Extrait de "Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne", Bernard Rio, éditions Le Passeur, réédition Ouest-France 2019
Un dimanche de mai, il crachine sur les rives du Jaudy. La veille au soir, la présentatrice du bulletin météorologique avait annoncé du soleil sur le « quart nord-ouest ». Optimisme assuré en écoutant le bulletin départemental de Météo-France enregistré en début de matinée. La couleur du ciel change néanmoins après Saint-Brieuc, pas loin de Trémuson où les spécialistes de la pluie et du beau temps interprètent les vêpres des grenouilles. Peut-être aurais-je dû me fier à saint Gwenolé et lui concéder un cierge pour avoir gros gain de soleil aujourd’hui ?
Gwenolé, faiseur de bleu ciel, est-il plus fiable que l’anticyclone des Açores ? Pour en avoir le cœur net, il faudrait consulter les relevés pluviométriques de Taulé, Penmarc’h, Batz-sur-Mer et autres lieux où se tiennent les pardons en hommage à l’antique abbé de Landévennec !
À l’approche de Tréguier, le ciel gris se transforme en passoire, mais le déluge n’est pas encore pour ce matin. Avec un peu de chance, le temps béni d’une messe à la cathédrale, saint Yves fera le nécessaire pour obtenir la clémence du ciel en faveur des milliers de pèlerins venus marcher sur ses traces.
Le programme du jour est distribué dans la cathédrale Saint-Tugdual : 10 heures, grand-messe pontificale présidée par un prélat de passage ; 11 heures, procession du chef de saint Yves ; 11 h 45, messe ; 15 h 30, vêpres et salut du Saint-Sacrement ; 18 heures, messe... À moins de deux kilomètres, à Minihy-Tréguier, l’office est en breton. Il commence dès 8 heures et une grand-messe suit, à 10 h 30. Les bannières vont ensuite à la rencontre de la procession venant de Tréguier. Deux sanctuaires, deux cortèges, un seul pardon ou presque, car, avant ou après la procession dominicale, il y a le rendez-vous du 19 mai, fête de saint Yves où les par- donneurs les plus acharnés convergent vers la chapelle de Minihy-Tréguier ; le 19 mai, fête de saint Yves, patron des Bretons, patron des avocats, défenseur des pauvres et des justes, mort à Tréguier le 19 mai 1303, canonisé à Rome le 19 mai 1347.
Ambiance villageoise à ce « petit » pardon de Minihy- Tréguier. Les porteurs de bannière rivalisent de force et les femmes se plient en deux pour passer sous le « tombeau » de saint Yves. un 19 mai où le vent était àdécorner les bœufs, les robustes paroissiens durent marcher à reculons de l’église au calvaire de Hent ar Pinijenn. Quel spectacle que ces bannières debout contre le vent ! Chacun retint son souffle lorsque les trois bannières s’inclinèrent à trois reprises devant les reliques posées sur le socle du calvaire. Bel exploit que celui-là, contre le vent qui balayait les chants et retournait les parapluies... Il aurait mérité d’être salué par l’évêque, mais, ce jour-là, il n’y avait que les prêtres de la paroisse pour confirmer le mérite des gars de Minihy-Tréguier. Pour l’honneur et par fidélité à saint Yves, le pardon du 19 mai se passe entre gens qui se comprennent.
Depuis 1977, le grand pardon, celui qui draine les foules et les photographes, a lieu le troisième dimanche de mai. une éclaircie dans le ciel gris. Les pèlerins partirent en trombe de la cathédrale, sans crier gare : « Bale sant Erwan (1) ! » Les cornemuses, bombardes et tambours du bagad (2) de Tréguier ouvrent leur marche en fendant une foule spectatrice dans la rue étroite du Minihy. « Sancte Yvo Ora Pro Nobis », en latin de cuisine et breton d’église, les pèlerins défilent entre les parapluies des badauds. Bannières au vent humide.
