Depuis deux millénaires, l’homme occidental a repoussé le sauvage au ban d’une civilisation écrite et policée qu’il concevait immuable. Il a tenté de s’extraire de la nature en se protégeant derrière les murs de l’urbanité. Cette mise à l’écart a conduit l’homme moderne à une perception raisonnée du monde. La ville n’est pourtant pas l’unique source de l’histoire. Les Celtes de l’antiquité se détournaient des cités pour chercher le reflet de la divinité sous les frondaisons des chênes. Renouant avec cette attitude, Bernard Rio est parti à la recherche d’un temps et d’un espace où la fable s’anime, où le sage monte à l’arbre, où les amants se perdent dans les bois, où les héros s’aventurent au-delà du monde. S’interrogeant sur les mythes et les légendes qui fondent la culture celtique, il perçoit la forêt comme un lieu d’ensauvagement et d’enseignement. La forêt au milieu du monde, telle est l’idée maîtresse de cette immersion dans les traditions populaires, dans les romans médiévaux ou sur les chantiers archéologiques. C’est à la forêt premier et dernier temple de la divinité que les peuples d’Europe doivent leur héritage et leur devenir. Aller dans la forêt pour y apprendre l’histoire et bâtir le monde de demain, telle est la leçon conjuguée de Merlin, de Bernard de Clairvaux et de François-René de Chateaubriand !
Edition l’Age d’Homme 2001 ISBN : 2-8251-1563-0
« L’étude est bien menée et convaincante, très claire et même pédagogique. J’y ai retrouvé maint texte dont je me suis occupé, c’est dire que je ne me trouvais pas dans la silva obscura et, bien sûr, sacra. Le culte des arbres est plus ancien que les catégories « Celtes, Germains, Slaves » ; à mon avis, ceux-ci ont développé des croyances antérieures, mais comment le prouver ? Il faudrait plonger dans les peintures rupestres, etc.
Claude Lecouteux
L’ARBRE PHILOSOPHAL
Si, ainsi que l’écrit François-René de Chateaubriand, dans Le génie du christianisme, « les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture », alors c’est à la forêt qu’il faudrait revenir pour étudier la divinité et l’architecture primitive. Ce serait entre les colonnes corinthiennes, sous les voûtes de l’église gothique et sous les frondaisons de cette forêt où bruit le vent que l’esprit s’ensauvagerait, que l’homme perdrait sa moderne et superbe raison pour retrouver la voie d’un sacré originel.
Prendre le parti de la réflexion induit de prolonger le doute. Dans le labyrinthe des arbres, la vérité n’aurait plus lieu d’être invoquée. N’y serait-elle pas immanente ? Le bien et le mal ne se confondent-ils d’ailleurs pas dans les ombres de la futaie et dans les rais de lumière de la clairière ? La gloire serait ici vanité, la science folie, la culture barbarie, le dogme illusion. Merlin prophétisait assis sur la fourche d’un pommier, Lailoken courait d’arbre en arbre et saint Bernard oubliait le livre : « Crois en l'homme d'expérience : tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les pierres t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre des maîtres » (1).
La forêt renvoie l’homme à ses vieux démons. Marge de la civilisation paginée, elle n’augure rien d’autre que la terrible liberté du solitaire, la permanence du tragique dans une humanité installée au-dessus du monde.
Quelle est vraiment cette sylve imaginée, idéalisée et diabolisée, humanisée et déifiée ? Tenter une définition risquerait d’emprunter un chemin déjà tracé. Explorer la forêt, ce serait d’abord s’aventurer où se perdre. Peut-être accéderait-on à une connaissance sauvage en s’égarant dans un paysage qu’on souhaiterait comprendre en le définissant par des usages et en le clôturant de mots. L’inventaire de cet espace archaïque, avant qu’il ne soit exploité et modifié à des fins civilisatrices, supposerait qu’on l’examine et qu’on tourne autour avant d’y pénétrer. C’est ainsi que les textes depuis les arpenteurs de l’antiquité jusqu’aux essais des agronomes mériteraient être inventoriés afin de ne pas répéter les traductions et les approximations.
Aux commentaires des voyageurs et des maîtres du paysage viendraient se greffer des récits indigènes qui déformeraient l’avis de l’historien officiel. Aux écrits d’hier d’ailleurs et d’ici, il faudrait encore ajouter les surnoms de cette terre sauvage, toponymes qui courent sur les cartes et dans les mémoires, mais aussi les tessons épars des sociétés défuntes : vestiges épigraphiques et débris votifs que les prospecteurs continuent d’exhumer du ventre fécond de la terre mère. L’espace deviendrait peut-être parole après que le temps eut livré ses secrets encrés dans les livres ?
Terre et temps fouillés par les archéologues qui traduisent le paysage en « données ». Lignes et chiffres. Espace et temps. Images d’un cadastre raisonné, daté et limité, qui attentent à une autre définition, une autre division de l’espace et du temps. Outils et interprétations changent le discours sur cette forêt mouvante et pourtant permanente. Étudier la forêt, ce serait donc se familiariser avec les sciences exactes afin de les abandonner pour réfléchir en chemin et marcher à l’aventure.
Cet arpentage forestier ne pourrait n’être qu’une énième conclusion aux a priori de la recherche contingentée. Préhistoire, protohistoire, histoire… Chacun dans sa case à gratter le sol ou le papier. Avant la conquête romaine, le sauvage serait encore plus sauvage, le barbare encore plus barbare, le celtique encore plus celtique… La suspicion serait alors de règle et le chercheur tenu d’être sur ses gardes pour inspecter un temps et un espace dont l’intérêt scientifique n’est que relatif au vu et au su des gallo-romanistes. Entre le paléolithique et l’arrivée de César, les manuels scolaires ne nous apprennent d’ailleurs rien. Si les inspecteurs généraux de l’éducation Nationale ne veulent pas inscrire les barbares au programme scolaire, n’est-ce pas parce qu’il ne se passerait rien au cinquième siècle avant Jésus-Christ… N’est-ce pas que l’histoire n’aime pas les vaincus ? Si la confusion est entretenue entre la Gaule et une figure géométrique à cinq côtés, n’y-a-t-il pas déjà une négation et une reconstruction de l’espace ? N’est-ce pas que la Gaule est toujours occupée par l’esprit romain et qu’elle ne doit rien savoir d’un passé qui n’a rien d’hexagonal ? N’est-ce pas qu’il faille encore tenir pour exact les allégations du sénat de Rome au premier siècle. Il y a 2 500 ans… Il n’y aurait rien d’intéressant !
