Présentation
La Bretagne est le pays des Pardons. Depuis des temps immémoriaux, chaque année les hommes se rassemblent autour des six mille chapelles qui maillent le paysage et la culture de la Bretagne. Défiant les modes, ils y célèbrent huit cent saints légendaires dotés de pouvoirs mystérieux et avec lesquels ils entretiennent de relations bien particulières.
Davantage qu’un pèlerinage, le Pardon mélange la fête religieuse et la foire profane. Les pardonneurs se prêtent à des rites et à des pratiques que l’église a parfois mais en vain tenté d’interdire au cours des derniers siècles : triple circumambulation autour du santuaire, baiser des statuts et des reliques, ablution au fontaine, accolement de mégalithes, embrasement de bûchers, offrandes et invocations, chants et danses, jeux... Dans la Bretagne du XXIe siècle, plusieurs milliers de pardons rassemblent à la belle saison des centaines de milliers de Bretons qui perpétuent une tradition millénaire. La particularité du Pardon est de participer à une double culture - chrétienne et celtique - de se rattacher à un espace - la paroisse - et à un temps - la fête du saint - qui s’enracinent dans un passé à la fois mythique et historique.
C’est un extraordinaire voyage, de sainte-Anne d’Auray à Locronan, que Bernard Rio a réalisé, cheminant avec les pèlerins du Tro Breizh, assistant au salut des bannières à Minihy-Tréguier, aux cavalcades des chevaux au pardon de Saint-Gildas, à la bénédiction des vaches à Carnac, à la descente de l’ange qui enflamme le bûcher de Notre-Dame de Quelven, à la Dérobée dansée à Moncontour... Un voyage étrange et merveilleux dans la Bretagne des Pardons. Intro
Editions Le Télégramme 2007 ISBN : 978-2-84833-184-3
Aux origines du Pardon
La croix en argent surgit du porche. Une croix étincelante dans la lumière blonde et oblique de l’après-midi de septembre. Elle jaillit d’une ombre monumentale, une basilique abyssale. Son porche qu’on dit flamboyant ouvre sur un monde obscur d’où sortent une à une les bannières de la procession. Voici l’oriflamme cramoisie du quartier Saint-Antoine suivi des couleurs de Saint-Gilles, Kervignac, Inzinzac, Branderion, Lochrist, Penquesten, Saint-Caradec, Notre-Dame-de-la-Joie… Cette année encore, les paroisses des alentours n’ont pas manqué le Grand Pardon d’Hennebont. La bannière de Notre-Dame de la Houssaye est même venue de Pontivy pour saluer sa consœur du Vœu.
Tissée de fils d’or, la plus ostentatoire des bannières, l’orifamme de Notre-Dame du Voeu précède la statue d’argent portée en majesté par six robustes paroissiens. Viennent ensuite le clergé et une foule de quelques centaines d’hommes et de femmes. Croix en tête, la procession descend la place pavée et butte sur les ganivelles de la fête foraine. Confrontation des mondes et illusion d’optique : la croix de procession s’insère plein ciel entre les pylones d’une machinerie multicolore supposée étourdir l’adolescence hennebontaise. Minuscule désuétude et tentaculaire duperie. Les pèlerins ne parviendront pas jusqu’à la tour médiévale de Bro-Erec, ils virent devant le “puits ferré” où nul citadin ne puise plus son eau et se détournent des sirènes hurlantes. Leurs psalmodies couvertes par les cris de la fête. Va de retro. Moins d’une heure à marcher dans les rues désertes de la ville haute, à commémorer le Vœu de 1699, à me remémorer ce Pardon de mon enfance, à revenir au point de départ.
Circumambulation du corps et de l’esprit. Retour en arrière sur une pratique locale, collective et familiale. Recours à la mémoire pour recomposer un puzzle de rites : messes basses et solennelles, prônes, vêpres, procession, chapelet, fête populaire et repas de crêpes. Je ne ressens pas d’opposition entre le Pardon de ce jour et mon souvenir d’enfance. Cependant cette continuation me semble anachronique dans un monde qui a tant bien que mal changé les hommes. “Chanjet des en amzer, chanjet des e me spered”, dit une vieille chanson de ce pays. “Le temps a changé, il a changé dans mon esprit”.