Des genêts noués aux portes et fenêtres, des oriflammes herminées sur les murs de Tréguier, les couleurs fleurissent dans la nuée emmurée de granit, dominée par les trois clochers de la cathédrale : tour romane, tour gothique et tour des cloches. La flèche ajourée de cette dernière tour, reconstruite au xviiie siècle après avoir été frappée par la foudre, est aussi surnommée « le clocher du diable ». Il se raconte en effet à Tréguier que le chapitre de la cathédrale, découragé par plusieurs tentatives pour relever le clocher, pactisa avec le diable. En échange des âmes des paroissiens qui décéderaient chaque dimanche de l’année entre la messe et les vêpres, Satan aurait doté la cathédrale de sa flèche. Comme d’habitude dans ces contrats obscurs, le cornu fut le dindon de la farce, car le chanoine célébra sans tarder les vêpres dans la foulée de la grand-messe. Il n’y eut donc point d’âme en déshérence en 1785 à Tréguier.
Indubitablement, les Bretons possèdent un don pour fabuler et nimber de mystère le trop raisonnable qui déplaît à leur inclination mystique. Le diable en l’occurrence pourrait être le roi Louis xvI qui finança la construction du clocher en prélevant une taxe sur les loteries... jeux d’un hasard que seul maîtrise le malin et dont l’évêque dut accepter la publicité. Contre mauvaise fortune bon cœur : trèfle, pique, cœur et carreau ! Le clocher du diable est ajouré d’un jeu de cartes.
L’adjuration à saint Yves
Ici-bas, les pardonneurs tapent du pied, cap au sud et à tue-tête :
Saint Yves, notre Père
Toi que nous implorons
Reçois notre prière
Et bénis tes Bretons.
Guide sur l’onde amère
Le nautonier breton ;
Pour lui, dans sa chaumière
On invoque ton nom.
Bénis la main qui donne,
Et le pauvre sans lieu,
À la table bretonne,
Aura la part de Dieu.
C’est la veuve craintive,
L’orphelin sans tuteur ;
Ils t’adjurent, saint Yves,
D’être leur défenseur.
Il existe une autre chanson qui se colporte à Tréguier, de bouche à oreille, depuis une époque si lointaine que nul adjurateur ne se souvient de son commencement :
Oteo sant Erwan ou Wirioué
A oar deus an cil equile
Lahet ar gwir elec’h na man
Hag an tort gant an hini manganthan.
Monseigneur saint Yves de la vérité,
Qui savez le pour et le contre,
Mettez le droit où il doit être
Et le tort avec celui qui l’a (3).
Les linguistes datent cette formule d’ajuration avant le xvIIe siècle. Les philologues remontent plus loin, beaucoup plus loin, si loin que saint Yves se dédouble, devient un autre dont les gouestlerezed ar maro, les « voueuses à la mort », prononcent clandestinement les litanies. Yves Hélory, l’enfant de Minhy-Tréguier, devenu saint Yves, est-il parent de ce saint Yves de vérité, sant Erwan ar Wirionez, qui n’est guère en odeur de sainteté dans la cathédrale Saint-Tugdual et dans toute autre chapelle de Bretagne, et cela depuis quelque temps déjà.
En 1619, les évêques assemblés à Saint-Malo n’y ont pas été par quatre chemins pour édicter ce qui devait être et ce qui ne devait pas se faire : « Nous mettons presque au rang de sorciers et personnes engagées au diable ceux qui d’un courage malin, abusans de pèlerinages dédiez à choses sainctes, vont prier sainct Yves ou sainct Su de venger leurs propres passions et faire mourir ou affliger et endommager ceux qu’ils haïssent (4). »
Le culte de saint Yves recouvre deux pratiques : l’une officielle, acceptée et encadrée par le clergé ; l’autre officieuse, l’adjuration, condamnée et rejetée par l’Église catholique romaine mais toujours survivante. Épisodiquement, cette adjuration à saint Yves de vérité est lancée avant, pendant et après le pardon. Lors de l’un de mes passages à Tréguier, le 19 mai 2003, j’entendis cette adjuration lors de la procession sur le chemin de Minihy-Tréguier. Trois ans plus tard, un homme avait installé son bivouac sur le parcours de la procession pour interpeller à son tour saint Yves et prendre à témoin les pèlerins. Il racontait ses malheurs àqui voulait bien l’écouter. Fébrile, ce bonhomme chenu haussait le ton en entendant les cornemuses et s’agitait devant un parterre de curieux alors que l’armée des croix et des bannières affluait. Elle passa sans s’arrêter devant la caravane du bougre qui continuait de parler à qui voulait bien suspendre sa pérégrination. Il débitait sa version des faits à la face du monde.
