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Sommaire
Introduction : Les couleurs de la rivière
Aller à la source : Bénie soit la pluie – La chance de la Bretagne – Et le druide fit le saumon – Les saints bretons veillent sur les fontaines – Une mémoire très ancienne – Savoir lire une rivière – Le retour du père Castor - Un chien d’eau sur la lande
Eaux rapide : Éloge du courant – De l’impétuosité de la crue – A chaque espèce sa vitesse – Au pêcheur à la mouche Salut l’Artiste – La pêche comme une parabole - Trio de truites - La chênaie hêtraie – Salicylique : Du saule à l’aspirine - Les oiseaux des berges – Le saumon royal
Eaux lentes : L’art du méandre – Les tracés se modifient – Le jaune des eaux calmes – Au domaine de l’anguille -Volatile et volubile, l’hirondelle - Du bras mort à la forêt humide – Les poissons de l’eau lente : Indigènes et immigrés - La végétation du frai - Vol au-dessus d’un nid d’amour : les libellules - Moulins, meuniers et meunières
Vallées inondables - Hautes eaux dans les basses terres – Le vertige de la crue – Hommage à la clandestine - Petites bêtes du bord de l’eau - Le brochet, un chasseur menacé - Le sursis de l’eau
Estuaires : À propos d’un mouvement – Le mélange des eaux – Le bar monte avec le flot – Le barrage d’Arzal - Bouchon vaseux - L’anguille aux œufs d’or - Oiseaux d’eau - Du sel et du sédiment
Bibliographie
Index des espèces citées
Introduction : Les couleurs de la rivière
Pêcheurs, mariniers, éclusiers, meuniers… Il y a un certain nombre de personnes qui ne peuvent se passer de la rivière pour vivre et travailler. Il y a aussi des dilettantes qui vont et viennent au bord de l’eau sans aucune raison que le plaisir vagabond. C’est mon cas. La rivière a toujours fait partie de mon paysage où que j’aille et quoi que je fasse de mes journées. Je me promène et je me nourris de réflexions au fil du Blavet, du Scorff, de l’Oust, de la Vilaine, de la Loire… Rivières de mon enfance et de mon environnement immédiat. Ce livre rassemble des observations de passant, des impressions et des épisodes éparpillés dans le temps et la Bretagne. Je me suis souvenu en l’écrivant de personnes qui m’ont appris à lire la rivière. C’est à elles que je dois quelques-uns des moments et des idées qui jalonnent ces digressions de la source à l’estuaire, qui ponctuent chacun des états de la rivière : jaillissante à la source, intrépide à ses débuts, apaisée dans les méandres de la vallée, exploratrice des basses terres à la fin de l’hiver et finalement unie à l’immensité pour une danse maritale et maritime.
Lorsque Jean-Louis Lemoigne m’a montré les images de ses propres déambulations fluviatiles, j’ai compris que la rivière, à laquelle nous nous référons tous les deux, illustrait un monde sauvage. J’ai alors perçu une distinction non plus entre les hommes qui œuvraient avec la rivière et ceux qui en tiraient une jouissance intellectuelle, mais entre les personnes qui ne pouvaient se soustraire de la nature et celles qui le pouvaient. Ainsi donc j’ai trouvé l’explication à l’inexplicable enfermement de la Loire et comblement de l’Erdre à Nantes ou de la Marle à Vannes. Il y a des hommes qui peuvent s’affranchir du cours de l’eau jusqu’à l’effacer de leur paysage.
J’admets que je me plais à voir l’eau couler sous les ponts, à l’entendre et à la suivre. Je crois davantage à la vertu d’une bergeronnette qu’à un niveau de vie bitumée. Le disant, je justifie mes écarts de pensée et je vais tenter de brosser un tableau de ces rivières sauvages en rappelant des souvenirs personnels, en citant des acteurs et des témoins de ces courants transarmoricains : des hommes bien entendu mais aussi des insectes, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des mammifères, des plantes et des arbres dont le parti pris n’est pas moins fiable que mes dissidences.
La réalité de la rivière n’est pas due à un regard univoque. Elle est composée de multiples facettes perçues en des milliers de lieux par des milliers d’yeux. Rien n’est moins vrai que la vitesse du courant dans le bouillonnement d’une cascade. Rien n’est moins intangible que la limpidité de l’eau car le monde aquatique fluctue en permanence. Pourtant l’eau peut être cristalline un instant pour se teinter de bleu, de jaune, de rouge, de noir l’instant suivant. Les couleurs de la rivière ne sont néanmoins jamais primaires et jamais homogènes. Avant, pendant, après une pluie, l’eau courante se nuance des couleurs du ciel et de la terre.
La rivière ensemencée de particules ne ressemble plus à l’onde migratrice qui précède l’orage. Elle n’est plus tout à fait la même. Tandis que je m’abrite sous le chêne courtisan, j’assiste à sa métamorphose. Les gouttes de pluie qui explosent à la surface ne produisent pas le même effet que les eaux pluvieuses qui ruissellent et gonflent son cours. Le voile d’un nuage et l’ombre portée des arbres à la réapparition du soleil forment des contrastes saisissants mais éphémères.
Chaque rivière que je fréquente possède sa gamme de coloris. Et chacune s’apprête dans un ton différent pour surprendre mon regard à chacune de mes approches. Le peintre et le pêcheur cernent le mieux ce jeu subtil puisqu’ils visent, tous deux, à en capter les secrets colorés et empoissonnés en déployant les artifices de leurs propres palettes : pinceaux et lignes, tubes et mouches de couleur.
Définir la rivière, c’est esquisser une esthétique qui ne saurait être que personnelle. Rien ne saurait être moins juste puisque vu à la façon de chacun, dans l’incertitude d’un instant. L’eau boueuse de la Sèvre nantaise en crue ne ressemble aucunement à une autre eau boueuse. Ce n’est pas le même ocre que le pisé argileux de la Vilaine qui dévale à Folleux. À la fonte des neiges de février dernier, les eaux de Corlay reflétaient un éclat gris opaque tandis que je notais, le jour même et à moins de dix kilomètres de distance, un vert blanchâtre dans le cours du Daoulas.
L’effet du soleil n’est pas moins troublant qu’une averse de pluie ou de neige. De prime abord, une eau estivale apparaît claire. Le pêcheur et le baigneur en voient si bien le fond que le moindre geste éloigne les truites qui se remisent sous les rochers. Cette eau rafraîchissante étincelle d’or et d’argent et nos yeux pareillement éblouis ne peuvent déceler immédiatement l’enluminure. Pour que la transparence de la rivière devienne évidente, il faut qu’un nuage blanchisse le ciel, alors seulement le cristal de l’eau s’épure de la blondeur solaire.
Les couleurs d’une rivière dépendent de la lumière du jour : un ciel uniformément gris ou bleu ne rehausse pas les courants et n’éclaire pas les trous d’eau comme un ciel bigarré et traversé de cirrus peut le faire.
Avant que le soleil se lève, lorsque la brume flotte sur l’eau, la rivière s’écoule sans reflet et sans éclat, paraphée par l’heure encore bleuie de la nuit. Elle n’est pas encore sortie des limbes mais déjà un concert d’invisibles oiseaux annonce l’incandescence du jour. Les ombres lentement s’effacent dans le décor aquarellé des balsamines et des sureaux, la rivière emmitouflée de verdure attend le jour pour s’habiller des couleurs du temps qu’il fait. Son monde s’accorde avec elle : la grenouille dans les herbes, la libellule dans l’air, le martin-pêcheur sur la branche, le saumon dans les rapides, le brochet embusqué dans les roseaux. Et l’homme sur son chemin, pointant le bout de ses souliers ou levant les yeux au ciel, cherchant ce qu’il ne trouve pas en ville, trouvant ce qu’il ne cherchait pas : son ego dans le courant de la vie.