Présentation
Avallon l’île d’éternelle jeunesse où le roi Arthur fut transporté pour y être soigné par Morgane après la tragique bataille de Camlann, les Terres Fortunées au nord du monde, la Grande Plaine où coule une rivière de miel, le Verger de la Joie, le Val sans Retour,… L’Autre Monde celtique atteste de la croyance des Celtes en l’immortalité de l’âme. L’accès à ces contrées à la fois mystérieuses et merveilleuses n’était jadis possible qu’à quelques hommes bénis des dieux ou des fées au terme d’un périple initiatique, par-delà l’océan des âges et des apparences..
Les lieux saints de l’antiquité demeurent sacrés et le passage vers l’au-delà reste ouvert. Bernard Rio propose de retrouver les traces de cet Autre Monde dans le paysage contemporain, l’architecture religieuse et les traditions populaires.
Ces esquisses d’une géographie sacrée offrent une nouvelle et revigorante lecture de la forêt de Brocéliande, de la cité de Glastonbury ou de l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire. Elles replacent l’homme sur le chemin de la connaissance, en route vers le milieu du monde.
Edition Yoran Embanner 2008 ISBN : 978--2-914855-50-1
Le milieu du monde
La géographie et l’histoire forment deux disciplines complémentaires. La première est littéralement une science de l’espace, du grec gê « terre » et graphé « description » alors que la seconde est une connaissance du passé, du latin historia, une histoire de la vie. D’un côté l’espace et d’un autre côté le temps avec, aujourd’hui comme hier, des transpositions et des interférences disciplinaires. C’est ainsi que la géographie politique, la géographie physique, la géographie humaine, la géographie économique traitent de la nature du globe terrestre, de l’homme et de ses activités. Tout géographe est nécessairement un peu historien et vice-versa. César lorsqu’il traite des Gaules dans De Bello Gallico (1) suppose une connaissance de l’espace et du passé de la Gaule. Mais la manière dont il traite de la géographie et de l’histoire gauloise atteste soit une propagande politique, soit une ignorance. Il écrit que les frontières de la Gallia omnis, « toute la Gaule », sont fixées par les Pyrénées au sud et par le Rhin à l’est… Or lorsque César rédige ses commentaires, des peuples gaulois vivent encore au-delà du Rhin et de l’Escaut : les Trévires que nous connaissons bien ou les Taurisci dans l’actuelle Styrie qui ne furent conquis que quarante ans plus tard sous le règne d’Auguste. César ne comprend pas non plus la Cisalpine et la Transalpine dans sa description géographique… Par ces omissions, César se montre piètre géographe et piètre historien ce qui n’empêche pas quelques historiens de lui faire encore allégeance lorsqu’ils traitent de la géographie et de l’histoire de la Gaule. Pourtant César transcrivait Posidonios. Ce géographe pythagoricien avait décrit un espace qu’il connaissait pour y avoir voyagé au début du premier siècle avant Jésus-Christ. Il y avait aussi Polybe qui, un siècle plus tôt, avait décrit les terres des Celtes. Plus tard, en 8 avant Jésus-Christ, Denys d’Halicarnasse écrivit que « la Celtique (était) de forme carrée » (2) et que le Rhin la coupait en deux. Il lui donnait pour frontières les Pyrénées, les Alpes, le Danube, l’Atlantique, la Thrace et la Scythie. César aurait dû connaître cette réalité que ses contemporains lettrés décrivaient dans leurs traités avant et après la conquête. S’il réduit le territoire des Gaulois, c’est bien évidemment pour magnifier sa victoire en tentant de faire croire qu’il avait vaincu toute la Celtique.
Aujourd’hui comme hier, la géographie et l’histoire offrent des repères et des orientations. Les deux sciences, dont les relations ne font pas de doute, ne prennent pourtant leur véritable dimension que dans un espace et un temps religieux… Oublier la part du sacré dans la construction de l’histoire et dans l’élection de l’espace signifierait une manipulation césarienne de notre histoire et de notre géographie. La conscience de l’espace sacré suppose une fonction. Celle-ci serait de créer un milieu favorable à la relation de l’homme à la divinité.
En consacrant un lieu pour y manifester sa croyance, l’homme le retranche du monde. C’est l’acte fondateur, le premier acte d’une civilisation. « L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace constitue une expérience primordiale, homologuable à une « fondation du Monde ». Il ne s’agit pas d’une spéculation théorique, mais d’une expérience religieuse primaire, antérieure à toute réflexion sur le Monde. C’est la rupture opérée dans l’espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui découvre le « point fixe », l’axe central de toute orientation future » (3).
