Deux articles consacrés à Michel Déon parus dans Ar Men, 2011, et dans le Saint-Hubert, 2010
Michel Déon, baladin du monde occidental
Tynagh, une bourgade du comté de Galways en Irlande. Deux kilomètres à l’écart, Old Rectory, il n’y a plus de recteur dans l’ancien presbytère ni de messe dans la chapelle désaffectée. Depuis une trentaine d’années, l’hôte des lieux s’appelle Michel Déon mais les Irish draught de Chantal Déon sont ici plus réputés que les œuvres de l’académicien français. Bien que le film adapté du roman « un taxi mauve » figure bon an mal an au programme de la RTE, la télévision nationale irlandaise, ce sont les prouesses des champions issus des haras de Tynagh qui enflamment les conversations des voisins, toujours aussi férus de courses et d’enjeux. La primauté des chevaux sur l’homme de lettres ne semble guère léser Michel Déon, satisfait de sa quiétude, heureux de se promener à Portumna, au bord du lough Derg, et de lier conversation avec des anonymes qui le connaissent comme un habitué des lieux, un marcheur aussi infatigable que Quarto, un fougueux Braque de Weimar. Aujourd’hui, nous marcherons deux petites heures dans les bois et les roselières en devisant de l’Irlande et des Irlandais, des écrivains et de leurs livres… En l’absence du chien, affublé du nom d’une collection des éditions Gallimard où ont été rassemblés plusieurs romans, compagnon particulièrement doué pour lever les faisans et débusquer les chevreuils couchés sous les hêtres, le maître chasse les idées convenues. Il serait impropre de parler d’exil en Irlande pas plus qu’il ne fût auparavant exilé en Grèce. « Après la guerre, je n’avais qu’une pensée : bouger. J’ai toujours vécu à l’étranger, en Italie, au Portugal, en Grèce ». Depuis bientôt quarante ans, c’est ici qu’il vit et qu’il écrit, naturellement discret puisqu’invité. « Quand vous résidez à l’étranger, vous ne devez pas prendre parti dans les affaires du pays qui vous accueille. Vous pouvez être indigné mais il vous faut demeurer spectateur ». Cette discrétion est une pudeur qui sied à l’homme écrivant l’amour et l’amitié, célébrant la vie qui court et les souvenirs qui affluent avec les ans. Installé en Irlande, après le succès des « poneys sauvages », l’écrivain a définitivement quitté l’île de Spetsai lorsqu’il a perdu l’amitié des Hellènes débauchés par le tourisme de masse. Il a trouvé dans les vents et les pluies du nord-ouest une nouvelle vigueur, une raison de ne pas déchanter du monde. Il ne craint d’ailleurs pas de vagabonder sous la pluie et de revenir trempé à la maison. Imprégné de ce pays humide et tourbeux, l’écrivain français a adopté l’humour du cru. « Quand vous marchez dans la rue et qu’il pleut, on vous fait la réflexion qu’il n’y a pas de vent ». Fuyant une Grèce devenue mercantile, il a aussi trouvé refuge en Irlande par curiosité intellectuelle et affection. Jacques Chardonne et Fernando Pessoa l’avaient attiré au Portugal, André Fraigneau et Georges Séféris l’avaient conduit en Grèce. Pour l’Irlande ce fut Jonathan Swift, James Joyce, William-Butler Yeats et même Brendan Behan qui incarne à ses yeux « le génie brouillon et fracassant de l’Irlande, une brutale réaction contre l’engourdissement rêveur auquel prédispose un décor comme celui que découpe ma fenêtre. Behan est l’anti-Yeats et pourtant on peut aller de l’un à l’autre sans être dérouté. Comme le « tout est dans tout » de la philosophie, « tout est dans l’Irlande ». (Je me suis beaucoup promené, p 78) ». Cet occident rêvé est-il vraiment une exception en Europe ? Tournant le dos au « développement » touristique si fatal à la noblesse et à la grâce de la civilisation grecque, Michel Déon n’a-t-il pas été rattrapé par le dragon économique dans son refuge du Connemara ? À l'instar des « pages grecques » écrites en 1960 et 1965, souvenirs d’un temps disparu, les pages irlandaises de « Cavalier, passe ton chemin », dont le titre est emprunté à un poème de Yeats, ne témoignent-elles pas d’une société clanique condamnée par une consommation boulimique ? En 1993, l’écrivain confiait dans un entretien accordé à sa fille Alice (page 132) : « Il semble que l’impetus naturel de l’Irlande ait trouvé dans les difficultés matérielles, comme dans la censure morale et religieuse de la jeune république, un terrain particulièrement