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Fontaines de Bretagne

Entretien avec Radio Evasion

https://www.radioevasion.net/2020/05/28/fontaines-de-bretagne-quand-leau-etait-sacree/

 

1) Existe-t-il des fontaines qui rendent immortels en Bretagne ?

Davantage que des fontaines d'immortalité, il serait plus juste de parler de portes ou de points de passage vers un autre monde, de lieux où l’improbable devient possible, où le temps s’inverse telle la fontaine de Jouvence à Saint-Malon-sur-Mel, au nord de la forêt de Paimpont. Selon la coutume, il faut s’y rendre à minuit et pieds nus pour profiter de ses vertus. Félix Bellamy écrivait en 1896 que « les autochtones du village de la Landelle vont prendre de l’eau dont ils ont besoin. Parmi les personnes que j’y ai vues la plus vieille ne semblait pas avoir plus de 35 ans. Toutes étaient bien portantes fraîches et vermeilles comme dans la plus belle jeunesse ».  Il existe une autre fontaine de Jouvence, au lieu-dit Le Pointeau à Saint-Brévin-Les Pins, mais ses vertus sont désormais ignorées du public. Les jeunes filles ne s'y rendent plus, de même à la fontaine Sainte Agnès de Tréfumel. Jadis l’eau de cette fontaine permettait aussi aux jeunes filles de retrouver leur virginité ! La symbolique de la fontaine offre des rapprochements avec l’imaginaire féminin. La fontaine est à la fois lieu de divination et de rencontre. On y étanche sa soif de connaissance et de plaisir. Si la plupart des fontaines sont aujourd’hui placées sous le patronage de saints chrétiens, il n’en fut pas toujours ainsi comme en atteste la littérature médiévale. La fontaine de Barenton citée par Chrétien de Troyes dans le roman « Yvain ou le chevalier au lion » est dénuée de toute christianisation. L’orage déclenché par Yvain en versant l’eau sur le perron relève d’un rite caniculaire et de la magie des « faiseurs de tempête ». La fontaine de Barenton est une des portes de l’autre monde. Le chevalier Yvain y affronte le gardien avant de passer de l’autre côté du miroir.

 

2)  Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par passage entre les mondes ?

Ces fontaines, notamment celle de Barenton, s'apparentent à des lieux « infernaux » d’où peut jaillir le déluge. J'en ai référence une vingtaine en Bretagne dont la plupart n’ont pas été christianisés. Ces fontaines se rattachent à une cosmologie où les mondes communiquent et sont interdépendants. Prenons l'exemple de la fontaine Saint-Trémeur à Saint-Aignan  dans le Morbihan. Selon la légende, l’eau de la fontaine peut déborder et ainsi engloutir le monde. La fontaine est sous la coupe de la divinité tutélaire qui y siège, c’est le plus souvent une fée, littéralement surnommée la dame à la fontaine. C’est à la fontaine que l'homme destiné à passer à la postérité, forme profane et édulcorée de l'immortalité, va boire, c’est-à-dire s’initier au mystère féminin. Ce mystère est le point de départ du roman de Mélusine  ainsi que du « Lai de Graëlent » attribué à Marie de France, le chevalier Graëlent poursuit une biche qui le mène à une fontaine où se baigne une « pucelle mince et svelte, blanche, belle avec de fraiches couleurs ». La fontaine est le « locus amoenus » des romans courtois au Moyen Age, le « lieu plaisant » qui conjugue l’amour et le sexe, qui confond le bassin de la fontaine et la vulve de la femme. Boire à la fontaine, c’est aussi faire l’amour à la dame qui s’y mire. La dame à la fontaine est alors assimilée à un puits d’amour où l’homme se désaltère, devient clairvoyant et renaît à la vie. Nous sommes là la fois dans le symbolisme, la croyance et le rite.

 

3) Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent ces rites …

Prenons un autre exemple, celui de la fontaine Saint-Laurent du Pouldour à Plouégat-Moysan. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les hommes effectuaient leurs ablutions dans la fontaine avant minuit tandis que les femmes s’y baignaient à l’aube. Les pèlerins du Pouldour invoquaient saint Laurent ainsi : " Sant Lorans hon preservo, haga lamo diganeomp ar boan isili ", ce qui veut dire : que saint Laurent nous préserve, et qu’il enlève de dessus nous le mal de nos membres. Il s'agit d'un rite de protection pré-chrétien qui consiste à s'immerger dans l'eau à un moment donné, pour réaliser ce qu'il est magiquement convenu d'appeler un rite lustral, c'est-à-dire le feu dans l'eau. Par l'ablution et l'immersion à la fontaine, qui s'apparente aussi à uniforme de baptême, le pèlerin réalise une union magico-religieuse du ciel et de la terre. Nous pouvons également le raccorder au rite caniculaire cité depuis le Moyen Age à la fontaine de Barenton consistant à appeler la pluie sur terre en versant l’eau sur le perron.

 

4) Existe-il une relation avec les cultes de fécondité associées à certaines fontaines ?

Tout à fait. Il existe plus d’une centaine de fontaines de fécondité en Bretagne et les ablutions n’y sont pas innocentes. Il est ainsi mentionné à propos de la fontaine de la Vénus de Quinipily à Baud que « les filles qui avaient envie de se marier faisaient aussi leurs offrandes d’une manière indécente, pour obtenir leurs souhaits ». L’inventaire des fontaines permet de répertorier leurs vertus guérisseuses ou miraculeuses, ainsi que des croyances et des rites originaux dont la permanence étonne encore les ethnologues. Cette vocation de fertilité est ainsi attestée à la fontaine Saint-Armel à Loutéhel où l'eau serait intarissable et réputée propice pour marier les filles, ensemencer les vaches et faire tomber la pluie ! Dans un même ordre d’idée, mais adapté à un territoire maritime, la fontaine Sainte-Hélène à Sainte-Hélène, dans la ria d'Etel, était prisée des marins et des jeunes filles. On y venait en pèlerinage pour obtenir  toute chose "utile à la vie" : un banc de sardines pour les pêcheurs, un époux ou une épouse. Y était aussi recensé un rite attesté dans polisseurs dizaines d'autres lieux, celui du morceau de pain jeté dans le bassin pour connaître le sort  : s’il surnageait la personne invoquée vivait, au contraire, s’il tombai au fond, la personne mourait Un autre usage répandu en Bretagne consistait à jeter des épingles dans le bassin. . Si l’épingle flottait, le signe était positif, si l’épingle tombait au fond du bassin, le signe était négatif.

 

5) A contrario, certaines fontaines n'apportent pas la vie mais sont invoquées pour des rituels funèbres !

« L’image dans l’eau », c’est-à-dire l’apparition du visage du défunt dans le reflet d’une fontaine ou d’un étang, est un intersigne provoqué par un rituel pratiqué sciemment dans plusieurs dizaines de fontaines bretonnes. L’une des plus connues se trouve à Plouégat-Guerrand. Une fontaine est surnommée Feunteun an Ankou, la « fontaine de la Mort ». La personne souhaitant connaître le temps qui lui reste à vivre se penche au-dessus de la fontaine à minuit, et de préférence la première nuit de mai. En cas de mort prochaine, le consultant aperçoit un crâne à la place de son visage. La référence au premier mai pour pratiquer le rituel correspond à la fête celtique de Beltaine, laquelle se trouve en opposition dans le calendrier avec la fête celtique de Samain (1er novembre) c’est-à-dire la fête des morts ! C’est à la fête correspondant littéralement au jour de la lumière qu’on vient consulter la fontaine pour connaître sa destinée… La fontaine de la Mort fonctionne comme un miroir qui renvoie une autre lumière, le reflet de l’autre monde !

 

6) Quels sont les saints qui sont particulièrement honorés dans ces fontaines ?

Les rites pratiqués à Plouégat-Guerrand s’inscrivent dans un ensemble de dévotions « à la vie à la mort » patronnées par différents saints. Abibon, Diboan, Divy, Guinefort, Languis, Solen, Soula, Sul, Yves, Tu-Pe-Tu sont invoqués pour guérir ou pour abréger les souffrances du malade en hâtant sa mort. La fontaine de Plouégat-Guerrand fonctionne comme un espace hors temps. On y vient à des dates précises pour communiquer avec les puissances de l’autre monde en respectant des rites codifiés, par exemple offrir autant de morceaux de pain ou d’épingles qu’il y a de personnes dans la famille pour connaître les décès à venir, l’offrande qui coule à pic étant un présage funeste ! L’usage pour hâter la délivrance de l’âme consiste aussi à faire trois fois le tour de la fontaine pieds nus, dans le sens contraire au soleil, avant de lancer l’irréversible invocation.

Les offrandes d’épingles pourraient être une survivance folklorisée des sacrifices offerts par les Gaulois dans les sources et les lacs. Ces modestes épingles pourraient en effet être les substrats de ces antiques sacrifices. Elles symboliseraient la double fonction de lier celui qui offre à la divinité invoquée, et de transpercer la surface de l’eau correspondant à la frontière invisible entre le monde des vivants et le monde des morts ! Si les offrandes d’épingles perdurent toujours en Bretagne ainsi que les offrandes monétaires, une autre coutume semble être en voie de disparition : l’utilisation des linges. A notre connaissance, la pratique ne persiste qu’en de rares endroits, par exemple à la fontaine Saint-Abibon à Plévin et à la fontaine Saint-Germain à Guipry où mon ami Albert Poulain avait référencé le rite. À Guipry, le rite consiste à tordre la chemise pour abréger la vie du moribond ou à l’étendre sur le perron de la fontaine pour guérir le malade. En d’autres lieux, la chemise trempée dans la fontaine pouvait être remise une fois séchée au mourant dont le sort était scellé par le saint patronnant ce rituel, tel que décrit par Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse..

 

7) Comment l'église catholique perçoit-elle ces rites en Bretagne ?

Ces rituels « à la vie à la mort » ne sont évidemment pas fondamentalement chrétiens. De même que les rituels de fécondité, ils relèvent davantage d'un substrat païen que du dogme catholique.De même que l'église a combattu ses pratiques pendant la Contre-Réforme sans parvenir à les supprimer, les "nouveaux" curés dans l'esprit du concile Vatican II ont été tentés de faire du zèle et de "jeter le bébé avec l'eau du bain". Ce fut une erreur funeste car ils ont vidé leurs églises et fait fuir les pratiquants épris de sacré. Aujourd'hui, nous assistons à un véritable retour de ce sacré et donc de la religion populaire en Bretagne… Après la protection et la restauration des chapelles et des fontaines qui y sont associées, les pardons retrouvent tune nouvelle vigueur.

 

 

Bibliographie

Bernard Rio et Albert Poulain, « Fontaines de Bretagne », Yoran Embanner,

Bernard Rio, "Voyage dans l'au-delà : les Bretons et la mort", éditions Ouest-France,

Bernard Rio, "Le cull bénit : amour sacré et passions profanes", éditions Coop Breizh.

 

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