Vus du bas-côté de la vie, les pèlerins figurent le monde en marche, le temps qui passe. L’adjurateur a une affaire en suspens. Il attend au bord de la route que saint Yves lui donne raison ou tort. C’est là une forme moderne de l’adjuration à saint Yves de vérité, une forme dévoyée du vieux rite connu dans la chapelle de la cathédrale dédiée à saint Sul, jusqu’en 1793, transféré ensuite dans la chapelle de Porz Bihan, sur l’autre rive du Jaudy, erratique depuis 1879.
C’est d’ailleurs à Porz Bihan qu’Ernest Renan fut conduit par sa mère pour devenir le pupille de saint Yves de vérité :
“Je ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu’il m’ait donnéune remarquable entente de mes intérêts ; mais je lui dois mieux que cela ; il m’a donné contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m’a tenu en joie jusqu’à ce jour (5).”
C’est aussi à la chapelle de Porz Bihan qu’Anatole Le Braz prétendit avoir aperçu une vieille femme accomplir le pèlerinage. Il l’aurait vue claudiquer du pied gauche deux lieues à travers champ. Il l’aurait entendue marmonner. La vieille Mônik était cardeuse de son état, et voueuse par procuration. Ce n’était un secret pour personne dans le village de Trédarzec.
– Ah! ah! Mônik, on va donc là-bas?
– Quand les choses ne sont pas droites, il faut bien recourir à quelqu’un qui les redresse.
Privilégié mais apeuré, le jeune Anatole a pu assister à la scène qu’il a décrite vingt ans plus tard.
– Fais ta prière, enfant, me dit Mône. Ici demeure le grand saint des Bretons, ici demeure Yves le véridique. C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait depuis
Trédarzec. Elle ajouta : – Mais d’abord, regarde bien. Sa statue est celle que tu vois dans cet angle. Il y est représenté tel exactement qu’il était de son vivant, du temps qu’il était recteur de Tréguier.
Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui ne recevait de jour que par la porte et une espèce de lucarne percée dans un des murs latéraux. Au fond était dressé un autel en maçonnerie, blanchi à la chaux, où, sur la table de pierre, sans nappe ni ornements, une rangée de saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule contre épaule, comme une bande d’hommes ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure moutonneuse et d’une barbe en collier, et rappelaient à s’y méprendre les gens de notre entourage habituel – pêcheurs du Trieux et mariniers du Jaudy. Une statue isolée occupait l’encoignure de droite, c’était elle que me désignait Mônik. Elle était de taille humaine, beaucoup plus haute que les précédentes, mais tout aussi fruste ; le bois en était fendillé, pourri, entaché de lèpres et de moisissures. La figure seule avait gardé les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement blêmi ; et sa pâleur mate semblait luire dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente. On eût dit la face d’un mort, éclairée d’un reflet de cierge. Je ne la contemplai du reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions d’âme où la peur l’emportait sur la dévotion – et même sur la curiosité. Je n’étais pas sans savoir de quels attri- buts terribles cette image passait pour être douée. La cardeuse d’étoupes, durant les veillées d’hiver, par des allusions, des demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver face à face avec cette tête glabre, dont les yeux étaient d’une fixité déconcertante (6).
Anatole Le Braz décrit ensuite le rituel de l’adjuration, mentionnant par exemple l’offrande placée sciemment dans la chaussure gauche. Tandis que la droite est symboliquement associée au bon augure, la gauche est en effet le côté néfaste et sinistre (du latin sinister, « gauche »).
Mônik avait délacé son soulier gauche – celui du pied dont elle boitait – et, en ayant retiré une de ces petites monnaies de bronze, encore fréquentes à cette époque dans le pays et qu’on appelait des pièces de dix-huit deniers, elle l’alla poser délicatement dans un pli de l’aube du saint ; puis, troussant sa côte et s’appuyant ses genoux nus au sol humide, elle entra en oraison.
Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans l’herbe, en dehors de l’oratoire, l’esprit occupé à suivre des voiles qui descendaient la rivière, unie et verte comme un lac. Soudain, Mônik se mit à parler tout haut, d’un ton âpre. Je me penchai, et je la vis qui, debout, interpellait le saint assez durement, en le secouant par l’épaule. À plusieurs reprises, elle cria en breton :
– Si le droit est pour eux, condamne-nous ! Si le droit est pour nous, condamne-les ; fais qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai prescrit !
Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne sais quoi de sauvage et de troublant.