Pourtant, je ne ressens pas de contradiction entre l’enfant qui croyait et le quêteur que je suis devenu. Je ne doutais pas et je ne renie pas le mystère qui m’a éloigné des marchands du temple. En avril 1883, Ernest Renan témoignait d’un semblable et « indestructible pli » contracté pendant son enfance à Tréguier. « Cette cathédrale, chef-d’œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d’abord. Les longues heures que j’y passais ont été la cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l’enseignement de ces saints n’a plus aucune application. Quand j’allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j’avais des parents dans la classe moyenne, j’éprouvais de l’ennui et de l’embarras. Là, je ne me plaisais qu’avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal ». En relisant sans me lasser les souvenirs d’Ernest Renan, je mesure l’incompréhension que cet homme hors norme suscitait dans une église qui portait déjà les signes de son déclin spirituel et temporel. Le religieux Renan soulevait le voile gris de l’histoire et retrouvait le palimpseste enluminé de nos origines claniques et migratrices. Saint Yves de Vérité lui avait offert sa clairvoyance des choses anciennes et son horreur pour « tout ce qui est plat et banal » dans un dix-neuvième siècle qui vit le triomphe des uniformes : soutanes noires, tuniques bleues et blouses grises. Le vingtième siècle a pris le pli du précédant en mode rapide, effaçant les traces d’une culture archaïque en prônant l’abondance manufacturée, surenchèrissant avec inconséquence.
En ce début du vingt et unième siècle, sur le parvis de la basilique d’Hennebont, revenu à ma ville natale, revenu à moi-même en compagnie de mes cousins pardonneurs. Je chemine en plein paradoxe. La procession avance à pas comptés. Elle fait halte à chaque coin de rue comme si elle cherche son souffle. Combien de temps encore, le sinueux simulacre se perpétuera-t-il ? Dans combien d’années, la fête profane prendra-t-elle le pas sur la fête religieuse pour la diluer puis la dissoudre ? Cette année, il n’y a pas eu de dialogue entre la foule qui processionnait et les badauds qui cédaient aux stridences des manèges assiègeant la ville close. Chacun dans sa file a esquivé l’autre, concédant à l’obéissance ou cédant à la tentation. Indifférence ou incompréhension ?
Au Pardon de Sainte-Anne-La Palud où je m’étais aventuré un mois plus tôt, une autre juxtaposition du sacré et du profane induisait le mélange des genres entre les offices. Les baraques foraines ne désemplissaient pas pendant les messes solennelles et la foule basculait d’un lieu à l’autre pour se vouer et se dévoyer alternativement.
Le temps où les recteurs et leurs vicaires se plantaient devant les manèges pour dissuader par leur présence silencieuse et sentencieuse les pèlerins de se divertir, ce temps béni est dépassé. Les curés ne font plus la loi dans les villes et les campagnes. Ils n’en ont plus ni le pouvoir ni la volonté. Les réjouissances profanes ne sont-elles pas indissociables du Pardon breton !
L’erreur serait peut-être de dater le Pardon du Vœu à mon enfance pré-soixante-huitarde à l’instar de ces commentateurs qui dissertent sur les pardons en se contentant des commentaires de feu Anatole Le Braz. Le Pardon du Vœu souligne une permanence mariale de trois siècles mais ne perpétue-t-il pas une autre réalité, géographique et métaphysique, religieuse et communautaire !
Porter la statue de Notre-Dame du Vœu le dernier dimanche de septembre dans les rues d’Hennebont, c’est répéter et respecter une promesse ancestrale, la prière des Hennebontais qui se vouèrent à la Vierge Marie en 1 699 pour se prémunir de la peste. L’année suivante, une statue d’argent fût portée en procession dans la cité miraculeusement sauvée du péril bubonique. Tant que les pardonneurs pérégrinent, le vœu est exaucé, la cité préservée. Le sait-on encore ?
En 1792, la statue fut enlevée par les Révolutionnaires et fondue à Nantes. Âge sombre pour les pèlerins privés de représentation divine, exposés aux terreurs de la Raison. Au lendemain de la Révolution, une nouvelle statue arriva dans l’église restituée au culte. En 1900, son couronnement en présence de plusieurs dizaines de milliers de pèlerins fut l’écho terrestre du sacre céleste de la Vierge Marie. La statue devint la représentation solennelle de la Madone. Mille ans après le Concile de Nicée, l’évêque de Vannes accréditait trois cents ans de piété populaire en consacrant lui aussi le culte des images !