Pourtant, les archéologues ont multiplié les fouilles, exhumé des trésors princiers. Ne parlent-ils pas de la civilisation de Hallstat ? Et les tombes des dirigeants de Hallstatt et de la Tène ancienne ne témoignent-elles pas d’un niveau social comparable à celui l’aristocratie grecque du temps de Homère ? La sépulture de Vix relèverait-elle alors du hasard, de l’exception gauloise qui confirmerait la règle gréco-latine ?
Non. Non et non. Le nombre important de sépultures aristocratiques, la similitude de leurs dépôts, leur diffusion dans le temps et l’espace supposeraient l’existence d’une civilisation celtique puissante et cohérente de la Baltique à la Méditerranée.
Les centres de pouvoir celtiques entretenaient-ils d’étroites et constantes relations commerciales, politiques, culturelles et cultuelles ? Les urnes et céramiques funéraires l’attestent notamment entre le huitième et le cinquième siècle. Ces relations avérées entre les tribus celtiques autoriseraient et obligeraient une intelligente comparaison entre les données continentales et insulaires. Parallèlement, la civilisation celtique pourrait être appréhendée au regard de civilisations voisines. Le Celte pensé comme barbare se révélerait alors être un « civilisé qualifiant ». Celtique gauloise, celtique britannique, celtique cisalpine et celtique danubienne… Les distinctions devraient dès lors être critiquées préalablement à toute interprétation culturelle et chronologique. Il deviendrait ainsi impossible d’étudier l’une sans faire référence à l’autre.
Cette comparaison des tribus celtiques comme règle d’interprétation vaut géographiquement mais aussi disciplinairement. Peut-on fouiller un sol et l’interpréter sans se soucier de linguistique ? Peut-on étudier une langue prétendument disparue sans se soucier de la toponymie ? Peut-on étudier le paysage sans s’autoriser une incursion dans le folklore ? S’il est apparu qu’on ne pouvait circonscrire les études celtiques aux seuls textes de l’antiquité et aux seuls vestiges archéologiques… Ce n’est pas pour se résoudre à refermer la parenthèse. Les disciplines conjuguées, les découvertes superposées et non plus juxtaposées, auraient dû interpeller les celtisants émérites… Ç'aurait été faire fi des versions latines, s’abroger de la tutelle classique qui, avec une édifiante constance, annonce qu’il n’y a rien à voir dans la proto-histoire. Connaissaient-ils Diogène Laërce ? « Quelques-uns affirment que l’étude de la philosophie a commencé chez les Barbares. Les mages la pratiquaient chez les Perses, les Chaldéens chez les Babyloniens ou les Assyriens, les Gymnosophistes chez les habitants de l’Inde, ainsi que chez les Celtes et les Gaulois ceux qu’on appelle Druides et Smnothées » (2). Il s’agit là d’allégations prétendent ceux qui n’osent imaginer que la civilisation ne puisse pas être strictement gréco-latine !
Autant le néanderthalien rassure et autorise une étude puisqu’il est placé à part de l’humanité sapiens sapiens, autant le Celte révulse car sa civilité remettrait en cause les dogmes civilisateurs de Rome. Discourir sur quelques tessons n’est guère dangereux. Ce serait simplement le gage d’une érudition louable et d’une passion acceptable. Qu’on sorte du champ de fouilles pour explorer la culture ancienne ou pis encore la religion des barbares… et la chape de plomb retombe. Le sujet demeure interdit. César a écrit et sa dictée suffit à des maîtres penseurs pour juger de la religion barbare. Il faudrait se satisfaire de quelques bribes volées à Posidonios par un général en campagne pour une élection à Rome… Méconnaître une civilisation voire la disqualifier en alléguant des emprunts méditerranéens dans ses expressions cultuelles et culturelles, en mettant en doute l’authenticité des documents qui contredisent leur ignorance, inventer et avancer des hypothèses en contradiction flagrante avec l’histoire n’a rien de très scientifique. Tel est pourtant la base des discours des institutionnels qui ressassent un même leitmotiv : on ne connaît rien d’un hypothétique savoir celtique. Faux et usage de faux, pourrait-on répondre aux mauvais élèves de Camille Jullian.
Chercher les documents anciens pour comparer les points de vue, ne pas limiter ses recherches au seul domaine méditerranéen et à une seule séquence de temps, remonter les filières et recouper les témoignages, passer les lieux au peigne fin, collecter des indices validant les hypothèses et oublier les versions officielles des compilateurs. Retrouver le contexte de chaque époque, accepter les points de vue des uns sans repousser ceux des autres… Tel pourrait être le programme de cette exploration synthétique dans les contrées « sauvages ».
L’étude de la civilisation celtique supposerait de ne pas la situer dans un temps mais de l’interpréter avec le souci de faire abstraction de notre temps. Cette recherche est aussi jalonnée de pièces à conviction qu’il importe de partager. À l'instar de Vitruve, il n’est pas interdit de dire ses sources et ses inclinaisons : « je ne cherche point, en écrivant cet ouvrage, à cacher d’où j’ai pris ce que je produis sous mon nom, ni à blâmer les inventions d’autrui pour faire valoir les miennes. Je professe, au contraire, la plus grande reconnaissance envers tous les écrivains qui ont recueilli, comme je fais, tout ce que les auteurs plus anciens ont préparé et amassé, chacun dans sa profession ; car leurs ouvrages sont comme une source où nous pouvons puiser abondamment ; nous profitons du travail de ceux qui nous ont précédés pour composer avec assurance de nouveaux ouvrages… » (3).