favorable à son irrédentisme et à son esprit rebelle. Dans le combat contre une autorité occulte, sournoise et tracassière, la culture irlandaise surmontait son idiosyncrasie et s’adressait au monde occidental sans aucune humilité, traitant d’égal à égal avec d’autant plus de naturel qu’elle était consciente d’apporter du sang nouveau, une pensée révolutionnaire fort éloignée des berquinades que l’on aurait pu attendre de ce pays serré au collet par l’église ». Seize ans plus tard, l’abondance a malheureusement érodé cette âme singulière. « ô mes enfants, qu’êtes-vous en train de faire d’un des plus poétiques pays d’Europe. La prospérité s’est abattue sur l’Irlande comme la pédophilie sur le bas clergé », s’exclame-il dans « Cavalier passe ton chemin ». Sur les bords du lough Derg, Michel Déon suspend un instant son pas et avoue sa crainte. « L’Irlande est en danger. C’était un pays pauvre où on ne vivait pas mal. C’est devenu un pays où les gens vivent à crédit. Il existe des similitudes entre la Grèce et l’Irlande. Ces deux pays ont été occupés pendant plusieurs siècles, la Grèce par les Turcs, l’Irlande par les Anglais, et ont obtenu leur indépendance à la même époque : la Grèce en 1911, l’Irlande en 1922. Les hommes ont appris à mentir et à tricher pour survivre. Lorsque ces pays ne sont plus occupés, le mensonge devient roi. Une fausse prospérité a ravagé la Grèce ». Comment le contrecoup de la crise économique sera-t-il vécu et interprété ? « Je ne sais pas encore ce que l’Irlande va devenir, sauvée par une sagesse instinctive ou emportée par le flot ». Aux interrogations et aux incertitudes qui encombrent l’horizon, Michel Déon ne répond pas en raisonnant. Peu enclin à défendre un système qui corrompt les cœurs et les âmes, il en appelle aux génies des lieux. C’est aux leprechauns et aux banshees que les Irlandais devront peut-être le salut de leur âme… car le petit peuple qui siège à Benbulden sait la futilité de l’or et de l’argent. « Les hommes n’ont pas besoin de raison mais de surnaturel ». Bienheureux Michel Déon qui n’oublie pas sa jeunesse et qui ne veut toujours pas se conformer à une pensée cauteleuse et aseptisée. Évoquant les prix Nobel de littérature irlandais aussi nombreux que les lauréats français, il qualifie Seamus Heaney de « plus grand poète de langue anglaise », et balaie Jean-Marie Le Clezio : « le triomphe des idées communes » ! Michel Déon ne cherche ni à plaire ni à déplaire. Il dit et il écrit ce qu’il croit juste, une vérité qui ne coïncide pas avec la norme littéraire du happy end et la politique des marchands du temple. En 1970, il écrivait : « si vous me demandez ce que je suis allé faire en Irlande, je vous répondrai que j’en sais rien au juste, et que, de toute façon, il faut bien vivre quelque part. Au fond, il s’agissait peut-être aussi d’une envie, mûrie depuis longtemps, un obscur besoin de pluie, de vent, de prairies vertes, l’attrait que peuvent exercer une terre mouillée, de vastes paysages, la présence de l’Océan et le bruit sourd, continu de la houle se brisant sur les falaises de Moher. L’Europe s’achève ici, plus loin c’est l’aventure. Il arrive que l’on aime toucher du doigt à ses limites et laisser grandir en soi de vieux rêves ». Le temps a passé. L’écrivain a pris la dimension de cette île et de ce peuple. Il s’est replié à l’intérieur des terres. Irlandais à sa manière, c’est-à-dire aussi à l’aise avec son voisin fermier qu’avec ses collègues de l’Académie Française, il ne s’embarrasse pas de protocole. Hors d’âge et sans casquette, car aujourd’hui le soleil brille dans le ciel de Tynagh, il est parti faire sa promenade quotidienne et discouru à bâtons rompus. La romanesque Irlande a adopté cet homme, qui n’était pas arrivé les mains vides. L’écrivain y a puisé une nouvelle inspiration. Il l’a embrassé dans « un taxi mauve » et multiplié les clins d’œil dans son œuvre. Ainsi dans « les poneys sauvages », les quatre héros ont-ils pour maître à penser le professeur Dermot Dewagh, retiré à Killary. Dans « un souvenir » la maison de Sheila a été achetée par « un sacré foutu d’Irlandais ». Dans « la montée du soir », c’est Marie qui « ne saurait renier ses origines celtes », etc. Michel Déon n’a pas fini de rêver et d’écrire. En Irlande, il a découvert un monde où il existe encore des poneys sauvages.