LES MASQUES IRLANDAIS
BERNARD RIO
( Balland/ Juin 2018)
Je me méfie de la pub et m'y suis laissé prendre comme un bleu. Apparu sur le net, deux couvertures, Le Voyage de Mortimer, et celle-ci Les Masques Irlandais, j'ai envoyé valser à la quatrième ligne de la quatrième de couverture : « Mortimer Linskey est-il mort ou en fuite ? Son amie Rebecca part à sa recherche. L'enquête commence dans le port de Younghal, sur la côte irlandaise. Très vite le doute s'insinue dans l'esprit de la jeune femme. » Dans le mien aussi. Une série d'enquêtes policières avec Mortimer en détective chevronné qui s'apprête à nous tenir en haleine dans un thriller empli de suspense et de révélations fracassantes, ai-je in petto diagnostiqué. Me suis repris, Lao-Tseu ne nous a-t-il pas prévenu contre l'homme colérique ?
Le sage avait raison, agir avec colère équivaut à s'embarquer dans une tempête. L'est vrai que le vent souffle fort dans ce roman de Bernard Rio, mais nous pousse loin des contrées habituelles. Nous prend par surprise, au début le lecteur piétine quelque peu comme les Grecs attendant qu'Agamemnon sacrifie sa fille pour que les toiles pourpres des nefs sauvages puissent fondre sur Troie, l'on est dans le labyrinthe, l'intérieur celui des méandres du cerveau de Rebecca, et l'extérieur celui du monde, mais on ne le sait pas, et quand on s'en aperçoit il est trop tard, l'on a déjà mis les pieds dans le dédale des escaliers de la descente aux Enfers.
Le livre est tourné en extérieur. Magnifiques décors, celui de l'Irlande. L'ile verte et pluvieuse. Revêtez votre premier masque, celui du touriste, collines, végétations, monuments, églises, n'oubliez pas le guide en sortant. Cherchez l'erreur, sous la cellophane des apparences, se cache une autre Irlande. Celle des poëtes. Le livre en cite beaucoup, nous n'en retiendrons que deux. Yeats et Joyce. James Joyce, l'immortel auteur d'Ulysse, à lire comme La Divine Comédiedu vingtième siècle, le héros portant le masque de monsieur tout le monde, le crétin congénital moderne, l'écrivain se réservant le rôle de Virgile menant Dante vers la Béatrice aimée. Perfidie de Bernard Rio, ici c'est la femme, faut-il y voir un hommage ou un constat de l'intumescence des mouvements féministes contemporains, qui est en quête de Mortimer – celui qui craint la mort assure une étymologie fantaisiste – Ariane s'aventure sous les voûtes sombres du souterrain. Attention, Joyce nous a prévenu dans la prose hors-sol de Finnegans Wake, les mots sont trompeurs, ne disent pas toujours ce qu'ils semblent vouloir signifier.
Passe encore pour les vocables, portent en eux la gestatoire hérédité de leurs passages par le corps des hommes, mais les individus sont aussi à double-fond, comme autant de masques qui se superposent. Les gens nous manipulent beaucoup plus que l'on ne le croit. Les hasardeuses rencontres de Rebecca se révèleront plus opératives qu'elle ne pressentait. Vous croyez avancer à l'aveuglette mais vous êtes déjà pris en charge guidé et guildé avec la plus grande des sollicitudes sur le chemin de la reconnaissance de soi-même. A chacun ses dettes.
C'est que l'Irlande se meurt. Au même titre que le reste de l'Europe, mais cela n'est pas le propos fondamental – quoique - du livre. La crise économique – qui n'est que le modèle fonctionnel du développement du capitalisme - est au-rendez-vous. Ce n'est pas un problème de prospérité qui s'est dégonflée comme un ballon de baudruche. L'Irlande n'est pas en cessation de paiement, ce serait un moindre mal, elle a perdu son âme. L'homme irlandais n'existe plus, il s'est métamorphosé en consommateur. Veule, lâche, cynique, dévoyé. N'insistons pas...
Reste à Rebecca à retrouver le chemin. Celui du retour. Des Dieux et de Dieu. Irlande vieille terre catholique. La religion catholique aussi consubstantielle à l'Irlande que les pintes de bière ingurgitées dans les pubs. Etranges libations qui se mélangent à la lie rédemptrice du calice. Irlande terre des Dieux et des poëtes. Yeats, souvenons-nous de la solitude tourmentée de The Wild Swans at Coolepour ceux qui savent lire les signes, celui de la femme. Et de son désir. Entre l'Eros et l'Amour, Bernard Rio navigue à vue. Louvoie entre les écueils. Entre la liberté révolutionnaire de l'individu et la conservatrice fondation de la famille. Le choix est difficilement conciliable. L'errance des travellers d'un côté et la stabilité androgynique de l'autre. A plusieurs fois dans le roman l'avortement est présenté comme le symbole de la dégénérescence irlandaise. ( Comme si toute naissance n'était pas une mise propitiatoire au tombeau ! ) Et quand il faudra à Rebecca se résoudre à croquer la pomme de la liberté, ce sera dans les locaux de la firme Apple, multinationale capitaliste. Les masques irlandais s'encodent parfois du visage unifié d'idéologies contradictoires. Acquérir un nouveau masque n'est-ce pas consentir à subir la dépossession du précédent ?
Rebecca accède à une dimension autre. Elle a désormais les yeux ouverts. Elle est en même temps de ce monde et de l'autre. Irlande, Île des Bienheureux et du Paradis conjoints. Bernard Rio réalise une drôle d'unité dichotomique. L'union du Verbe et de la Vierge. Qui n'est pas celle de Tristan et Yseult. Qui se résolvent dans la mort. Même si Rebecca et Mortimer.
Honni soit l'Irlande et son carnaval. Rebecca n'en sort pas indemne. Elle est entrée dans l'humide fournaise de ses rêves. L'Irlande est le premier masque de ce roman. Lecteurs soyez attentifs aux angles droits du labyrinthe. Le livre fonctionne... quand vous arrivez au centre – qui est aussi le lieu de la sortie, par le haut - il ne vous reste plus qu'à arracher le masque qui recouvre le mufle du minotaure. Le visage que vous contemplerez alors vous ressemblera étrangement. Yeats vous a prévenu, les cygnes sont sauvages. Rebecca, la disciple à Saïs qui a décidé du masque de celle qui se cachait sous un autre masque. Et vous, lequel prendriez-vous ? Question cruciale que vous pose le livre.
Ulysse revient chez lui, car l'on ne va jamais plus loin que de là d'où l'on vient. De l'ambiguïté de qui l'on est et de qui l'on n'est pas. Un roman subtil. Qui demande relectures. Les facettes du diamant exigent un changement de plan. De fuite. Déclivités et miroitements possèdent leurs essentialités et leur communions. Ne vous laissez pas abuser.
Mais qui fera revivre l'esprit des morts qui ne demandent qu'à retourner à la terre natale ? Ce roman agit comme une fosse mortuaire non refermée. Approchez-vous au plus près, mais prenez soin de ne pas tomber. Essayez surtout de ne pas être le bélier noir qu'Ulysse égorgera pour rappeler sur terre les fantômes des âmes mortes, dans tout son livre Bernard Rio ne cesse d'aiguiser son couteau sacrificiel. Sachez toutefois que l'on ne le lit, pas plus que l'on ne vit, sans risques. C'est ainsi qu'Iphigénie hante encore notre mémoire.
Le vent se lève. Il faut tenter de vivre. Irlande occidentale, le cimetière marin. Bernard Rio vous attend à la grille. Vous propose l'eau de feu d'un whisky revigorant au pub le plus proche. L'aventure ne fait que commencer.
André Murcie.
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