Notre-Dame du Vœu n’est que la dernière née des Vierges votives hennebontaises. Elle prit lieu et place de Notre-Dame-du-Paradis qu’un forgeron avait installée en 1514, probablement inspiré par Notre-Dame de la Joie, honorée depuis 1 252 dans l’abbaye fondée aux portes de la ville par la duchesse Blanche de Champagne ; Notre-Dame s’étant elle-même substituée à sainte Marie de Kerguelen vénérée sur la rive droite du Blavet au onzième siècle. Voilà qui ramène au moyen âge et dans la vieille ville rasée en 1 250 par le duc Jean Le Roux, dans la paroisse Saint-Caradec dont la bannière blanche et bleue rappelle son antériorité sur les autres saints topiques.
Caradec ? À quel saint faut-il que je me voue ? Caradec, Karadeg, Caratacos, Caradawc… C’est toujours la même origine dérivée de kar « ami ». Hormis l’étymologie et son ascendance galloise, les gens de lettres et les gens de la terre ne s’accordent sur aucune de ses vies. De la fin du cinquième siècle au début du douzième siècle, saint Caradec aurait cumulé plusieurs états. On le dit moine au pays de Galles, harpeur du roi Rhys, mais aussi prêtre et ermite à Trégomel à quelques dizaines de kilomètres d’ici. La fête paroissiale correspondrait à sa fin dernière, le 13 avril 1124.
Ce saint breton est représentatif d’une hagiographie merveilleuse et légendaire. Saint par la volonté du peuple sans jamais avoir été adoubé par l’évêque de Rome, saint exemplaire car il incarne la nature atavique du Pardon breton qui relie les hommes et leur terre, le monde des vivants et la divinité, l’histoire et le mythe.
Saint Caradec aurait pris possession de ces lieux avant Notre-Dame. Aurait-il aussi anticipé le christianisme ? Dans les Mabinogion, ces récits gallois qui ont précédé les romans courtois de la Table Ronde, plusieurs héros portent cet amical patronyme : le fils du roi Llyr, Caradawc Vreichvras fondateur de la dynastie de Morgannwg, mais aussi le fils du roi Bran Bendigeit que les Gallois identifient à Caratacos, fils de Cunobelinos roi des Trinovantes, vaincu en 49 après Jésus-Christ par le romain Aelius Plautus ! Continuant en amont de l’histoire, voilà Caradawc père du dieu de l’océan Manawydan…
Pour un saint inconnu du calendrier de l’église universelle, voilà une généalogie merveilleuse. J’avoue que le saint homme, jadis invoqué par les futurs mariés à sa fontaine dans le bas de la rue Le Saec, mérite mon admiration pour sa capacité à traverser les âges et à résister aux réformes canoniques. Cette faculté d’adaptation me remplit d’aise alors que je m’interroge sur la pérennité du Pardon breton en ce siècle.
« Eau non potable » annonce le panneau accroché à la fontaine de dévotion. Un filet d’eau verdâtre s’écoule de l’enclos encastré entre les murs gris. Les amoureux ont déserté un endroit sans agrément, abandonné au temps qui ride, fissure et grince. A vingt mètres, la chapelle Saint-Caradec n’est pas plus avenante. Porte fermée. Un avis municipal en interdit l’accès au paroissien, pour sa prétendue sécurité… La chapelle ne serait plus conforme aux normes. Elle n’est surtout plus à sa place dans une société du beaucoup avoir et du mal être.
Une brise froide court dans la rue Trottier et gonfle la bannière du patron de la rive droite du Blavet. Un courant d’air qui rafraichit les idées et tourne les pages d’une Vita bien remplie. J’apprécie la lignée légendaire du moine : ces parentés annoncées comme des trophées qui se lisent encore dans un roman breton du douzième siècle, « Le Livre de Caradoc Briebras » à rapprocher de son cousin gallois Caradawc Vreichvras. Ce « Caradec aux gros bras » serait contemporain du sauvage anachorète, l’un roi du pays de Vannes, l’autre ermite à Tregomel. Entre la littérature courtoise et la légende chrétienne, je souhaite bien des nuits blanches à qui prétendrait démêler la réalité galloise de l’invention bretonne et vice-versa.