Les contradictions apparentes de certains documents anciens et médiévaux pourraient faire douter et embrouiller les pistes. Mais il y a nécessité d’établir un état des lieux et de fournir les sources de chaque document, permettant à chacun de vérifier l’information et de certifier l’intuition. La règle resterait ici de trois : Thèse, antithèse, synthèse… avec systématiquement les références des indices permettant de justifier le propos. La multiplication des notes et des citations surcharge bien sûr le discours. D’ailleurs, le lecteur serait parfois tenté de négliger des extraits qu’il jugerait longs et inutiles. Pourtant, il n’y a rien de superflu dans l’énumération. Un document est caractéristique s’il est un élément du puzzle. Et c’est au moment d’ajouter la dernière pièce que l’image se précise. Il manque toutefois de nombreuses pièces à ce puzzle… et les documents ne sont pas tous d’égale valeur. L’image est par conséquent loin d’être parfaite. Aussi l’accumulation ancienne ne dispense surtout pas de chercher d’autres indices. La littérature savante ne dispense pas non plus de comparer méthodiquement et d’interpréter à nouveau. Se suffire des explications, voire même se satisfaire des absences d’explications dans un domaine aussi vaste, aussi inexploité que la matière celtique relèverait d’une croyance charbonnière ou d’une ignorance.
Cette ignorance n’est généralement pas due à un manque de données mais à une absence de curiosité ou même à des a priori culturels et des dogmes étrangers aux sciences. Nul ne songerait et n’oserait étudier la civilisation chrétienne en ne retenant que des superstitions locales ou des manuscrits apocryphes. À moins de reconnaître d’emblée des a priori chamanistes et animistes, ce qui est souvent le cas mais rarement avoué, les études celtiques ne peuvent limiter leurs interprétations à des bribes secondaires et à des fragments découverts en aval de la source. La civilisation et en l’occurrence la religion sous-tendent une cosmogonie et une doctrine. Pour tenter une appréhension de la tradition celtique, il ne faudrait pas réduire son champ de vision, tant dans le paysage que dans la mémoire, car il y aurait un indubitable danger à cataloguer prématurément et abusivement des divinités et des cultes. Notre méthode a été de ne rien rejeter, de tout comparer et de confronter aussi ce qui ne pouvait pas être raisonnablement comparé, par exemple le commentaire grec ou latin avec le récit épique médiéval, l’archéologique avec le légendaire. Ce faisant, de spécieux archéologues et des ethnologues pourraient être tentés de reposer leurs pièges sur les lignes de démarcation et de nous délivrer la bulle d’excommunication.
Pour sortir du ghetto et remonter à la source, il convient parfois de ne pas obéir aux ordres, de sortir des sentiers battus et d’utiliser des méthodes cavalières. Un bon exemple de cette nécessité transdisciplinaire est le décryptage du calendrier gaulois de Coligny où l’épigraphie, la linguistique, les mathématiques, l’astronomie ont dû être conjuguées pour parvenir à une explication sérieuse. Et c’est à une citation de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien sur les Gaulois que les chercheurs ont eu recours pour déterminer le calage mensuel… « et ante omnia sexta luna quae principia mensum annorumque his facit… » « et à la veille de la sixième lune, celle qui fait les débuts des mois et des années… » (4). C’est en effet au premier quartier de lune que les Celtes fixaient le début de leur année et non à la nouvelle lune utilisée par les moyen-orientaux pour déterminer leur calendrier. Il suffisait ici de jeter les ponts entre les disciplines pour obtenir l’information manquante ! L’invention de Brocéliande en petite Bretagne doit ainsi être replacée dans un cadre autant historique que culturel. Toute étude littéraire des romans bretons qui ignorerait la mainmise des Plantagenêt sur le duché de Bretagne au douzième siècle ne saurait appréhender la réalité des œuvres commandées par le politique. Le roi archétypal Arthur est aussi une pièce maîtresse de la politique des Plantagenêt pour asseoir leur légitimité historique en grande et en petite Bretagne.
Malheureusement, le discours a tellement préoccupé les spécialistes que leurs recherches s’écartent peu ou prou des périmètres où leurs diplômes les contraignent à stationner. Cette respectabilité disciplinaire a souvent éclipsé la méthode comparative et repoussé l’intuition jugée incorrecte. Or la rigueur constitue l’envers du hasard, l’envers mais pas l’ennemie. Ainsi les découvertes s’écrivent souvent dans les marges des pages, lorsque la question soulevée est éclairée par une pensée curieuse. Récuser d’emblée une comparaison transdisciplinaire sous prétexte qu’elle ne s’inscrirait pas dans une logique universitaire est un faux problème. Tel un palimpseste, le monde conserve sous une réalité apparente la version plus ancienne d’une autre réalité. Le modèle de la forêt primitive magnifiée par Chauteaubriand aurait ainsi été fixé dans les mythes et les rites que les Celtes ont écrits dans le paysage et inscrits dans leur mémoire. Les textes irlandais réunis sous le nom de Dindshenchas ne signifient-ils pas « la tradition des lieux » ? Ces Dindshenchas fournissent et expliquent des centaines de toponymes, accordant un sens à chaque lieu et démontrant aux archéologues, épigraphistes, linguistes et historiens que le paysage celtique a bel et bien une signification mythique.
Les archéologues ont quant à eux démontré que, dès l’âge du fer, le paysage de l’Europe barbare était très anthropisé. Les Celtes de la Tène avaient défriché et mis en culture de larges zones et la forêt ne marquait plus aussi nettement l’horizon de la Gallia comata. L’invention de la charrue au cinquième siècle avant notre ère a permis aux Celtes de cultiver des terres jusqu’alors inexploitées. Cette invention a durablement modelé un paysage qui demeure perceptible deux mille cinq cents ans plus tard. Ce paysage ne se divise et n'oppose néanmoins pas la forêt et la campagne cultivée, ni cette campagne à la ville… Il n’y a pas confusion, il n’y a pas non plus exclusion mais intégration des différentes formes du paysage. Les oppida du deuxième siècle sont des cités couvrant des surfaces très vastes, non des villes à la campagne mais bien la campagne à la ville. L'habitat dispersé indique une population dans la nature et non une nature dominée par la population. L’humanité s’insère dans le paysage ! Cette intégration expliquerait les interprétations erronées des voyageurs de l’antiquité et notamment cette permanence tardive à décrire une Gaule chevelue. Car au moment même la conquête romaine, les terres celtiques ne correspondaient plus à la vision sylvestre que les commentateurs grecs et latins avaient esquissée.
