadeur Nadir préparait son coup d’état pour devenir roi d’Afghanistan et qu’il demanda au directeur de cabinet de prendre en charge son fils pendant l’été… à Locronan ! Voilà donc, cinq ans plus tard, Alain Daniélou débarquant en Orient ! Il n’y a pas d’imprévu, il n’y a pas de hasard ! Les dieux si chers à Alain Daniélou avaient organisé la rencontre avec Zaher, lui offrant ensuite la possibilité de partir et de réaliser un autre destin que celui imaginé par Madeleine Daniélou. « Le temps n’est qu’une illusion, une apparente succession de moments au cours d’un voyage que font les êtres dans l’éternel présent, à certains instants passés ou futurs ; puis nous nous en éloignons à nouveau. Notre destin est-il prévu, est-il prévisible ? Nous le sentons vaguement et pourtant si nous renversons la marche du temps, si nous suivons notre évolution de la vieillesse jusqu’à l’enfance, bien des choses s’éclairent, s’expliquent, deviennent logiques, se coordonnent. Le hasard, l’imprévu s’effacent. L’enfance est le résultat de l’âge mûr, l’aboutissement du futur. Ce n’est pas une prédestination, c’est simplement la réalisation d’une réalité fondamentale de la nature du monde. Le temps n’est qu’une illusion. Tous les moments de la vie coexistent dans le substrat divin et merveilleux de l’éternité » (8). Cette conception de la vie formulée par Alain Daniélou en 1981 donne du sens à cet enchaînement de rencontres et de faits qui maillent la destinée. Les vacances bretonnes de Zaher ouvraient la porte des Indes à Alain Daniélou. Et quelle porte ! Celle du temple de Shiva, de la musique sacrée, de la spiritualité… Invité à l’émission télévisée « Apostrophes » par Bernard Pivot le 9 octobre 1981, il expliqua a posteriori que sa rencontre avec l’Inde ne fut nullement préméditée, ce qu’il confirma dans un entretien au Figaro (9) « Bénarès, la cité des sages nus : les écrivains et leur pays d’élection », 10 juillet 1987 : « Je ne m’étais jamais intéressé à l’Inde ni à ce qu’on appelle la spiritualité, fût-elle occidentale ou orientale. Je me méfie des religions, des tabous, des morales restrictives et aussi du goût de l’occulte. Je n’ai jamais cherché un substitut à la religion du monde où j’étais né et dont j’avais expérimenté avec amertume la tyrannie ». C’est sans doute parce qu’il était dépourvu de préjugés que le jeune Alain Daniélou « sympathisa » naturellement avec cette terre et cette culture, ces hommes et ces concepts si étrangers au manichéisme de son enfance. Le voyageur se démarque alors des Occidentaux qu’ils soient de passage ou en poste dans les « colonies ». On peut également souscrire à la thèse d’Anne Prunet qui met en parrallèle la terre natale et la terre d’élection, et interprète le voyage comme une tentative de combler un manque originel. «Les terres d’élection se font écho de la souveraineté des cultures. L’écriture portant en palimpseste les langues des pays d’élection comme la langue d’origine, faisant entendre ces voix multiples au sein d’une voix, est un témoignage du dynamisme des langue dans une littérature-monde, où l’écrivain, en tant qu’individu cherche sa voie – à moins qu’il ne s’agisse de sa voix ?» (10) Pour comprendre l’Inde, ce ne sont pas les hôtels, les ambassades et les clubs qu’Alain Daniélou doit fréquenter, ce n’est pas l’anglais qu’il doit pratiquer mais l’hindi et le sanskrit. Le musicien devient musicologue, le danseur devient philosophe, le Breton se mue en défenseur d’une culture opprimée par le colon anglais. Il découvre la liberté de penser, fréquente Gandhi, Nehru et sa fille Indira, Vijaya Lakshmi (la soeur de Nehru). Mais, davantage que la politique, c’est la culture qui l’attire. Le voilà proche de Rabindranath Tagore, prix Nobel de Littérature dont son amie Christine Bossennec deviendra la secrétaire et traductrice, du musicien Shivendranath Basu, et surtout de Vijayanand Tripathi dont il devient l’élève à Bénarès. « Il connaissait en dehors de la philosophie classique, des rites et de l’interprétation des textes, les aspects les plus secrets des doctrines tantriques et des pratiques du yoga. En public, il expliquait les épisodes et le sens caché du célèbre Ramayana en langue hindi du grand poète Tulsi Das. J’ai trouvé dans cet austère lettré un esprit totalement libre avec qui on pouvait parler de sacrifices humains, d’omophagie, de rites érotiques, mais aussi de l’origine du langage, de la cosmologie et des théories indiennes sur la nature du monde, de l’atome, de l’espace et du temps » (11).