La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés d’une flamme mauvaise, et en fit le tour à l’extérieur par trois fois. Le troisième tour accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand elle se releva, elle avait son expression accoutumée, sa figure d’aïeule, d’une enfantine douceur, et dont les rides même semblaient sourire.
– C’est fini, me dit-elle. Allons-nous-en bien vite (7) !
Ernest Renan, Anatole Le Braz, ainsi qu’Auguste Brizeux (8), le chevalier de Fréminville (9), Charles Le Goffic (10) ont chacun décrit cet étrange rituel qu’Émile Souvestre (11) qualifiait de « Notre-Dame de la Haine » en 1836.
L’adjuration varie peu du schéma suivant :
glisser une pièce dans la chaussure de la personne dont on souhaite la mort ; faire à jeun trois pèleri- nages consécutifs à la chapelle du saint ; empoigner la statue par l’épaule et la secouer en l’adjurant ; pour être sûr de réveiller le saint et d’être entendu, piquer trois fois la statue avec une pointe ; déposer une pièce marquée d’une croix en offrande ; réciter le Pater et l’Ave en commençant par la fin ; faire trois fois le tour de l’oratoire sans détourner la tête.
Résultat de cette adjuration : la personne vouée jus- tement « sèche sur pied » au terme de neuf mois. Mais gare à l’injuste cause, car le sort se retourne irrémé- diablement contre le requérant ! Dans cette procédure, la mort est la seule peine encourue.
Pas de pardon. Pas de repentir. Le culte de saint Yves de vérité ne connaît ni pitié ni compassion. Il ne pouvait donc que soulever l’hostilité du clergé. Anatole Le Braz rapporta qu’en 1879, le recteur de Trédarzec crut mettre un terme au culte de la vérité en détruisant la chapelle. Trois pèlerins se présentèrent un jour au presbytère où la statue avait été reléguée et demandèrent à pratiquer le vieux rite. Ayant éconduit les trois adjurateurs, Jean-Marie Kerleau, recteur de Trédarzec depuis le 24 février 1877, serait mort des suites de son hostilité au vieux rite. Or l’état civil révèle que son décès survint le 17 novembre 1889, soit dix ans après la destruction de l’édifice. Anatole Le Braz a-t-il commis une erreur de date ou la requête a-t-elle vraiment eu lieu en 1889 ?
De retour à Tréguier au début du xxe siècle, la statue de saint Yves de vérité aurait conservé sa clientèle et indisposé le clergé qui décida de la brûler le 28 mai 1920... Fin ? Que nenni. L’affaire n’était pas close.
Il se répète qu’une copie aurait été substituée à la vraie statue, laquelle aurait été vendue par le conseil de fabrique à Jean Le Picart, antiquaire à Tréguier. Le 27 mai 1985, son fils André annonce à la presse locale la lointaine origine de la statuaire pour mieux la vendre aux enchères. Il se dit lassé d’être dérangé par les voueuses qui poursuivent leur manège à sa porte. André est le fils de Jean et le père d’Yves Gonéry Le Picart... Celui-là même qui s’adressa à saint Yves en 2003 !
Dans ce pays de croyance et de permanence, tout se mêle inextricablement. Saint Yves, selon la version que chacun adjure, possède seul la réponse attendue. Dans l’église de Minihy, j’ai ainsi lu : « Grande prière àsaint Yves – pour tous ceux qui ont des procès, vivent des conflits de voisinage, familiaux, professionnels – cathédrale dimanche 18 mai 16 heures / 18 heures. » Le prud’homme tient toujours son audience à la veille de sa fête !
La statue a désormais disparu dans la nature et toute cette histoire pourrait n’être qu’une légende. Mais il existe deux documents attestant de sa réalité : un film tourné en 1978 par André Voisin pour l’émission télévisée « Les Conteurs » et une photographie conservée dans les archives de l’hebdomadaire Le Trégor dont j’ai obtenu une copie en 1996. Saint Yves de Vérité est vêtu comme un recteur, affublé de la barrette, de la cape et du surplis, le visage enfantin. un pauvre curé de campagne à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait donc lui, le jus- ticier dont Tréguier ne peut se débarrasser depuis des siècles ? Sacréou sorcier ? De qui tient-il son pouvoir ? De Dieu ou du diable ? Ni de l’un ni de l’autre ! Saint Yves de Véritéappartiendrait à un autre ordre. Il juge selon une règle où le bien et le mal n’interfèrent pas. Il incarne une loi immuable qui condamne celui qui a tort, celui qui est de mauvaise foi... une loi cosmique où le coupable demeure responsable. La justice humaine peut se tromper, pas saint Yves de Vérité !