L’Europe occidentale était habitée mais l’homme demeurait un élément dans le décor. Cette forêt parcellaire du premier siècle demeurait le lieu de la divinité. Car à l’instar de Dea Arduina, la forêt celtique de par son principe n’est pas une réalité visible mais un lieu incréé et intelligible… Étudier cette forêt des origines suppose qu’on appréhende la matière s’y rapportant comme ce palimpseste évoqué plus haut. Reposoir de la divinité, la forêt celtique serait une histoire et un domaine religieux dont les faits et les légendes pourraient être interprétés comme des mystères. Clément d’Alexandrie n’écrit-il pas dans les Stromates que « tous ceux, barbares et Grecs, qui ont traité de la divinité, ont occulté les principes des choses et ils ont transmis la vérité par des énigmes et des symboles, par des allégories et des métaphores, et autres semblables figures ».
Situé au milieu de la forêt, le locus consecratus que César décrit dans ses commentaires de la Guerre des Gaules pourrait être le temple par excellence, « lieu » consacré de la nature… Le nom latin lucus ne conserve-t-il pas la racine indo-européenne leuk, qui signifie clarté et qu’on retrouve littéralement en français dans le mot clairière !
Le lieu devient sacré dès lors qu’il est consacré à la divinité. Il pourrait être aussi sacré par nature. L’un n’exclut pas l’autre. Il serait réducteur et révélateur d’un esprit « moderne » de récuser le lieu en tant que divinité pour ne retenir qu’un lieu inanimé que consacre le culte de la divinité par l’homme. Le culte n’est pas un principe. Il ne fonde pas la divinité… ce n’est qu’une expression rituelle non la manifestation de la divinité. Celle-ci se manifeste dans le lieu, par le lieu sacré. La distinction entre la forêt et la divinité qui s’y manifeste met en évidence un esprit étranger à la notion même de sacré, une intelligence qui cherche à définir avant de comprendre, une raison qui sépare l’anima du mundi, la res cogitans et la res extensa, la res publica et la res silva… René Descartes démontre cette raison verticale et son aversion horizontale mais la forêt tient davantage de l’orientation que de la démonstration. L’attitude ratiocinante des spéculateurs du dix-neuvième et du vingtième siècles s’avérerait bien plus éloignée de la Tradition celtique que ne l’était celle des moines défricheurs et de leurs hagiographes médiévaux.
Les Vitae des saints des sixième au dixième siècles indiquent des acteurs et des auteurs bien informés, vivant et agissant avec une grande connaissance des cycles naturels… Mais paradoxalement ces clercs bretons font allégeance à Rome dont ils revendiquent l’héritage et à laquelle ils s’affilient et s’assimilent dans une tentative de reconstruction d’un passé en appelant une origine troyenne (voir le mythe de Brutus/Britto dans Historia Brittonum et Historia regum Britanniae). Certes, ils ont créé un passé en fonction de leur présent. Mais la lecture des Vitae laisse penser que cette création n’était qu’une réforme. Ils ont en effet eu accès aux sources antiques puisqu’ils y étaient confrontés sur le terrain, tant dans l’espace que dans les esprits. Une lecture sommaire de ces récits laisserait aussi supposer que la confrontation s’est soldée par une élimination du passé et une construction du présent, à l’image de cette histoire « gauloise » ne débutant qu’avec la conquête romaine ! Ne s’agit-il pas là d’une interprétation essentiellement « actuelle », fruit d’une lecture d’un passé que nous pensons linéaire ? Dans cette vision chronologique de l’histoire, l’homme moderne va établir une même relation avec les hagiographes qu’avec leurs prédécesseurs… Cette construction intellectuelle est-elle la vérité ? Les Vies des saints n’éclipsent pas l’histoire si le lecteur sait utiliser ces textes pour ce qu’ils sont : une reconstitution de l’histoire aux dépens de l’antiquité.
Les récits médiévaux indiqueraient plus une transformation qu’une élimination des matériaux religieux pré-chrétiens. Non seulement, des relations ont perduré pendant plusieurs siècles ainsi que l’atteste le thème récurrent du dragon dans la littérature religieuse et la tradition populaire mais il n’y a nullement eu entre le monde chrétien et le monde antique la relation culturelle exclusive que l’homme entretient aujourd’hui avec son passé. La fin du monde antique et le triomphe du christianisme correspondent à une histoire mal écrite et plus mal appréhendée que mal connue par les textes. L’extravagance littéraire est monnaie courante dans les récits mais elle ne peut être interprétée comme extravagance que par des esprits résolument hermétiques à la culture populaire du bas-empire. Cette extravagance témoignerait de la disparition des anciens lettrés et de l’apparition d’un nouveau pouvoir qui s’exprime dans les textes comme dans la ville. Le vocabulaire utilisé laisserait ainsi supposer un appauvrissement de la langue religieuse alors qu’il ne s’agirait que de l’émergence d’une classe non lettrée maîtrisant mal les concepts qu’elle transcrit. L’Académie d’Athènes a été fermée en 529 ! Cette faiblesse indiquerait un tournant de la société mais ne signifie aucunement qu’il faille accréditer l’exubérance littéraire et le mensonge hagiographique comme monnaie courante au moyen âge. Cette littérature contredirait une culture raffinée si elle devait être lue au premier degré. Elle pourrait toutefois être le camouflage savant d’un domaine religieux qui ne pouvait être présenté autrement que grossièrement. D’indigne, le style deviendrait dès lors louable car les critères d’interprétation ne seraient plus du même ordre. N’a-t-on pas lieu de penser que les moines usaient et abusaient de « formulaires » destinés à leurrer la censure officielle en donnant l’apparence d’une foi charbonnière… S’il y avait là un double sens que les glosateurs celtes savaient et se plaisaient si bien à utiliser dans d’autres écrits, alors cette littérature hagiographique devrait être lue avec malice. L’étymologie contribuerait notamment à transformer certains vocables et à détourner le sens visible pour que disparaisse le camouflage et qu’apparaisse un autre symbolisme. Les Vies ont été écrites par les disciples spirituels d’un saint homme dont la réputation doit aussi assurer la pérennité du monastère. Pour que les dons continuent d’affluer, il convient de louer les prouesses de ce saint homme dont les vertus rejaillissent sur les fidèles. Les Vies ont aussi cette fonction de maintenir la prospérité du monastère.