Continuation ! Telle est la règle que je suis et à laquelle je me suis familiarisé en lisant les hagiographies et les romans médiévaux, en arpentant les lieux-dits, en écoutant les contes et les légendes de ce pays qui n’en finit pas de m’intriguer.
Le Pardon de Notre-Dame du Vœu est ce que les historiens des religions appellent un pélerinage urbain par distinction avec la fête rurale et champêtre. Effectivement la procession ne déborde pas du siège de l’ancienne sénéchaussée d’Hennebont. Au cœur de l’agglomération moderne, face à la mairie communiste qui occupe le presbytère du xixe siècle, la basilique se situe hors de la ville close, sur la rive gauche, et à l’opposé de la motte féodale sur la rive droite du Blavet. Édifiée en dix ans, 1514-1524, sous la houlette de François Michard, « febvre dudict henbont » maréchal-ferrant et serrurier, qui se voua à Itron Varia ar Baradoz, Notre-Dame de Paradis, et mourut épuisé d’avoir bâti son chef-d’œuvre gothique.
Avant d’être paroissiale, l’église fut la propriété de l’abbaye cistercienne de la Joie-Notre-Dame, dont l’abbesse jouissait du titre et des revenus de recteur. Le premier du nom est Guillemette Rivallen qui figure sur le vitrail central en compagnie du maître-bâtisseur. Naturellement dispensée de célébrer les offices, la Prieure se réservait un banc près de la table de communion et faisait porter la crosse abbatiale par un vassal pendant la grand-messe et les vêpres. Elle disposait aussi d’un vicaire perpétuel pour assurer l’intendance du lieu saint et accueillir les pèlerins, lesquels visitaient Notre-Dame-du-Paradis bien avant le vœu de 1 699.
L’histoire de la basilique a ainsi occulté l’existence de la chapelle primitive construite au bord d’un petit étang qu’alimentait une fontaine de dévotion, un lieu si agréable qu’il fût baptisé le « Paradis ». Les pèlerins s’y rendaient en foule et se reposaient dans un bosquet à flanc de colline. Ce furent leurs offrandes autant que les subsides de l’abbaye qui financèrent les grands travaux de François Michard.
Une chapelle, une fontaine, un étang, un bois… Le Paradis ?
Aurais-je enfin trouvé l’explication à une autre anomalie hennebontaise ? Comment se faisait-il que la basilique ne fut pas construite au faîte de la colline ! Un édifice aussi imposant devait dominer l’espace, à l’instar des autres sanctuaires mariaux Notre-Dame de Quelven, Notre-Dame-de-la Tronchaye, Notre-Dame-du-Roncier, Notre-Dame-de-Rumengol… Accrochée à mi-pente, la basilique était à mi-chemin entre les mortels et Dieu. Elle se trouve aujourd’hui entre les vivants d’en bas et les morts d’en haut… Car à Hennebont, le cimetière surplombe la ville ! Les ancêtres veillent sans mot dire sur l’ancien Paradis.
L’emplacement primitif a naturellement été conservé car il était le pont entre les cultes, entre les mondes, entre les saints d’hier et d’avant-hier, il était de facto sacré. Il était le locus consecratus d’Hennebont. L’architecte ne pouvait envisager un autre lieu. Il ne pouvait s’affranchir de la nature du lien. En d’autres temps, il en aurait été autrement.
En 1835, lorsque Prosper Mérimée visita l’édifice, le porche occidental était lézardé et l’ensemble menaçait ruines. Douze ans plus tard, Cayot-Délandre alertait encore l’opinion : « Si l’on n’y prend garde, l’église d’Hennebont s’écroulera comme s’est écroulée la belle tour de Quelven ». Ni le temps ni les guerres n’ont cependant eu raison de l’église et de son clocher, pas plus les Ligueurs de 1 590 que les bombardiers anglo-américains de 1943-1944.
Les maçons se sont succédé pour réparer les affres du temps et les folies humaines : 1709, 1803, 1906, 1 951… Plusieurs fois remanié, le clocher demeure un de mes repères avant d’arriver à Hennebont. 65,65 mètres ! une belle hauteur pour être vu de loin, pour être vu des pèlerins et leur donner l’allant pour une dernière heure de marche.
