Le chemin de terre est, en Bretagne, la relique d’un paysage au temps paysan. Ces chemins d’un autre âge mériteraient d’être inscrits à l’inventaire des Monuments historiques tant ils illustrent une civilisation balisée de calvaires et de fontaines, de fours et de moulins. Le chemin creux s’est enfoncé dans la terre au fil des siècles. Il s’est étayé de talus maçonnés, s’est coiffé de houx, chênes et châtaigniers. Séculaire, il tomberait en déshérence s’il n’était plus arpenté. En effet, tout chemin est vite oublié s’il cesse d’être parcouru. Au mieux, les ronces barrent le passage tandis que les fougères et les genêts le colonisent. Au, pire, la pelleteuse l’arase pour élargir un champ ou une route. Jadis, la fermeture d’un chemin précédait la mort du village auquel il menait.
Aujourd’hui, son ouverture, voire sa réouverture, aux marcheurs annonce un regain. Le chemin creux fut d’abord de labeur, mais il fut aussi chemin de pèlerinage, de noces, de contrebande et d’insurrections. Le suivre revient à faire l’école buissonnière, à apprendre l’histoire et la géographie du pays où il sinue. Un vieux chemin creux n’est pas un raccourci mais une liaison vagabonde. Il dédaigne la perpendiculaire et réfrène le pas rapide du voyageur pressé en multipliant les détours et les circonvolutions. En Bretagne, les chemins aventureux n’ont-ils pas précédé les chansons de la geste arthurienne ?
Editions Sud Ouest 2005 ISBN : 2-87901-633-9
La Bretagne des chemins creux
Un jour de juin, au détour d’un chemin pentu à Langolen, dans un rai de lumière abrupte, une vipère péliade attendait un campagnol à déjeuner. Un autre jour printanier, marchant vers le Bois-Jahan, à Barbechat c’est une salamandre qui s’apprêtait à surmonter un talus. Chemin faisant la liste des rencontres impromptues est longue, du capucin fébrile au lucane cerf-volant, il y a foule à fréquenter les anciennes voies. J'y bonjoure toujours à l’improviste car aucun rendez-vous n’a raison de mon allure aléatoire. Je ne présume ni de l’importance ni de la nécessité d’un chemin car je ne sais à l’avance ce qu’il me réserve. D’autre part je n’aime ni la moyenne horaire ni la performance kilométrique et il m’arrive souvent de traîner et de me détourner d’une ligne trop droite. La sinuosité pourrait être ma règle de passant dans les creux du paysage. Une règle coutumière dans les chemins d’aventure et d’exception sur les voies ordinaires.
Le chemin ordinaire ne voit pas où il va quand bien même il annonce ses destinations sur des panneaux à géométrie invariable. C’est le chemin qui aboutit à sa fin, à un nul part institutionnel où il faudrait débarquer puisqu’enfin arrivé. Son objet est de ramener le vagabond dans le monde auquel il aurait tenté de se soustraire. C’est le chemin qui tire un trait de A à Z, linéaire et normalisé, gravillonné et enrobé, le chemin d’exploitation de ceux qui prétendent savoir où ils vont.
Le chemin aventureux sait où il mène même quand aucune borne ne balise ses carrefours. C’est le chemin qui vire sans cesse, croise et décroise les filets d’eau, s’ébouriffe de scolopendres, se luxure de digitales. C’est le chemin qui va au-delà des apparences et des stationnements finaux. Son objet est la contrebande des âmes. L’emprunter c’est méconnaître son point d’arrivée car chaque pas dévide la quenouille de la vie et chaque instant s’atourne d’une approximative immortalité.
Il existe ainsi deux sortes de chemin pour marcher. Le chemin ordinaire pour filer droit par temps d’azur et le chemin d’aventure pour se défiler aux quatre saisons, se tordre l’esprit autant que les chevilles, patauger après le passage d’accortes bouseuses, se priver de soleil et oublier le vent pour enfin bailler son droit de passage en jurant que ce n’est plus possible de se fier à une carte innommable.
Il y a deux chemins celui qui va et celui qui ne va pas, celui qui s’ennuie et celui qui s’enfuit. Pour se perdre en chemin, il ne faut pas faire semblant de marcher. C’est une question d’habitude. Par habitude, j’entends un hasard mâtiné d’instinct un jour où cela se peut que j’aille là où je ne m’y attendais pas et que je me pose ici bas où le bon dieu a permis que j’arrive. C’est simple comme bonjour et mauvais jour, il y a deux sortes de pays, deux sortes de chemins, deux sortes de marches, deux sortes de saisons, deux sortes de sorties mais mille ou une seule chance de se découvrir un instant à mi-voie.
Pour suivre un chemin d’aventure, je mets un pied devant l’autre et je me laisse le temps de faire mon chemin. Dans notre civilisation de l’autoroute et de la climatisation, j’ai dû apprendre à marcher pour m’en aller dans le monde grouillant et fourmillant. J’ai dû apprivoiser mon pas de marcheur afin d’entendre le pouls du monde où je cheminais.
La marche peut-elle s’apparenter à une écriture ? Le chemin suivrait-il, serait-il une ligne ? Tandis que j’écris ces mots, mon esprit vagabonde déjà dehors et lorsque je marche ma pensée trotte à vive allure. Toute chose imprévisible que j’entrevois et que je surprends amène une idée et un plaisir tout aussi fugitifs.
Après que le soleil ait pulvérisé la rosée du matin, après avoir abandonné l’idée que je me faisais de l’itinéraire, il advient qu’une vipère péliade, qu’une salamandre, qu’un lièvre, qu’un lucane, qu’un geai, qu’un écureuil me tirent leur révérence pas plus étonnés que cela de m’apercevoir l’œil rond et la bouche bée au détour du talus moussu. C’est signe que j’ai trouvé ma voie, que je suis au milieu. D’ordinaire les créatures sauvages fuient l’homme. Ce serait donc que je me serais ensauvagé en si bon chemin !
Libre de passage et perdu pour l’autoroute ! C’est alors que le chemin devient mon livre pratique, ma bibliothèque, mon université. C’est alors que je fête les anniversaires à répétition : le fusain en janvier, l’hépatique en février, le pissenlit en mars, l’ortie blanche en avril, l’iris jaune en mai, la fléole des prés en juin, l’armoise en juillet, la myrtille en août, la vipérine en septembre, la châtaigne en octobre, l’ellébore en novembre, le houx en décembre…
Les occasions de faire rouler les cailloux entre deux talus ne manquent jamais et la demoiselle quiètement posée sur la queue d’une fougère aigle ne me démentira pas. Le spectacle est immanent au cheminement. Jamais le même, toujours couru. Hier soir, un pigeon a croisé un renard. Il ne reste que les plumes du ramier pour imaginer le dialogue animal au coin du bois. Une bande d’amanites tue-mouche encercle un bouleau, hommage lige des féodaux écarlates au blanc seigneur…
Il y a ce que je vois, ce que j’entends… Il y a ces odeurs et ces couleurs… Il y a dans les chemins d’aventure le présent tissant, ruisselant, bondissant, chantant, crissant, exaltant et parfois une page qui se tourne, un temps qui reflue, une image qui remonte à la surface, un réveil mystérieux, un frisson dans le dos, une bouffée de papier chiffon, un éclis de lumière qu’un invisible bûcheron a projeté en abattant l’arbre de votre raison déjà vacillante. Une conjonction hasardeuse d’instants et d’éléments exhume une cohorte des mailles de l’histoire. Le marcheur se trouve là et c’est à cause de ses pensées incontrôlables que le spectacle recommence.
Quel besoin avons-nous de penser en marchant ? Une idée qui vire dans la tête et clip clap action. Cinquante ans, cinq cents ans plus tard, voilà le temps qui décoiffe les errants. Vous êtes là et vous voyez, vous entendez, vous sentez ce que vous n’imagiez plus. Dans cette saignée de terre engoncée dans les chênes et les houx, à Kermané au-dessus de Loc’h d’Auray, j’ouvre les yeux et les oreilles. Les gars de Joseph Cadoudal, d’Yves Le Thiais, de Jean Rohu montent à Lann-er-Rheu. Nous sommes au matin du 21 juin 1815 et les soldats de Napoléon vont connaître leur Waterloo breton. Dans le chemin d’aventure, je suis les traces des chouans et des faulx-saulniers, des pèlerins montois et des jacquets, des noces et des enterrements, des prêtres et des hérétiques, des écoliers et des renards. Tous sont un jour passés par là ! Honoré de Balzac a mis ses pas dans ceux de François-René de Chateaubriand sur les chemins de Marigny, le savait-il… L’a-t-il croisé en rêve sur le chemin de La Gélinais ?
Inutile d’aller en si bon chemin et de songer à y revenir en se disant que c’est le jour J. Il n’y a pas plus de J que de K. Ce qui est vu aujourd’hui tient du miracle. Et l’éphémère traverse le sentier comme un pic-vert à tire d’aile. Il n’y a pas de bis repetita. Je passe mon chemin et vous laisse le vôtre. Il est l’outil du rêve, la pensée gyrovague.
La vérité du chemin s’épanouit dans le souvenir. Elle ne se fait valoir qu’au recommencement d’une marche sur un autre chemin perdu, un autre jour inattendu.