L’avocat des pauvres pourrait-il donc être la version chrétienne et compatissante d’un antique païen, un homme pétri de bons sentiments imploré par ses fidèles, comme le présente ce cantique ?
Fais croître la science
Dans l’esprit des enfants ;
Garde leur innocence,
Aux jours de leur printemps.
Le pêcheur qui sommeille
À l’ombre de la mort,
À ta voix se réveille
Disant : je crois encore.
Le ton et le style de ce cantique officiel sont radicalement différents de l’invocation de Mônik. A contrario de la voueuse solitaire et farouche, la démarche des pardonneurs dominicaux n’est plus individuelle, mais collective et publique.
La procession des reliques
Le troisième dimanche de mai, chaque paroisse s’annonce en brandissant croix et bannière, en exhumant de l’enclos la statue de son petit saint. Chaque paroisse vient faire allégeance à saint Yves qui a pris le dessus sur saint Tugdual, fondateur du diocèse au vIe siècle. Au calvaire de Traou-Miquel, deux cortèges se saluent. Rangées sur le bord de la route, les bannières de Minihy-Tréguier laissent passer les paroisses trégoroises : Pleubian, Camlez, Saint-Modez, Penvenan... La foule piétine aux abords de midi. Plus de trente minutes s’écoulent depuis la tête de la procession, avant que le chef de saint Yves n’arrive à la chapelle. Robes noires des avocats, aubes blanches des prêtres, habits violets des prélats, kabigs jaunes des enfants de saint Yves, jeans délavés : le pardon de saint Yves est un défilé hors mode.
La procession des reliques, et en premier lieu du chef de saint Yves, impressionne les foules. Il y a dans ce cortège macabre un atavisme étrange et irraisonné. Le crâne d’Yves Hélory porté par les prêtres, puis par l’évêque à son retour dans la cathédrale, peut être comparé aux chefs vénérés de Pol Aurélien dans le Léon, de Gwenolé à Landévennec et de Clair à Réguiny. « Toute la force et la santé sont dans la tête et la main droite », ont également prétendu les moines qui rapatrièrent le crâne de Malo dans la cité d’Alet au Ixe siècle.
Reliquiae, « les restes », « le cimetière » en latin... Le culte des reliques est une coutume de la religion celtique et une fondation territoriale. La sépulture se situe au centre du sanctuaire, au milieu du pays que le saint homme a parcouru de son vivant et qu’il a extrait du monde profane pour l’inclure dans le royaume de Dieu sur terre. C’est « à l’endroit où reposerait un jour le chef qu’il convenait que tous les membres s’étendent avec lui » : tel était l’un des principes de la règle du Maître en vigueur à Landévennec (12). La continuation de cette règle au pardon de saint Yves rappelle l’épisode héroïque du roi gallois Bran Bendigeit, cet ancêtre putatif de saint Caradec qui ordonna à ses compagnons de lui couper la tête à l’issue de la bataille :
“Prenez ma tête, dit-il, emportez-la jusqu’à la Colline Blanche à Londres, et enterrez-la avec la face tournée vers la France. vous allez faire route pendant longtemps ; pendant sept ans vous resterez festoyer àHarddlech, tandis que les oiseaux de Rhiannon chanteront pour vous. Ma tête sera pour vous une compagnie aussi agréable que lorsque vous l’avez connue, au mieux de sa forme, sur mon corps (13) ”.
Le crâne du roi gallois et celui du saint breton étaient censés contenir l’âme ou tout au moins l’esprit de ces êtres d’exception, devenus des talismans pour leurs peuples et leurs descendances.
Le pardon de Tréguier ouvre les portes d’un autre temps. Attesté dans l’Antiquité, le culte des têtes coupées a autant intrigué les voyageurs grecs et romains qui s’aventuraient sur le littoral atlantique, que l’adjuration àsaint Yves de vérité a suscité la curiosité des antiquaires du xIxe siècle et des ethnologues du xxe siècle. Quels traits communs entre les processions triomphales de crânes accompagnées de chants et de musiques commentées par Posidonios et Diodore et le pardon de saint Yves ? La possibilité d’un autre monde !
L’Autre Monde ! Suivant avec la foule les reliques d’Yves Hélory qui ont emprunté une énième fois le chemin de la maison familiale de Kermatin à Minihy- Tréguier et retournant à la cathédrale de Tréguier, il m’est venu àl’esprit que l’évêque présidant le pardon de saint Yves répéterait au xxIe siècle un rite barbare observé par Posidonios d’Apamée au ier siècle avant Jésus-Christ.
Ce dimanche de mai, le ciel était gris à Tréguier. Le temps que saint Yves fasse le tour de son territoire ancestral, la pluie avait cessé. Saint Yves a de bonnes relations avec le ciel ! J’en eus la confirmation une semaine plus tard, au pardon de saint Yves à Bubry où je retrouvai l’avocat Yves Daniel, fidèle des fidèles, portant la robe noire et l’épitoge. Ce costume professionnel, dérivé de la soutane de religieux, comportait àl’origine trente-trois boutons symbolisant l’âge du Christ... Inutile aujourd’hui de compter les boutons. De nuit comme de jour, leur nombre est sans rapport avec l’ancienne symbolique. Le bâtonnier est également le seul représentant du barreau lorientais à perpétuer la tradition à Bubry.
Ici, la procession portant le bras reliquaire en argent de saint Yves est moins longue qu’à Tréguier, mais pareillement précédée des cornemuses, en l’occurrence celles du bagad de Bubry. Elle s’en va après l’office jusqu’au tantad. Le ciel un peu terne retrouva des couleurs lorsque les flammes s’élevèrent. La main d’argent du saint et la torche de feu perpétuent la relation singulière que les hommes entretenaient avec les cieux. Mais à la différence de Tréguier et de Minihy-Tréguier, je ne connais pas d’adjuration à saint Yves de véritépratiquée à Bubry. Mais le rite existait, à une douzaine de kilomètres de là, dans la chapelle de Nelhouët àCaudan. Notre-Dame de Vérité y a remplacé au xvIIIe siècle saint Yves de Vérité, dont l’invocation « à la vie àla mort » était du même ordre que les rituels trégorrois. La chapelle morbihannaise était également dotée d’une roue de justice que le pèlerin faisait tourner pour obtenir gain de cause dans son procès. La chapelle du xvIe siècle a été restaurée et le pardon s’y tient le quatrième dimanche d’août. À défaut d’actionner la roue disparue, le pèlerin offre son obole à la fontaine curée et fleurie pour l’occasion, avant de se poster à la buvette. Après la messe et la procession à la fontaine, c’est en effet la fête champêtre qui prévaut jusqu’au soir. Il y a à boire et à manger – rôti de porc ou andouilles au menu du dernier pardon –, il y a aussi à jouer, àchanter et à danser. C’est la fête à Nelhouët. La chapelle reste ouverte tandis que les hommes s’amusent. Notre-Dame de Vérité reçoit. Saint Yves de Vérité a quant à lui été transféré depuis le milieu du XXe siècle à la chapelle Notre-Dame du Trescoët ! Quand reviendra-t-il en sa maison de Nelhouët ?
Notes
- En breton, « marche de saint Yves ».
- Ensemble de musique bretonne composé de cornemuses, bom- bardes et percussions.
- Anatole Le Braz, Au pays des pardons, op. cit.
- Jean Balcou, « Permanence d’un culte primitif, saint Yves de vérité », Mémoire de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1986.
- Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, op. cit.
- Anatole Le Braz, Au pays des pardons, op. cit.
- Ibid.
- voir Auguste Brizeux, Les Bretons, chant xxII, A. Lemerre éditeur, 1845.
- voir Christophe-Paulin de la Poix de Fréminville, Antiquités de la Bretagne, Côtes-du-Nord, J.-B. Lefournier, 1837.
- voir Charles Le Goffic, L’Âme bretonne, t. I, Honoré Champion, 1902.
- voir Émile Souvestre, Les Derniers Bretons, W. Coquebert, 1836.
- voir Bernard Merdrignac, Les Vies de saints bretons durant le haut Moyen Âge, Éditions Ouest-France, 1993.
- Le Mabinogi de Branwen, Les quatre branches du Mabinogi, trad. Pierre- Yves Lambert, Gallimard, 1993.