En Inde, Alain Daniélou ne se comporte pas comme un touriste insouciant et badin, fut-il curieux et cultivé. Il pose ses valises à Bénarès. Il apprend la langue, il écoute et il devient le témoin d’une civilisation qui le submerge et le subjugue. Né hors de l’Inde, il est un « mleccha », c’est-à-dire un barbare assimilé aux plus basses castes, ce qui de facto lui interdit d’entrer chez les brahmanes et de réciter les textes sacrés des Védas, mais ce qui ne l’exclut pas de l’enseignement traditionnel. Vijayanand Tripathi lui permet d’ailleurs de rencontrer Swami Karpâtri. « Ce moine lettré était un homme petit et mince, vêtu d’un seul morceau d’étoffe couleur safran. Il semblait frileux et frêle, ne voyageait qu’à pied et parcourait pourtant de très longues distances. il était considéré comme le chef spirituel de l’Inde du Nord. Il refusait tout honneur mais c’était lui qui désignait les shankarâchâryas, les quatre moines qui sont les chefs spirituels de l’hindouisme » (12).
La rencontre avec ce brahmane errant correspond sans doute au basculement irréversible d’Alain Daniélou dans la pensée orientale. Le moment est alors venu de devenir ce qu’il est. Alain Daniélou ne peut plus mentir à lui lui-même. Il est confronté à sa réalité, à sa vérité, à son destin. « J’ai eu un certain mal à m’habituer à l’étrange phénomène d’être en présence de quelqu’un qui sait ce que l’on pense, ce que l’on est, devant qui tout mensonge est impossible, toute excuse inutile » (13). L’Européen se dépouille de ses préjugés. Il se met à nu et devient une exception. Swami Karpâtri l’initie aux rites shivaïtes. Alain Daniélou et Raymond Burnier ont été les deux premiers non-indiens dont les noms figurent dans les registres du grand temple de Bhubanesvar, le Linga Râja où sont recensées les personnes ayant le droit de vénérer l’image de Shiva. « Ce dieu était bien celui que je cherchais obscurément et pressentais depuis mon enfance » (l4).
La vie prenait une dimension infinie. Alain Daniélou était devenu Shiva Sharan, « le protégé de Shiva ». Son intelligence a été d’intégrer la civilisation hindoue sans en devenir le prosélyte, ce qui aurait été un contresens. Alain Daniélou s’est défini d’ailleurs comme un témoin, conservant son libre arbitre et son esprit critique autant à l’égard des Occidentaux que des Orientaux. Il n’a ainsi aucune complaisance à l’égard de ce qu’il appelle « l’industrie du tourisme spirituel ». « Il n’existe rien dans l’hindouisme traditionnel qui corresponde à ce que l’on appelle aujourd’hui un ashram. le mot « ashram » qui signifie « lieu de repos », devrait se traduire maintenant « lieu de rassemblement pseudo-spirituel pour déséquilibrés occidentaux en mal d’exotisme… On ne saurait être trop prudent en ce qui concerne le tourisme mystique et les ashrams pour étrangers. ces entreprises à base strictement commerciale utilisent des méthodes très subtiles et dangereuses de lavage de cerveaux » (15).