La création d’un temps présent à la fin du premier millénaire n’exclut pas un passé et n’interdit pas une capacité de mémoire. Les moines et leurs commanditaires ont effectué un tri dans le passé. Ils ont littéralement épuré un savoir pour ne conserver que ce qui leur paraissait utile. Cet élagage est évident et les récits qui nous ont été transmis ne peuvent constituer l’unique source d’information. Utiliser des textes transmis par des clercs pour reconstituer une tradition celtique n’est pas une hérésie scientifique mais cela ne peut suffire. Le risque d’erreur serait en effet important dans un corpus mythologique modifié sciemment ou maladroitement transformé par des copistes dont on ne connaît pas toujours les origines, les filiations et les intentions.
Ces textes même tardifs ne doivent pourtant pas être écartés pour des raisons chronologiques car le temps n’a rien à voir avec la tradition. La lecture de ces textes dépend d’abord de la méthode employée et des références énoncées par le décrypteur car ils reflètent naturellement une réalité culturelle. Les copistes ont choisi de transcrire des événements extraordinaires relevant à la fois de la réalité historique et de la mythologie. Les aventures merveilleuses copiées par les moines ne devraient pas être assimilées à de la crédulité, de l’exubérance ou du mensonge. Il pourrait s’agir de choix délibérés effectués par des facteurs de la Tradition transmettant des visions antiques à leurs contemporains en même temps qu’ils rédigeaient les chartes de leur temps. Il faudrait établir une différence entre les hagiographies et les cartulaires mais cette différence ne se situerait pas entre l’imaginaire et la réalité. Ces documents composent deux fonds d’archives, le premier antique, le second médiéval. Les copistes n’ont probablement pas voulu détruire la mémoire du passé tandis qu’ils composaient les archives du présent. Les textes médiévaux relèvent d’un tout que seuls des commentateurs transdisciplinaires pourraient interpréter en évitant les pièges d’une traduction linéaire.
Multiplier et comparer les traductions de ces récits permet une lecture polyphonique et il ne faudrait pas, sous prétexte qu’il s’agit d’un document hagiographique, récuser l’archéologie, la linguistique ou la géographie au profit de l’histoire ou de la religion. Le procédé narratif du fait merveilleux importe autant que sa datation, sa localisation et ses innombrables détails. Ce n’est pas l’actualité ou la véracité du récit qui importent mais son symbolisme car il appartient à un patrimoine qui n’est et ne peut être celui du temps où il a été rapporté. Savoir si les événements du récit sont exacts a bien peu d’importance car c’est la mémoire à laquelle le copiste se réfère qui est en cause. Si ces récits appartiennent à une expérience du passé que des moines ont sauvé sans être compris et sans chercher à l’être de leurs contemporains et aujourd’hui des historiens institutionnels, alors il s’agirait d’un procédé de protection. C’est en effet au destinataire que revient le travail de traduction et d’interprétation, d’imagination et d’application car le dit suppose une obligation qu’il s’agisse d’une action ou d’une inaction. Si le message n’est pas entendu, il demeure néanmoins opératif. Ces récits apparaîtraient de moins en moins mensongers, de moins en moins extravagants et de plus en plus « savants ». Le mensonge et l’exagération s’apparenteraient ainsi à des méthodes pour habiller un récit dont les détails voire même la structure appartiennent à cette culture antique trop souvent perçue comme inexistante mais conservée en mémoire jusqu’à son archivage notamment dans les Vitae.
La même méthode vaut pour les textes antiques dont les lacunes peuvent être comblées par des sources archéologiques, toponymiques, folkloriques… Cette lecture croisée autorise des interprétations élaborées de la tradition celtique, une tradition religieuse structurée, organisée rituellement et géographiquement. L’étude des sanctuaires révèle par exemple des codes et des pratiques complexes qui perdurent pendant plusieurs siècles et qui dénotent d’une tradition cultuelle se prolongeant après la conquête, tradition vivante que les textes d’Ausone laissaient présager.
Toute lecture du passé ne peut pas être dupe des tentatives constantes pour créer un présent et conformer un passé. Le moyen-âge mérite ainsi un examen minutieux tant il a transformé et réinterprété les matériaux antiques. La littérature médiévale illustre la manière dont les clercs ont façonné la matière antique et la pensée qui les poussait à réordonner le monde. Cette reconstruction médiévale n’est pas anodine puisqu’elle a prolongé un héritage et déterminé une renaissance. Ce qui est attribué à la civilisation occidentale du dixième et du onzième siècle deviendrait alors une continuité. Cette recomposition n’est pas neutre car elle relativise la romanisation et la christianisation de l’Europe occidentale. L’héritage celtique pourrait avoir été légué dans le paysage et dans la mémoire collective des peuples que l’histoire prétend vaincus. Nous serions là dans une conception platonicienne du monde puisque la mémoire jouerait la fonction de dépositaire d’un savoir vrai tandis que la littérature et l’architecture seraient des variations que l’homme dépourvu de préjugés pourrait interpréter et comprendre. La mémoire d’une part et l’expérience sensible de l’autre suggéreraient une tradition irréductible. La connaissance des anciens ne serait nullement perdue mais seulement déposée dans la mémoire et le paysage, l’homme ayant toute liberté et toute intelligence pour réfléchir et retrouver la vérité. La permanence de cet héritage s’opérerait également par le biais des superstitions et traditions populaires, véritables supports et procédés mnémotechniques.
Il n’existe plus guère de spécialistes qui dénieraient aujourd’hui une continuité des lieux de culte. Par ailleurs, si le passé et le souvenir du passé peuvent être repensés, la continuité des cultes ne pourrait plus être une vue de l’esprit ! La mémoire, instrument de pouvoir des clercs du moyen âge deviendrait-elle aussi l’instrument du savoir au-delà de l’an mil ? La littérature courtoise ne serait plus uniquement l’expression d’une société médiévale mais la continuation et la transformation d’un savoir antique. L’église chrétienne ayant succédé au pouvoir romain ne serait plus synonyme d’oubli mais le véhicule d’une tradition mémorable. Cette permanence a été peu étudiée par les historiens qui s’arrêtent à la romanisation et à la christianisation comme à la frontière d’un outland… De là découleraient néanmoins les versions reconstruites de l’imaginaire occidental et les « créations » littéraires médiévales, véritables variantes d’un passé nié. Chrétien de Troyes n’a nullement inventé le roman courtois, il a « romancé » et remanié les gestes anciennes des Bretons. Dans le même ordre d’idées, les continuations des dixième et onzième siècles prennent racines outre-Manche. Les commandes et les copies proviennent des îles quoique les transcriptions tiennent compte des modes du moment. Ainsi Etienne, évêque de Lièges au début du dixième siècle, confesse dans sa préface à la Vita de Saint Lambert qu’il a remanié le texte original du huitième siècle pour satisfaire à son public dominical en le truffant de mots grecs et de tournures savantes. Il avoue sans fausse honte adapter le texte du huitième siècle au présent du dixième siècle.
Il serait grand temps de reconnaître aux chroniqueurs et aux architectes, aux copistes et aux maçons, non une créativité novatrice mais le talent de la mise à jour et peut-être même une connaissance immémoriale ? Il serait temps que les chercheurs reprennent leurs travaux en acceptant le principe d’une continuation protohistorique et d’une capacité de mémoire. Tolérer l’idée d’une société médiévale faisant abstraction du passé relèverait encore du mensonge ou d’un obscurantisme. Dans notre environnement culturel le passé coïncide avec le présent. La responsabilité du souvenir a, au moyen âge, incombé aux moines. Elle a plus ou moins bien fonctionné. Les chroniqueurs ont plus ou moins filtré cette mémoire. Ils ont légué une vision partielle du passé dans un contexte daté. Mais ces histoires isolées une fois rassemblées et éclairées par la géographie, l’épigraphie ou encore l’archéologie interfèrent et forment un Tout où il est possible de retrouver des archétypes, les mythes ethno-religieux qui les organisent, les rites trifonctionnels et calendaires qui les animent.
Sur le même mode, le folklore a servi de support et de conservateur aux mythes. La mémoire a transféré aux personnages des contes et aux superstitions populaires des traits archétypaux et des structures qui maintiennent une réalité proto-historique. Les légendes peuvent être comparées et se compléter afin de reconstruire un symbolisme. Leur interprétation peut servir de point de départ à une approche mythique du monde. Les Celtes n’ont pas eu besoin des Romains et des Grecs pour transmettre une tradition savante. Ils n’ont pas eu besoin non plus des moines chrétiens pour conserver un héritage dont la mise par écrit est souvent synonyme d’affaiblissement. Les versions écrites des mythes celtiques constituent des matériaux. Elles illustrent mais ne fondent pas une tradition qui privilégie l’oralité à l’écriture. Ces versions transcrites au moyen âge se transmettent parallèlement dans la mémoire collective, ce qui expliquerait leurs transcriptions régulières au fil du temps sous diverses formes par des artistes, des conteurs et des écrivains, des peintres et des musiciens, des sculpteurs et des menuisiers en ayant pris connaissance et les interprétant à la source. Les légendes et les croyances apparaîtraient même comme des matériaux plus fiables que les récits hagiographiques ou leurs versions littéraires puisqu’elles conserveraient l’essence du rite et du mythe : leur principe actif. Leur confrontation avec les écrits tourne bien souvent à l’avantage des tenants de l’oralité ainsi que le notait si justement William-Butler Yeats : « Rien ne montre mieux à quel point l'Irlande instruite est ignorante de l'Irlande rurale que le fait qu'elle ne voit pas comment l'ancienne religion, qui faisait une partie de son culte de l'apparition et de la disparition de la verdure des bois et de la fécondité des champs, vit côte à côte avec la nouvelle religion qui foulerait volontiers la nature sous ses pieds comme un serpent. Cette ancienne religion n'a pas non plus dégénéré en une répétition dépourvue de sens d'anciennes coutumes, car le mystique qui a vu la lumière rouge et la lumière blanche de dieu se faire violence pour devenir le pain et le vin de la messe a vu les multitudes secrètes et triomphantes dans les vents du mois de mai et, s'il avait l'esprit philosophique, il s'écrierait avec le peintre Calvert : je me porte à l'intérieur vers Dieu et à l'extérieur vers les Dieux » (5).
Les hommes et les lieux conservent une pratique cultuelle souvent révélatrice d’une antique conception du temps. Pour exemple, en Bretagne, les fêtes de saint éloi d’hiver et d’été honorent-elles le saint chrétien qui vécut au septième siècle, prosélyte connu pour sa farouche opposition aux rites païens, ou ces rites ne pérennisent-ils pas une divinité païenne affublée de quelques habits chrétiens pour les besoins de la survivance ?
Arnold van Gennep et Henri Dontenville, pour ne citer que les plus illustres des mythologues francophones, ont constaté que les matériaux composant le « folklore » étaient nombreux et parfois même « intacts » après deux mille ans de christianisme et deux cents ans de laïcisme. Certes les documents sont hétérogènes et le premier travail consiste à les classer. Mais ces pierres brutes sont là. Il suffit de se baisser et de les ramasser pour les polir et leur redonner l’éclat flamboyant de l’ancien temps. La Réforme et la Contre-Réforme, la Révolution et la République ne sont pas venues à bout de toutes les fontaines sacrées car le monde rural conservait pieusement ses mœurs, ses coutumes et ses traditions jusqu’à reconstruire des édifices détruits par les colonisateurs et exhumer des rituels en sommeil pendant l’occupation étrangère. Le fond culturel qui nous intéresse est celui des païens, ces pagani « gens de l’endroit » par opposition aux chrétiens, ces alieni « gens d’ailleurs », selon la définition qu’en a donnée Pierre Chuvin (6). Tant que son mode de pensée n’a pas été attaqué, la campagne a maintenu en toute intelligence ce que les urbains dénommeraient une routine culturelle mais qui s’apparente à une expérience sensible du sacré. Les temps ont changé lorsqu’au dix-neuvième siècle la société de rurale est devenue urbaine, et de paysanne est devenue ouvrière. Le peuple s’est mis à l’aune des classes instruites. Il s’est détourné de son savoir millénaire. Ce génocide culturel a touché toute l’Europe des premiers jusqu’aux derniers pays industrialisés… Les « antiquaires » avaient compris l’urgence de la situation en s’efforçant d’inventorier l’héritage. Le dernier rite de passage que nous pourrons relever sera la mort de cette civilisation indo-européenne lorsque le rameau d’or sera jeté dans le cercueil du dernier paysan européen. L’espèce humaine a déjà frôlé l’extinction entre moins 50 000 et moins 100 000 lorsqu’elle ne comptait plus que quelques milliers de reproducteurs… Six milliards d’êtres humains comptent pour ancêtres ces quinze mille hommes. Le nombre ne fait ni foi ni loi. Et l’avenir de cette humanité demeure encore et toujours incertain. La mauvaise gestion du patrimoine culturel augure de la mauvaise gestion du milieu naturel, des techniques et des déchets de la société contemporaine ! Aujourd’hui comme durant l’Antiquité, la ville demeure le lieu du changement mais l’avenir appartient toujours aux hommes de la terre. Lorsque l’empire romain a dû abandonner ses lointaines provinces puis céder la parole aux peuples qu’il avait soumis, la mémoire est revenue aux tribus barbares. Elles ont abandonné Julius et Augustus et recouvré leurs anciens patronymes : Pictons à Poitiers, Lémoviques à Limoges, Bituriges à Bourges, Cadurques à Cahors, Carnutes à Chartres, Rèmes à Reims, Santons à Saintes, Trévires à Trèves, Vénètes à Vannes… Chaque peuple a rejeté le nom de l’occupant et repris droit de cité, Lutetia est redevenue ad Parisios (Paris), Agedicum ad Senones (Sens), Caesaromagus ad Bellovacos (Beauvais)…
Cette mémoire des hommes peut se conjuguer avec l’esprit des lieux qui l’entretient et l’éveille. Le paysage possède une indéniable capacité à maintenir une originalité intemporelle, au-delà des colonisations longues et des invasions éphémères. Livre élémentaire, l’espace naturel conserve la mémoire diffuse du passé. Ne dit-on pas que les bonnes fées se sont transformées en sureau ou en aubépine pour échapper aux prêtres de la nouvelle religion ! De là probablement l’interdit de couper ces essences dans une campagne respectueuse des anciennes règles. La nature demeure dépositaire d’une culture que l’homme aurait tendance à oublier ! À Michelet qui prétend qu’« avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, pas avant : celle de l’homme contre la Nature », le Celte répond que l’homme s’insère dans son environnement et doit s’en accommoder sans essayer de le dénaturer et de se dénaturer… Cette conception globale de l’homme et de la nature dépasse les dichotomies de la société consumériste. Elle rassemble sans opposer les notions de nature et de culture, d’animalité et de spiritualité, l'intellect et les sens, l’individu et la société…
Si l'homme moderne se complaît à fonctionner sur une base duelle, opposant ainsi l’animal au végétal, le végétal au minéral, distinguant dans l'une les notions de vivant, de croissance et de mobilité, et dans l'autre une immobilité et une intangibilité… Le Celte de l’antiquité privilégiait quant à lui un milieu qui ne s’opposait et ne se fractionnait pas. Sa préférence allait à un espace animé, illimité, plein, pluriel, cyclique et polyconcentrique. Son « désert » bruissait de vie. Il n’était ni vide ni inerte ni plat, ni linéaire, ni horizontal. Si la Rome impériale puis chrétienne a tenté d’extraire l’homme de son milieu en l’enfermant dans une urbanité et une dualité, la société celtique se tournait vers la nature pour y enseigner la liberté et le foisonnement, la réalité et l’imaginaire, l’actualité et l’éternité.
Pictura et fictura ne se dissocient pas dans un espace qui n’a pas encore été rationalisé par les émules de René Descartes. La fiction et la réalité se combinent toujours dans le Celte, lequel n’est pas encore prisonnier de sa verticalité et du temps. Lorsqu’au quinzième siècle, la perspective quadrille l'espace, objectivise l'étendue que le philosophe français prétend inerte, c’est une révolution culturelle sans précédent qui ravage l’Europe. L'homme restreint et contraint un espace qui lui échappe. Il le fixe, comme une image statique, il le possède en le surplombant et en le traversant de plus en plus vite. Aujourd’hui, l’automobile s’apparenterait ainsi à un moyen pour franchir et surtout s’affranchir des distances. L'espace et le temps n’auraient désormais plus de prix pour l’individu privé de repères spatiaux.
En marge de cette société, la forêt renoue avec les temps anciens. Elle reprend paradoxalement des droits en symbolisant des libertés refoulées. Elle représente le versant chtonien du monde policé. La sylve possède dans l’imaginaire contemporain les mêmes aspects que l'autre monde pendant l’antiquité… Apparentée à la nuit, la forêt occidentale tiendrait aujourd’hui davantage de l’art roman que de l’art gothique. Ce serait un espace à l’intérieur du monde qui refléterait une lumière semblable au reflet d’un miroir, ce serait un espace intérieur, un lieu de mémoire et de réflexion. « Le désert est monothéiste » écrivait Ernest Renan dans Histoire du peuple d'Israel. La forêt est polythéiste pourrions-nous ajouter si le manichéisme était notre lot. Mais la forêt ne se définit pas par opposition et moins encore par contradiction. Si, à l’instar des Fiana irlandais, les ermites ont été tentés par les bois n’est-ce pas que la retraite forestière est un retour au sacré originel ? Colomban au septième siècle, les Cisterciens au douzième siècle, les Fransiscains au quinzième siècle s’installent dans les forêts. Certains ordres ne s’éloignent guère des lieux de pouvoir tels les Jansénistes quittant Paris pour Port-Royal dans la vallée de la Chevreuse… Leur retour à la forêt s’apparenterait à un détour mais il n’en conserve pas moins un symbolisme primitif. Lorsque Merlin abandonne la cour du roi Arthur, il fuit aussi la ville close et l’obscurité qui s’étend sur le royaume… L’homme de pouvoir redevient le sauvage, le philosophe qui monte à l'arbre et s’accorde avec les puissances de la terre et du ciel. Le sylvain devient cueilleur de pommes. Ainsi que l’énonçait Saint Bernard, la vérité est dans le chant de l’oiseau, au milieu des bois plus que dans les livres. À la manière des anciens qui allaient apprendre sur le mont Lycée (du grec lukeion, prendre de la hauteur) et rechercher la compagnie des loups (du grec luko), dans les bois, les saints hommes du christianisme occidental ne dédaignent pas non plus puiser leur sagesse dans la conversation du vent dans les feuillages. Ce retour à la manière ancienne et à la matière première est étymologiquement prégnant. Le français livre dérive de liber tandis que l’anglais book et l’allemand buch ont la même origine que le bois busch, lequel est aussi connu en français avec bouquin !
Outre les parentés entre aubier et aube, lignum et ligne, folio et feuille, liber et livre, il existe dans les langues celtiques une homonymie des noms de la science et du bois : vidu, fid en irlandais, gwyd en gallois, gwez en breton. Vidia, le savoir, entrera dans la composition de dru-vidia, littéralement le vrai savoir, dont dérive le druidisme. Pline se serait trompé non dans le symbolisme mais dans l’étymologie en interprétant druide par homme du chêne, du grec drus. En effet le gaulois deruos chêne, proviendrait de dereu bois, dendron arbre, drus chêne, drumos forêt… une homonymie avec dru, fidèle en gaulois !
L’anglais a conservé ce double sens indo-européen avec tree arbre, true fidèle, et truth vérité. Or les druides, ceux qui savent, sont à l’image des arbres. « Vif est le vent, et nue la colline : il est bien dur de s'abriter ; le gué est gâté, l'étang est gelé ; un homme peut se tenir droit sur une seule tige » (7). Quant au breton kelenn, le houx, il a aussi le sens de leçon et kellenner de professeur tandis qu’en irlandais dos, littéralement buisson, petit arbre touffu, sert aussi à désigner un fili de cinquième rang ou un champion. Toujours en irlandais, prenn, l'arbre et la lettre portent le même nom et dérivent de la même racine que le bois, bosquet, bocage…
Ce n’est pas à l’étymologie mais à l’analogie que Camille Jullian avait recours lorsqu’il établissait une comparaison fort intéressante entre ces « hommes du chêne » et la foudre. En latin, le chêne quercus signifie littéralement « arbre frappé »… Or, selon des études météorologiques, le chêne est aussi celui des arbres qui attire le plus la foudre. Sagesse et illumination allaient de pair pour ces hommes des bois, sages et saints hommes revenus à la demeure primordiale du divin. Ce retour à l’intérieur du monde serait plutôt perçu non comme une intégration mais comme une exclusion en dehors du monde civilisé par les Romains auxquels on doit le mot forêt foresta, du latin forris en dehors. De cette racine latine viennent également le français forain étranger, et l’allemand fobren étendue boisée.
Au moyen âge, foresta s’oppose à sylva, la forêt royale à l’antique forêt, l’une propriété privée excluant l’homme, l’autre domaine n’appartenant à personne et libre d’usages. Ces distinctions sont déjà les prémices à une appropriation du monde sauvage, à une progressive exploitation de ces territoires du dehors. L'homme va étendre sa domesticité à son environnement en réussissant dans la seconde moitié du xviiie siècle à conférer à sa conquête territoriale une utopie civilisatrice. La Révolution française fille de cette philosophie des Lumières devait parfaire sur le terrain la déforestation et l’éradication des sauvages. En supprimant en 1790 les Maîtrises des Eaux et Forêts, les tribunaux et les codes forestiers, la Révolution achevait de « profaner » l’espace forestier en le soumettant au droit commun. La plus importante vague de défrichement s’en suivait dans la Gallia comata.
Avec la philosophie des lumières, à la ville lieu d'éducation renvoie la campagne un lieu de production et de récréation. C’est à ce concept que l’éducation à l’environnement doit aujourd’hui son appréhension culturelle d’un espace dit naturel. La forêt est désormais promue monument naturel (loi du 1er juillet 1957), parc national (loi du 22 juillet 1960) ou conservatoire (loi du 10 juillet 1975)… avec une vocation similaire pour l’humanité que celle du jardin botanique pour le citadin ! Cette perception réglementaire de la nature prolonge le discours cartésien en offrant au citadin stressé un lieu de contemplation ou d’agitation… Elle suppose une consommation de la nature par l’homme. L’idée même de protection de l’environnement induit une appropriation. La rupture avec l’antiquité est patente. Cette vision du monde retranscrit un manichéisme anthropocentré. La nature héritée du christianisme étant une création de Dieu, elle ne serait pas naturellement sacrée. Sa divinité serait récusée puisqu’émanant d’un créateur. Cette nature créée relèverait de l’homme qui la dominerait, le dieu créateur ayant conféré à l’homme sa raison d’être. Ce pouvoir de décider pour autrui fait de l’homme un mi-dieu, mi-diable lâché dans la nature pour la protéger ou la détruire. Induisant cet esprit de domination, le protectionnisme accrédite une nature inerte et régentée par un homme omniscient !
Seule la partie maléfique d’une nature pré-chrétienne demeure insondable et inexploitable par ce dominateur. C’est la part du sauvage, celle relevant de la magie et du merveilleux, de la superstition et du mythe. C’est la nature sacralisée avant sa re-conversion rationnelle, une nature où les interdits ne relèvent pas de l’humanité mais de la divinité. Lorsque dans le récit irlandais de La Prise de l’Auberge de Da Derga, il est fait mention parmi les interdits du roi Conaire de « Ne pas chasser les bêtes sauvages de la forêt de Cerna », ce n’est bien sûr pas à des fins écologiques mais pour des raisons religieuses. