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Les 400 culs

Chronique d'Agnès Giart sur le blog de Libération.fr

 

08/01/2014

«Epingler» l’homme de sa vie

Nous jetons des pièces de monnaie dans les fontaines pour que nos voeux se réalisent. En Bretagne, on jette des épingles: «Je veux un amoureux.» Pourquoi ? Dans un livre débordant d’énigmes et d’images, le spécialiste du patrimoine breton Bernard Rio explore les dessous de ces étranges croyances qui se perpétuent encore, un peu, de nos jours.

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Si vous cherchez un homme à marier, ou à aimer (soyons moderne), rien de plus facile: partez dans le Morbihan, à Augan, pour visiter la grotte de l’ermite, trouvez une fissure dans la roche et plantez-y des épingles… En 1484, un seigneur révolté s’était réfugié là, pour sauver sa tête et avait fini par goûter si fort à la vie d’anachorète qu’il s’en était fait une mission. Il s’appelait Yvon Harscouet et les gens du pays, à force de le voir repriser ses vêtements en loque devant l’entrée de la grotte, avaient fini par l’appeler Saint Couturier. L’Eglise ne l’a jamais canonisé, mais en Bretagne l’affaire est entendue: Couturier est un saint. «A sa mort, l’ermitage de Saint-Couturier devint un lieu de pèlerinage. Le peuple y plaça une petite statue, laquelle fut vénérée par les jeunes filles à marier. Les épingles, qui servaient à recoudre les vêtements du saint, devinrent des ex-voto. Les pèlerins les fichaient dans la statue et dans les interstices du rocher.»


Bernard Rio, qui parcourt en tous sens la Bretagne depuis 1985, traquant les vestiges de cultes anciens et de lieux magiques, affirme que l’efficacité de ce rituel était reconnue jusqu’au début du 20e siècle, même dans les plus hautes sphères de la société. Le marquis de Bellevue racontait ainsi qu’en 1837 une de ses grands-tantes «avait piqué dans la grotte de Saint-Couturier trois épingles ; l’une était petite, l’autre longue, la troisième se tordit en pénétrant dans la fente du rocher. Or, dans cette même année, la main de celle qui craignait de voir sur ses cheveux blonds la coiffe redoutée de sainte Catherine (1) fut demandée par trois prétendants: un petit, un grand et un bossu». Ces superstitions n’étaient guère prisées par le clergé. En 1835, la statue de Saint-Couturier  ressemble tellement à un fétiche vaudou qu’un abbé l’enlève et, avec la complicité de deux autres prêtres, va l’enterrer au cimetière «à l’endroit réservé à la sépulture des enfants morts sans baptême.» Le peuple est privé de son objet de culte, mais qu’importe: il y a d’autres statues ailleurs.

A Perros-Guirrec, les jeunes filles plantent une épingle dans le nez du saint, dont la statue est en bois. Si l’épingle tient, c’est bon signe: le mariage aura lieu dans l’année. Le nez du saint ne résiste pas aux dévotions intéressées des jeunes filles. En 1904, son effigie défigurée est remplacée par une statue de granite, mais en vain: des touristes «perpétuent» la coutume et la sainte face de Guirec se creuse d’année en année.
Au Pertre, c’est dans les pieds de Saint Lénard que les épingles sont fichées. Ses orteils ressemblent à des pelotes d’épingle, signe que certaines continuent de pratiquer le rituel. Pourquoi ? Parce que les pieds, tout comme le nez, sont des symboles phalliques, répond Bernard Rio: planter une épingle dedans c’est comme «ferrer le poisson ». «Ne dit-on pas d’une célibataire qu’elle cherche chaussure à son pied? Bien avant  que l’expression «prendre son pied» ne devienne populaire, il existait dans l’Europe médiévale un culte et un fonctionnement érotique du pied». 

Dans son livre Le Cul bénit, guide illustré de la Bretagne érotique, Bernard Rio relève encore trois autres lieux de culte similaire: A Bazouges-la-Pérouse, les filles viennent «piquer» les pieds de la statue de Saint-Mathurin et certaines visent les anfractuosités du bois afin que le message soit clair : «Je veux qu’il m’épingle.» Aux Moutiers-en-Retz et à la chapelle de Prigny, des dizaines de tiges d’acier ornent encore de nos jours les pieds de la statue de Sainte-Guénolé. Qu’il s’agisse d’une sainte ne change rien au symbolisme du rituel : cribler le pied d’une statue, c’est faire un appel du pied au destin. «Le pied, situé à l’extrêmité du corps, est l’affirmation d’une impulsion, explique Bernard Rio. Lorsqu’une jeune fille sollicite un saint (qu’il soit mâle ou femelle), elle s’attache symboliquement à ses pieds pour aller de l’avant. Ce rituel équivaut à un premier pas.» Bernard Rio note d’ailleurs que suivant un renversement symbolique, la statue de saint-Guénolé -pendant masculin de Sainte Guénolé- fait l’objet à Brest d’une vénération d’un genre plus qu’explicite : au 19e siècle, un voyageur scandalisé raconte que le bois de sa «cheville » est râpé puis avalé avec de l’eau par les femmes inféconde. Le mot «cheville» désigne le pénis et, comme le note malicieusement Bernard Rio, ce culte priapique a, jusqu’au début du 20e siècle, un succès tel que la «cheville» du saint doit régulièrement être remplacée. 

Autre lieux de cultes bizarres : les fontaines. «L’usage le plus fréquent consiste à y jeter des épingles. A Trébabu, c’est à la fontaine de Notre-Dame du Val que les garçons et les filles se rendent pour consulter l’oracle en jetant des épingles dans le bassin. Si l’épingle flotte, c’est bon signe. Même diagnostic à la fontaine Saint-Ourzal à Porspoder, à la fontaine Sainte-Barbe au Faouët, à la fontaine de Bougès à Saint Thégonnec, à la fontaine Saint Séni à Guisseny et à la fontaine des filles à marier au Folgoët. (2)» Pour Bernard Rio, le symbolisme est transparent : tremper une épingle, c’est mélanger des principes mâles et femelles. Il en veut pour preuve quelques détails révélateurs : le nom breton de la fontaine Saint-Seni par exemple est Sant Sutig, du breton Sut, "sifflet", c’est à dire "pénis". Et dans la fontaine Sainte-Barbe, il y a une cuve de bois avec une fente : pour savoir si elles se marieront dans l’année, les filles doivent  -dos tourné au bassin- lancer une épingle dans l’eau. Si l’épingle pénètre dans la fente au fond de la cuve, les noces sont assurées ! «La jeune fille qui fait l’offrande d’épingles à la fontaine n’est plus une fillette. Elle affirme son désir d’émancipation familiale, sociale et sexuelle», conclut Bernard Rio, qui ajoute : vient alors pour elle le moment fatidique, celui qui la fait passer «de l'épingle à l'aiguille, du désir inaccompli au passage à l'acte».

L'aiguille bisexuelle fera l'objet de mon prochain article. Rendez-vous lundi.

"Le cul bénit, amour sacré et passions profanes", de Bernard Rio, préface de Michel Maffesoli, éditions Coop Breizh, 25 euros.

(1) Elle craignait de rester vieille fille. La coutume veut en effet que le 25 novembre, en hommage à leur sainte patronne - Sainte Catherine - on célèbre la fête des vierges (filles à marier ou vieilles filles) et la fête des couturières en allant, si l'on n'est pas fiancée, poser un voile sur la tête de la statue afin de s'en attirer les faveurs. Le voile est nuptial, bien sûr. Et il faut le faire tenir avec des épingles. Toutes les filles à marier, selon l'expression "coiffent Sainte Catherine" mais passé un certain âge, il y en a qui deviennent définitivement coiffées. 

(2) Il y a encore un autre endroit pour trouver le vit de son âme et l'homme de sa vie… Entre le port et la côte de la commune Le Croisic (Loire-Atlantique à 28 km à l’ouest de St-Nazaire) se trouve la chapelle Saint Goustan. Près de cette chapelle, il y a un rocher dont on dit que s’y trouve l’empreinte d’un corps. Les femmes célibataires lançaient autrefois des épingles vers une fissure de ce rocher. «Si elles réusissaient du premier coup à en ficher une, elles se marieraient dans l’année, sinon, il leur fallait attendre autant d’années qu’elles avaient dû jeter d’épingle.» Même chose à Plouvien (Finistère) : la fontaine sacrée de la chapelle Saint-Jean-Balanant est longtemps réputée pour indiquer aux filles quand leur voeu de mariage sera exaucé : si l’épingle qu’elles y jettent surnage, ce sera dans l’année. (source: Guide des lieux insolites et secrets de Bretagne, par Alain Dag'Naud).

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