à quatre kilomètres à l’ouest, la Montagne du Salut. L’usage y était de tirer son chapeau, de s’agenouiller et de se signer pour réciter une prière ou entonner un cantique. Le Salut à Notre-Dame du Paradis est du même ordre que l’Ultréïa à Santiago de Compostela ! Pardonneurs bretons et jacquets partageaient le même rite sur le chemin d’un autre monde.
Aujourd’hui, la pérégrination se déroule dans la ville, réduite à une portion de bitume. Qui ne veut pas de l’autre : ceux qui prient ou ceux qui s’amusent. Qui et pourquoi interdire le mélange du profane et du sacré ? La peur sans doute, cette satanée catin qui traîne dans les esprits les plus forts et professe le non dit. Dommage car l’ami Caradec et la Bonne Dame ont vu bien d’autres carnavals coiffer les iconoclastes et des défilés plus sanguinaires raser les têtes.
Cousue d’or et d’argent, la procession disparaît par où elle est apparue. Le porche à double baie cligne de l’œil. Une seule des deux portes est ouverte pour aspirer le flux des pèlerins. Les porteurs de croix et de bannières s’inclinent comme en allégeance pour entrer dans le sanctuaire. Je regarde leurs silhouettes muées en ombres dans le faux jour de l’automne. Le flux s’écoule pas à pas dans le vaisseau de pierre. Gothique finissant et millénaire ânonnant. La lourde porte bientôt se referme pour les ultimes incentations du Grand Pardon de Notre-Dame du Vœu. L’église a fermé les yeux. Derrière la porte close, les pardonneurs prient sans craindre la fureur du dehors.
Il reste une loge vide sur le trumeau central du porche, une place qu’occupait jadis une Vierge à l’Enfant. Qu’est-elle devenue ? Volée, mutilée, mise sous séquestre… ? Dans la prochaine heure, le soleil éclairera son absence. Lorsque les hommes sortiront le soleil leur fera face, et j’aurai quitté ma ville natale, repris le chemin de mon promontoire d’adoption, ma besace remplie de souvenirs.
Le dernier dimanche de septembre, revenu à Hennebont pour suivre la procession, pour entendre le Magnificat. Pendant leur marche lente, les pèlerins ont chanté des cantiques tristes d’amour, des airs graves pour se donner la cadence. Leurs voix se sont perdues dans les rues. Je me suis souvenu de mon enfance. Je me suis interrogé sur la généalogie de cette cérémonie, supputant les avant-guerres, imaginant le lieu bucolique, un Paradis au bord du Blavet. Recueillant des indices jusqu’au commencement du rite. Et parce que le monde s’emballe et se parjure par tout ce qui est plat et banal, je cherche dans le Pardon les reliques d’un temps qui soit ni éphémère ni mercantil, la persistance d’une pensée originale, la substance d’une tradition vivante. William-Butler Yeats en a écrit l’éloge sur les lieux enchantés de Sligo. « Les Églises du Moyen Âge réussirent à s’assurer le service de tous les arts parce que les hommes comprenaient que lorsque l’imagination est appauvrie, une voix essentielle - d’aucuns diraient : la seule voix - en faveur de l’éveil du sage espoir, de la foi durable, et de la charité compréhensive, ne peut proférer que des paroles brisées, si elle ne tombe pas dans le silence ». Ce silence menace la Bretagne de demain, un silence empreint de vulgarité et de mensonge si l’homme nie l’intelligence des choses, s’il se perd en faussant ses traditions et son imagination.
Le dernier dimanche du mois de septembre, c’était jour du Grand Pardon de Notre-Dame du Paradis à Hennebont.
Articles de presse
« La Bretagne est le pays des Pardons. Depuis des temps immémoriaux, chaque année les hommes se rassemblent autour des six mille chapelles qui maillent le paysage et ta culture de la Bretagne Défiant les modes, ils y célèbrent huit cents saints légendaires dotes de pouvoirs mystérieux et avec lesquels ils entretiennent des relations bien particulières. Davantage qu'un pèlerinage, le Pardon breton mélange la fête religieuse et la foire profane. Les Pardonneurs se prêtent à des rites et à des pratiques que l'église a parfois mais en vain tenté d interdire au cours des derniers siècles : triple circumambulation autour du sanctuaire, baiser des statues et des reliques,
ablution aux fontaines, accolement de mégalithes, embrasement de bûchers, offrandes et invocations, chants et danses, jeux…. Dans la Bretagne du XXIe siècle, de nombreux pardons rassemblent à la belle saison des centaines de milliers de Bretons qui perpétuent une tradition millénaire. La particularité du Pardon est de participer à une double culture, chrétienne et celtique, de se rattacher a un
espace, la paroisse, et à un temps, la fête du saint, qui s'enracinent dans un passé à la fois mythique et historique. C'est un extraordinaire voyage, de Sainte Anne d'Auray à Locronan, que Bernard Rio a réalisé, cheminant avec les pélerins du Tro Breizh, assistant au salut des bannières à Minihy Treguier, aux cavalcades des chevaux au pardon de Saint Gildas, à la bénédiction des vaches à Carnac, à la descente de l'ange qui enflamme le bûcher de Notre Dame de Quelven, à la Dérobée dansée à Moncontour… Un voyage étrange et merveilleux dans la Bretagne des Pardons.
Cet ouvrage est remarquable à plus d'un titre C'est un beau livre, richement illustré des photographies de l'auteur C'est aussi,
et avant tout, un vrai livre, pas la simple compilation des multiples essais sur la question. Bernard Rio sait de quoi il parle. Profondément enraciné dans sa région, auteur de nombreux ouvrages traitant de la matière et de la culture bretonne (patrimoine, environnement, tourisme, traditions, art de vivre ), son dernier ouvrage est un témoignage vécu. ll parle de pardons qu'il a suivis, il cite les textes qu'il a lus. Mais il y a plus encore, son ouvrage reflète une profonde connaissance parfaitement maîtrisée, abordant chaque thème de façon transversale, allant bien au-delà de la simple description événementielle, le tout servi par une écriture vive, érudite tout en restant accessible, qui rend a la lecture du texte un plaisir quasi romanesque.
Bernard Rio lance aussi un cri qui est autant d'amour que d alarme. En suivant les Pardons d'aujourd'hui, et en cherchant les indices d'une longue filiation, il « cherche dans le pardon les reliques d'un temps qui soit ni éphémère ni mercantile, la persistance d'une pensée originale, la substance d'une tradition vivante ». Il ressent la nécessaire complémentarité de tous les arts la seule voix n'étant
pas suffisante pour ne pas basculer dans le silence. Avant d'ajouter «Ce silence menace la Bretagne de demain, un silence empreint de vulgarité et de mensonge si l'homme nie l'intelligence des choses, s'il se perd en faussant ses traditions et son imagination»
Alors, pourquoi ne pas aller de ce pas suivre la Grande Troménie de Locronan qui reprend tous les six ans, au mois de juillet le même itinéraire immuable a travers les champs de blés et les talus, la continuation, d'après les historiens, d'un grand cérémonial
celtique lié a la représentation du cycle calendaire. Douze stations et douze kilomètres à parcourir silencieusement en suivant le soleil. »
Jean-Yves Paumier, Le Nouvel Ouest, septembre 2007
« Bernard Rio nous livre un précieux ouvrage sur les Pardons de Bretagne accompagné de ses propres photographies. A la lecture des textes, on imagine l’auteur, carnet de notes en poche et appareil photo sur l’épaule, vadrouiller de pardon en pardon à travers la Bretagne, du premier au dernier de la saison. Le ton adopté est celui du reporter, écrivant en sa propre personne et n’éhsitant pas à prendre position ou jouer au badaud, pour tenter de saisir l’ambiance « de l’extérieur ». Le reporter des pardons, une fois rentré chez lui, n’hésite pas à mettre en perspective les précieux témoignanges d’un temps révolu recueillis par Anatole Le Braz et publiés dans l’ouvrage intitulé Au Pays des Pardons, aimant aussi citer quelques vers bien trempés de Tristan Corbière, qui donnent une idée de l’ambiance du pardon de sainte-Anne-de-la-Palud à la fin du XIXe siècle.