En organisant la vie (l’histoire) et en harmonisant leur cadre de vie (la géographie) avec des règles indicibles et des structures invisibles, l’homme donne un sens et permet la hiérophanie. Le lieu sacré devient le centre du monde, l’axe du monde.
La disparition de ces hauts-lieux de l’humanité équivaudrait ni plus ni moins à une perte de connaissance, à une perte de conscience. L’homme privé de repères, désorienté, se conduirait alors comme un être privé d’intelligence puisque déséquilibré, désaxé. « Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder, et aucun monde ne peut naître dans le chaos de l’homogénéité et de la relativité de l’espace profane », écrit Mircea Eliade (4).
Retrouver les traces du sacré dans notre environnement passe par une recherche du concept fondateur de l’espace sacré. L’expérience de la géographie va alors de pair avec la connaissance de l’histoire. Cette expérience ne peut être acquise par le simple exercice d’une science profane même archéologique. Il ne s’agit pas de fouiller le sol et d’exhumer les débris d’un fanum « temple gaulois » pour abolir le profane et expérimenter le sacré. Il ne s’agit pas non plus de collectionner les études épigraphiques pour nourrir son âme. La découverte d’un site archéologique n’est enfin pas synonyme de révélation du lieu du temple.
Les recherches archéologiques, historiques ou linguistiques ne suffisent pas à qualifier ou disqualifier l’espace. C’est l’expérience qui lui attribue sa fonction en le transcendant. Le saint homme recherche le signe indiquant la nature sacrée du lieu. L’incubation paraît être la pratique la plus répandue dans l’antiquité. Pour ce faire, le devin passait la nuit sur le lieu qui lui paraissait être propice à la consécration. La divinité inspirait le dormeur en lui apparaissant en songe. En Irlande, l’Imbas forosnai, « illumination par les paumes » était une autre méthode de divination. Le devin mastiquait un morceau de chair crue, de préférence la chair d’un animal psychopompe, (chien, cerf ou cheval) qu’il déposait ensuite auprès d’un lieu sacré. Puis, il s’installait là pour dormir, les paumes autour de la tête, afin de recevoir le songe divin (5). Telle a pu être la méthode de divination utilisée par la prêtresse gauloise des environs de Metz signalée par cette inscription : « Arrête, une prêtresse druide, avertie par un songe de le faire, a consacré cette pierre à Sylvain et aux nymphes de ce lieu ».
Si le signe n’apparaissait pas pendant le sommeil, le prêtre pouvait encore le provoquer en invoquant l’aide des animaux divins, les oiseaux notamment, qui indiqueraient le lieu du temple. L’homme devait être guidé par la divinité. Il ne pouvait choisir de bâtir un sanctuaire où bon lui semblait. Un épisode de la vie de saint Colomban illustre la permanence de ces pratiques païennes dans l’église chrétienne primitive. « Il monta sur une haute colline, et de là il vit Tory dans le lointain. Et les autres saints qui l’accompagnaient dirent qu’il leur revenait de bénir Tory et qu’ils prendraient possession eux-mêmes de cette île. Il convient que nous agissions ainsi, dit Colomban. Lançons nos bâtons vers Tory et que l’île appartienne à celui de nous dont le bâton l’aura atteinte de par Dieu, et qu’elle reçoive son nom. Ainsi firent-ils et Columcille lança son bâton. Et celui-ci se changea en une lance ou un javelot, filant à travers les airs jusqu’à l’île… Et les autres bâtons des autres saints ne dépassèrent pas les îles qui se trouvent entre Tory et l’Irlande. Alors Columcille s’en alla vers Tory » (6).
Le lieu sacré ne peut donc être choisi par l’homme mais désigné à l’homme. Le procédé d’élection confirme la nature différente du lieu du temple. Celui-ci relève d’un autre espace, d’un autre temps, d’autres règles que l’homme religieux peut comprendre et qu’il respecte puisqu’il partage l’espace avec la divinité qui l’habite. La consécration s’apparente ensuite à une création. Le lieu sacré est séparé du monde profane, organisé et érigé. Il importe de fixer le centre autour d’un axe.
Le paysage peut « naturellement » être propice à l’organisation de ce lieu saint. La Bretagne connaît plusieurs « milieux » du monde, plusieurs « portes du ciel » : le Mont Dol à Dol de Bretagne, le Mané Guen à Guénin, Castennec à Bieuzy, le Menez-Hom, le Mont Saint-Michel à Brasparts, le Mont Saint-Michel à Carnac, le Méné Bré à Pédernec, Saint-Etienne de Montluc, le Menez Lokorn à Locronan… La fonction de ces « montagnes cosmiques » est de relier la Terre et le Ciel. Le rituel de leur ascension conservé dans le pardon breton, notamment la Troménie de Locronan dont les douze kilomètres sont effectués tous les six ans (7), équivaut à un voyage élémentaire dans le temps et l’espace sacrés, une purification et une élévation.