Il y a deux sortes de chemin mais si d’aventure je ne suis pas d’humeur, je tourne en rond en me disant que ce n’est peut-être pas le jour de pérégriner. Je crains de revenir à mon point de départ sans exclamation, sans interrogation, les souliers à peine poussiéreux, l’esprit raide comme un i, insensible au chant d’un je ne sais quoi d’emplumé, jusqu’à ce que l’égosillement de l’accenteur mouchet atténue la déception. Ce matin-là, je ne vaux pas la peine du vieux chemin, lequel a plus d’honneur que le marcheur dépassé par l’espoir de ce qui ne pouvait être ni perçu ni entraperçu. Il y a deux sortes de chemin, un ordinaire pour se déplacer, un d’aventure pour je ne sais toujours pas quoi ni où et comment ! Les questions gravitent entre deux talus et il me faut aller pour dénicher l’unique réponse à mon brouhaha.
articles de presse
« Mélodie des refrains oubliés. Nostalgie des chemins délaissés… Cette vieille rengaine pourrait accompagner les pages de cet album en couleurs. L’auteur, appareil photographique à la main, est allé à la recherche des chemins creux en Bretagne. Et il a fait bonne pêche.
Abolis par le goudron et l’automobile, les chemins de terre, dans la campagne, se sont peu à peu enfoncés un peu plus dans le sol, la végétation sauvage les a effacés. Mais ils sont toujours là. Il suffit de chercher. Le renouveau de la marche à pied leur apporte une réhabilitation. Inattendue. Méritée.
Pendant des siècles, juste assez larges pour laisser passer une charrette, ils ont reliés les fermes et les hameaux, réseau parallèle, et souvent secret, aux voies officielles. Il suffit de les retrouver pour dégager le passé de toute la province, à peine masqué par les débordements du béton. Et comprendre que le temps n’existait pas, n’était pas mesuré par les chronomètres, mais rythmé par les hommes au pas. « Il faut laisser du temps au temps », disait Mazarin.
Pendant que les tracteurs et les camions couraient sur les grands axes, en un demi-siècle les nimaux sauvages ont fait de tous les chemins délaissés leur abri et leur domaine. Ces marcheurs aventureux qui partent à la découverte de ce silence peuplé, de ce calme protégé contre les décibels, vont devoir mettre la main à la pâte : qui dit piéton dans la campagne, dit défricheur, aujourd’hui. Les arbres et les landes, les ronces et les fondrières les attendent. Cela peut être une partie de plaisir élémentaire, enrichie par des trouvailles : on datera les reliques en siècles ou en millénaires, beau vertige romantique. »
Eric Ollivier - Le Figaro - 24 novembre 2005
« La randonnée est à la mode et Bernard Rio le sait bien, qui a écrit de nombreux ouvrages pour cheminer en Bretagne et ailleurs. Mais ses propres chemins ne sont pas les plus parcourus. Il aime les chemins creux, ceux sans lesquels la Bretagne ne serait pas la Bretagne ! Avant d’autres, il les a patiemment redécouverts. Le chemin creux fut d’abord de labeur mais il fut aussi chemin de pèlerinage, de noces, de contrebande et d’insurrections. Le suivre revient à faire l’école buissonnière, à apprendre l’histoire et la géographie du pays où il sinue. Un chemin creux n’est pas un raccourci mais une liaison vagabonde. Convoquant légendes ou écrivains, faune ou histoire, Bernard Rio se plait dans cette lente découverte du terroir et du souvenir. Il y trouve la réponse à son « brouhaha » intérieur, la direction à suivre. « Il existe ainsi deux sortes de chemins pour marcher. La ligne pour filer droit par temps d’azur et le chemin d’aventure pour se défiler aux quatre saisons, se tordre l’esprit autant que les chevilles, patauger après le passage d’accortes bouseuses, se priver de soleil et oublier le vent pour enfin bailler son droit de passage en jurant que ce n’est plus possible de se fier à une carte innommable ». Un vrai bonheur de cheminer ainsi. S’il en était besoin, les photographies de l’auteur finissent de convaincre le lecteur de mettre ses pas dans les siens, tout au long de ces vingt-huit escapades aux quatre coins de la Bretagne, de la circumambulation de Samson à Landunvez vers le chemin de l’autre à Saint-Aubin-du-Cormier. De la terre à la mer à Plougrescant jusqu’à la feuille de route à Boussay ».
Jean-Yves Paumier - Le Nouvel Ouest - Octobre 2005
« Qui pourrait croire que l’aventure nous attend au détour d’une futaie, le long d’un sentier douanier ou au sortir d’un chemin creux ? Les vingt-huit parcours que Bernard Rio a pratiqués sont de réelles invitations au voyage en Bretagne. A sa suite le lecteur s’y engage et se voit conter l’histoire du lieu, ici la fuite des chouans, là la promenade de Paul Gauguin. L’auteur-photographe tire sa révérence au « peuple de l’herbe’ et salue les habitants des lieux, agriculteur, apiculteur, conteur… Cheminde halage, ancienne voie romaine, sentier côtier, parcours de légendes, route des calvaires… les balades que ce soit à Guérande, Saint-Jean-la-Poterie, sSint-Aubin-du-Cormier ou encore Landunvez donnent aussi matière à des réflexions environnementales, des visites archéologiques, des marches religieuses. A ce guide de promenade poétique est adjointe une carte de Bretagne mentionnant chaque chemin ainsi que les références cartographiques – de quoi battre la campagne très facilement ».
Gaëlle Poyade - ArMen - mars 2006