Alain Daniélou vit en Inde et pense comme un hindou. Il ne se considère pas non plus comme un indianiste, et n’a nulle envie de convertir quiconque à son style de vie… C’est néanmoins le plus célèbre des indianistes français, l’universitaire Louis Renou (1896-1966), professeur à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études, qui va l’encourager à transmettre ses connaissances. Il faut attendre 1960, et le retour en France, pour qu’Alain Daniélou se mette à l’ouvrage. Les dieux ne lui avaient-ils pas adressé un signe ? « Je m’étais installé à Bénarès et intégré à un mode de vie qui semblait devoir durer toujours. Toutefois, depuis quelque temps, le Gange qui baignait les pieds de la maison s’en était écarté, laissant un banc de sable, et cela m’avait inquiété. C’était une sorte d’indice ; le fleuve sacré s’éloignait de moi. Je n’avais donc qu’à obéir. Mais c’est avec une nostalgie profonde que je suis parti vers une autre vie, préférant ne pas regarder en arrière ni conserver de liens. Une rupture aussi profonde ne permet pas de retour » (16). Après « un Breton en Inde », c’est le tour d’« un Hindou à Paris », deuxième acte d’une vie qui transforme l’esthète en écrivain. Philosophie, religion, musique, architecture… traductions, expositions, concerts… Alain Daniélou multiplie les entrées et les champs d’investigation afin de transmettre un mode de penser, expliquer les subtilités de la métaphysique et de la cosmologie de « la seule des grandes civilisations du monde antique qui ait survécu ». Son travail salué par les indianistes Louis Renou et Jean Varenne a néanmoins subi la critique, mais Alain Daniélou ne cherchait pas la reconnaissance. Son but était autre que « scientifique ». « Tout savoir, toute pensée organisée, l’étude de n’importe quelle question passaient désormais pour moi, plus ou moins consciemment, par le filtre des six méthodes dont les conclusions souvent contradictoires permettent une approche équilibrée des problèmes. Ces méthodes que les hindous appellent des « points de vue » (darshana) sont la cosmologie proprement dite le « mesurable » (sâmkhya) qui replace toute question dans le cadre des structures universelles ou macrocosme, le yoga qui l’envisage par rapport à l’univers intérieur de l’homme ou micorcosme, les « rites » (mîmânsa) qui permettent d’expérimenter les liens entre l’humain et le surnaturel, la métaphysique (védanta) qui s’intéresse au monde surprasensible et invisible. Le vaishéshika, l’approche expérimentale ou scientifique, par contre, est concernée par le monde tel qu’il est perçu par les sens, tandis que la logique (nyaya) permet d’établir les correspondances. À ceci s’ajoute l’étude de la nature du langage (vyâkarana), instrument approximatif de formulation et de communication de l’expérience des sens qui permet aussi de cerner les contours de la pensée, mais dont il faut comprendre les limites afin de prendre des mots pour des idées » (17).
Le fin connaisseur de l’Inde obtient ses lettres de créance par l’Unesco (Anthologie de la musique classique de l’Inde, 1 962), puis le prix Unesco de la musique en 1981, est couronné par l’Académie française (Histoire de l’Inde, 1 971) et accumule les distinctions tant en Inde qu’en France, en Allemagne ou en Italie… Alain Daniélou fait certes figure d’intellectuel, mais si ces ouvrages ont remporté un tel succès et sont réédités depuis quarante ans, n’est-ce pas que le lecteur y retrouve la vitalité d’un auteur original et multiple. « Pour moi, la recherche des valeurs spirituelles n'est pas séparée de la vie quotidienne, de l’humour, du plaisir de vivre. Je n’ai jamais eu un corps et une âme séparés » (18). Le savoir est, selon Alain Daniélou, un sacerdoce, un héritage qu’on a le devoir de développer et de transmettre… avec sagesse. « Il est des formes de savoir qu’il n’est pas bon de transmettre à des êtres ambitieux et irresponsables » (19). En étudiant et en interprétant la civilisation indienne, Alain Daniélou a finalement approché l’universel, jeté un pont entre les traditions de l’âge du Fer, entre les Upanishad et les Mabinogion, entre l’Orient et l’Occident. «Les sources religieuses de l’Europe sont les mêmes que celles de l’Inde et nous n’en avons perdu la trace qu’à une époque relativement récente. La légende selon laquelle Dionysos avait séjourné en Inde est une allusion à l’identité de son culte avec la religion indienne. La redécouverte, à l’orée du XXe siècle, de la civilisation crétoise, heureuse et pacifique, et de sa religion, si proche du Shivaïsme, qui apparaît comme une prémonition des civilisations occidentales, peut être considérée comme une prémonition, un retour à ce que Toynbee appelle une vraie religion » (20). Cette exploration heureuse qu’il a menée dans « Shiva et Dionysos », est qualifiée de « continuum » par Anne Prunet. «L’appréhension du monde se fait chez Daniélou par différents moyens d’expression : musique, danse, arts plastiques, écriture convergent pour permettre à l’homme de saisir le monde, sur un plan intellectuel comme sensoriel. Alain Daniélou, plus qu’un spécialiste cantonné à un seul domaine d’étude est un ouvreur de porte. Son rôle de passeur entre Orient et Occident témoigne de cette volonté d’esquisser des pistes, d’ébaucher des chemins dans lesquels d’autres s’aventureront peut-être plus avant» (21.