La dynamique du centre fonctionne avec l’environnement. Le système s’étend au milieu. On peut alors parler de géographie sacrée à partir de l’axe fondateur. Le monde extérieur procède du lieu du temple. Ce ne sont plus seulement quelques hectares mais une région ouverte, un pays entier qui est consacré au culte. La géographie sacrée et l’histoire sacrée apparaissent comme les principes primordiaux de la civilisation celtique. Si le « centre » conserve sa fonction archétypale d’orientation, tout le reste de l’espace peut être appréhendé comme un champ d’expérimentation cosmogonique, la projection infinie du milieu, le moyeu et sa roue.
Henri Dontenville avait discerné, dans le folklore et la toponymie, le principe d’une héroïsation de l’espace. Relevant les liens linguistiques et mythologiques entre Belen et Gargant, l’ethnologue et mythologue a appliqué sur le terrain les principes de ce qu’il a appelé « la palpitation du dieu ». Il avait établi une liste de plusieurs dizaines de toponymes dédiés au géant gaulois. « Cette liste, qui ne comprend qu’une faible partie de la toponymie « bélénique », montre, il ne faut pas se le dissimuler, beaucoup plus de proximités que de coïncidences et même, par « proximité », il convient d’entendre parfois les coïncidences qui, elles, sont frappantes, elle ne peut guère ne pas donner l’impression d’un monde où Belen, le grand Dieu mort, reste entouré d’autres signes, où Gargantua, particulièrement, maintient encore une certaine vitalité. La rareté des inscriptions d’époque romaine n’a pas ici à rendre sceptique ; les vrais Gaulois n’écrivaient pas » (8). La toponymie au secours de la mythologie n’est pas toujours du goût de l’université française. Quoi qu’il en soit, la toponymie (dérivée de la géographie) et la mythologie (issue de l’histoire) peuvent être étudiées en fonction d’autres éponymes.
Retrouver dans un espace les signes d’une architecture sacrée qui ne soit pas matérialisée, n’est pas une gageure impossible. à défaut des textes et des hommes, il convient d’interroger l’espace, de faire parler le paysage en quelque sorte, afin d’y retrouver les structures sacrées pré-chrétiennes. Nous savons et de nombreux auteurs ont prouvé dans le passé que les dédicaces à saint Martin et saint Michel, notamment, supposent des anciens sites cultuels. Nous savons que le cortège des saints armoricains n’est jamais entré dans le paradis officiel de l’église catholique romaine. Cela n’a pas empêché le « bon peuple » de leur bâtir des sanctuaires et de les célébrer lors de rites saisonniers. Nous savons aussi que les fontaines, les sources, les bois et les pierres étaient des lieux propices à l’expression religieuse avant l’érection des croix. La christianisation n’a pas fait table rase des coutumes, des croyances et des lieux de pratique religieuse dans le monde celtique. Bien au contraire, elle les a assimilés. Le paganisme est entré dans l’église chrétienne d’Occident comme le chamanisme amérindien a imbibé les églises chrétiennes d’Amérique.
Dépositaire d’un passé, le paysage a conservé les traces d’une géographie et d’une histoire sacrée que des recherches topométriques ont mises en évidence. L’étude des relations géométriques et métrologiques entre certains lieux et leurs dénominations démontrerait l’existence en Bretagne d’une géographie sacrée géométriquement élaborée. Il s’agit de triangles équilatéraux basés sur des toponymes et dont l’unité de mesure serait la lieue celtique (environ 2,212 km), ainsi un triangle équilatéral sur la base de 57 km de côté à partir du toponyme Gwazec (Saint Goazec, Lannoazoc, Kervoazec, etc.) D’autres triangles équilatéraux de 66 km, 72 km, 91 km, 102 km, 204 sont révélés par la toponymie.