Le lecteur se promène ainsi des pardons aux chevaux aux pardons des oiseaux, dépeuplés d’oiseaux depuis que les interdictions de la préfecture en sont venues à bout – de la célèbre Troménie de Locronan au non moins célèbre pardon de sainte-Anne-d’Auray, découvrant au fil des pages des pratiques des plus étranges comme celle du mel beniguet (le marteau bénit, aveclequel on fracassait le crâne des morts) au pardon du Mané Guen, à Guénin, ou encore celle des croix de proëlla à Ouessant, censées faire revenir au pays natal l’âme des disparus. Sans compter tous les rites inhérents aux pardons autour de l’eau, du feu, de la terre et de la pierre, pouvant faire figure de pratiques magiques pour le visiteur qui les découvre »
Aurélie Thépaut, ArMen, novembre 2007
« La Bretagne est le pays des pardons qui honorent les multiples saints locaux en mêlant solennité religieuse et réjouissances profanes. Bemard Rio leur consacre un bel ouvrage, exempt de tout folklore, de tout enthousiasme (le renouveau des pardons), de toute nostalgie (la perte de la pratique religieuse). Partant de la recension d'une
quarantaine de pardons importants, il s'interroge sur le lien entre l'homme et le sacré, entre les nécessités de la vie et la quête du sens de la vie. Bien des saints sont d'abord thaumaturges et protecteurs, ils guérissent et conservent. On peut les supplier pour les corps souffrants et leur confier ses chevaux, son bétail ou l'espoir des ses moissons. Et cela, parfois sans hiérarchie. Saint Eloi veille sur la fécondité humaine et équine. II arrive aussi aux pardons de
s'écarter de l'orthodoxie vaticane pour accueillir des parfums de légendes, des auras de mystères, de lointaines et vagues souvenances païennes. Qu'importe, le pardon demeure acte de religion, au sens étymologique. Il est lien entre soi et sa communauté humaine, entre soi et l'au-delà. Pardon des oiseaux ou pardon de saint Yves, Tromenie de Locronan ou pardon de sainte Anne le marcheur-pèlerin chemine en lui-même pour « remonter vers la source »,
pour « prendre de la hauteur », et se confier, corps et âme, à l'ineffable incarné dans le visage d'une sainte ou d'un saint aimés pour leur ressemblance familière, familiale presque… »
Yannick Pelletier, Ouest-France, 15 septembre 2007
« Quelque huit cents saints bretons (reconnus ou non par Rome), environ six mille chapelles... C’est peu dire que la Bretagne est le pays des pardons. Ce livre, illustré de nombreuses photos en couleur, ne constitue pourtant pas une histoire de ces cérémonies bien particulières et n’en donne pas non plus une liste exhaustive. Le propos de Bernard Rio est autre : “Je cherche dans les pardons les reliques d’un temps qui ne soit ni éphémère ni mercantile; la persistance d’une pensée originelle, la substance d’une tradition vivante”. Soyons plus clair : ce que propose l’auteur, dans ces récits à la première personne, c’est une vision, une interprétation des rites et des pratiques qu’il a pu observer à travers une quarantaine de pardons, célèbres (saint Yves à Tréguier, Sainte-Anne-d’Auray, grande troménie de Locronan...) ou plus locaux, c’est-à-dire moins courus.
Car, dans les pardons, bien des éléments se mélangent. Au fil des décennies et même des siècles, les croyances populaires et la dévotion religieuse se sont intimement mêlées, les traces d’un culte païen (pierre, arbre, eau etc.) se sont immiscées dans les cérémonies modernes, la mythologie celtique d’hier a rejoint les croyances et pratiques religieuses d’aujourd’hui, ce qui fait écrire à Bernard Rio que “les innombrables saints autochtones et dames mariales supportent des rites qui s’apparenteraient, hors de Bretagne, à la sorcellerie” ! A cet égard, l’auteur cite de nombreux exemples pris un peu partout en Bretagne, ce qui entraîne le lecteur dans un Tro Breizh un peu échevelé et dans un tourbillon d’observations, d’anecdotes et réflexions.
Qu’importe : Dieu ou les divinités celtiques reconnaîtront sans doute ce qui leur appartient. Quant au lecteur, il aura retenu que le pardon breton est “une assemblée qui est plus qu’une fête, un pélerinage qui ne se réduit pas à une pérégrination, une cérémonie religieuse qui n’est pas simplement chrétienne ... »
Yves Loisel - Le Télégramme - 20 juillet 2007