À lire et à relire Alain Daniélou, on se prend à réinterpréter les rites et mystères qui nimbent la culture bretonne, par exemple ces sacrifices de barbes et de cheveux au pardon de Saint-Nicodème à Pluméliau ou de Notre-Dame de Quelven à Guern… rites connus et toujours pratiqués en Inde, un exemple parmi tant d’autres qui maillent et ensemencent une civilisation à l’extrême Occident. La Bretagne a sans doute un enseignement à prendre pour se réapproprier sa nature originelle : « C’est dans l’amour de l’œuvre divine, de la beauté des corps, et dans l’intensité du bonheur et du plaisir que l’on est le plus proche de l’état divin » (22)
Bernard Rio
Musicologie
Alain Daniélou est également connu comme musicologue. Il est l’inventeur de «Semantic», un appareil pour jouer de la musique indienne avec 36 notes à l’octave. Outre ses travaux sur les musiques de l’Inde, couronnés par l’Unesco, il a dirigé l’école de musique de Rabindranath Tagore à Shantiniketan, l’Institut international d’études comparatives de la musique à Berlin en 1963 puis l’institut de musique de Venise en 1971.
Bibliographie
Alain Daniélou est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages (essais et fictions) et d’une dizaine de traductions de textes hindous. Son œuvre est traduite en anglais, espagnol, italien, allemand, portugais, japonais, hindi, etc. Le catalogue des œuvres d’Alain Daniélou, a fait l’objet d’une publication sous le titre « Le parcours multiple », édité par le Centre Alain Daniélou, Zagarolo, Rome, 2004 Publication d’une lettre trimestrielle téléchargeable sur le site internet : www.alaindanielou.org Anne Prunet : « Poétiques du voyage au vingtième siècle », Astrolabe N°14, juillet 2007, CRLV, Paris IV-Sorbonne; « Victor Segalen et Alain Daniélou : palimpseste littéraire : entre terre natale et terre d’élection», colloque international : « Dynamisme linguistique et souveraineté des cultures, Tunis, 15-17 avril 2010, actes à paraître, Institut Supérieur des Langues de Tunis, Edition Imprimerie Nationale Tunisienne. Sur la famille d’Alain Daniélou : « Charles Daniélou, 1878-1953 : Itinéraire politique d’un Finistérien », Patrick Gourlay, Presses Universitaires de Rennes, 1996 « Madeleine Daniélou », Blandine-D. Berger, éditions Le Cerf 2002
Notes
Les références et citations présentées dans cet article sont extraites des ouvrages suivants :
« Le tour du monde en 1936 », Alain Daniélou, éditions Flammarion 1987, réédition Le Rocher 2007
« Le chemin du labyrinthe, souvenirs d’Orient et d’Occident », éditions Robert Laffont 1981, réédition Le Rocher 1993, nouvelle édition l'Age d'Homme 2015;
« Les quatre sens de la vie », éditions Le Rocher, 2000
« Shiva et Dionysos », éditions Fayard, 1 979 Notes (suite)
1-7) Alain Daniélou «Le tour du monde en 1936». éditions Flammarion 1987
2-21) Anne Prunet « Poétiques du voyage au vingtième siècle », 2007, CRLV, Paris IV-Sorbonne
3-4-5-6-8-11-12-13-14-15-16-17-18-19) Alain Daniélou «Le chemin du labyrinthe» souvenirs d’Orient et d’Occident », éditions Robert Laffont 1981, réédition L'Age d'Homme 2015;
9) « Bénarès, la cité des sages nus : les écrivains et leur pays d’élection », Le Figaro, 10 juillet 1987
10) Anne Prunet « Victor Segalen et Alain Daniélou : palimpseste littéraire : entre terre natale et terre d’élection», colloque international : « Dynamisme linguistique et souveraineté des cultures, Tunis, 15-17 avril 2010 20-22) Alain Daniélou « Shiva et Dionysos », éditions Fayard, 1979