Alan J. Raude (9) a reporté sur des cartes au 1/200 000 les triangles relevés par le géologue F. Kervella (10). Le résultat est des plus intéressants puisque le prolongement des triangles aboutit au même point : l’île de Gavrinis, dans le golfe du Morbihan. En poursuivant les lignes de base de chaque triangle, on retrouve à 249 km les toponymes celtiques francisés, tant au nord qu’au sud : La Chevrolière au sud de la Loire, Gavray dans le Cotentin… Ce gigantesque triangle placé sous la protection de la chèvre (gawr en breton actuel) ou par homonymie phonétique du géant (du vieux breton gavr), renvoie aux travaux publiés en 1948 par Henri Dontenville. La boucle est presque bouclée puisque poursuivant les relevés toponymiques, ce sont plusieurs autres espacés voués à une divinité qui ont pu être exhumés du paysage breton : triangle de 72 km avec le toponyme Nonn (Dirinonn, Kernonn), triangle équilatéral avec le toponyme Bré, « montagne », sur la base de 77 km de côté (Méné Bré à Pédernec, Méné Bré à Arzano, Bré à Daoulas), triangle de 162 km avec le toponyme Arth, « ours » (Arzano, Arthon, Ploërmel), triangle de 110 km avec le toponyme Sept Saints (Erdeven, Vieux-Marché, Landujan).
Les résultats de cette recherche topométrique éclairent d’une façon inattendue l’utilisation religieuse de l’espace. De nouvelles recherches fondées sur d’autres vocables en d’autres lieux confirmeraient peut-être un système de consécration. En relevant d’un réseau dédié à une divinité, les toponymes bornent un périmètre consacré et indiquent à chaque pointe de ce territoire un haut-lieu de culte. Le Tro Breizh, pèlerinage des sept saints fondateurs de la Bretagne chrétienne (saint Patern évêque de Vannes, saint Corentin évêque de Quimper, saint Pol-Aurélien évêque de Saint-Pol-de-Léon, saint Tugdual évêque de Tréguier, saint Brieuc évêque de Saint-Brieuc ; saint Malo évêque de Saint-Malo, saint Samson évêque de Dol), perpétuerait le bornage d’un espace magico-religieux. Il suffit d’identifier les marques sacrées dans la toponymie pour imaginer une antique déambulation. à chacun de reprendre son compas et son équerre de géomètre, puis son bâton de pèlerin et sa cloche de sacerdote.
Notes
1. César, De Bello Gallico, La Guerre des Gaules, Livre VI, 24.
2. Denys d’Halicarnasse, I. XIV, c. 1.
3 et 4. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, éditions Gallimard, Paris, 1 965.
5. Christian-J. Guyonvarc’h, Magie, médecine et divination chez les Celtes, éditions Payot, Paris, 1 997.
6. Manus O’Donnell, The life of Columcille, traduction Ellen Ettlinger, Les conditions naturelles des légendes celtiques, Ogam XII, Rennes, 1 960.
7. Donatien Laurent, La Troménie de Locronan, cf. La nuit celtique, éditions Terre de Brume, 1 997; Bernard Rio, Pardons de Bretagne, éditions Le Télégramme, Brest, 2007.
8. Henri Dontenville, Mythologie française, éditions Payot, Paris, 1 973.
9. Alan J. Raude, La topométrie de l’espace breton, éditions Beltan, Brasparts, 1 989.
10. F. Kervella, étude graphométrique, Al Liamm N° 200.
articles de presse
« L’Esprit des lieux
A Qu’est-ce qu’un “lieu sacré” ? Pourquoi l’est-il? Bernard Rio répond à ces questions dans un ouvrage captivant qui mêle le sérieux de la recherche et l’art du récit. Reprenant le grand légendaire des mythologies celtiques et gréco-latines, de l’hagiographie chrétienne, loin de rechercher un syncrétisme nébuleux, il montre qu’au-delà des singularités infranchissables, s’offre à nous une vision de l’humain qui nous habite encore et que nous recherchons dans ce que faute de mieux peut-être, il faut appeler l’ esprit du lieu. Ainsi, pourquoi avoir réinvesti les localisations incertaines des romans bretons du Moyen-Age dans la forêt de Paimpont, bel et bien devenue Brocéliande ? Pourquoi vouloir localiser l’île d’Avallon, confondue avec une sorte de paradis celtique, où l’éternelle jeunesse est liée à la pomme ? Mais aussi quels liens se tissent entre le “lieu consacré” au centre du monde celte et l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire? Que signifie l’étrange et merveilleuse architecture de la tour porche de son abbatiale ? Et le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle ? Au fil d’une lecture pérégrine apparaît la nécessité que nous éprouvons de la sacralisation de l’espace qui, au travers de ses légendes, nous habite et nous appelle au dépassement, à la quête.
Le temps passe mais l’inquiétude et l’imaginaire de l’être humain demeurent, inscrits dans son coeur et dans “ses” lieux ”
Yannick Pelletier
Ouest France, 5 septembre 2008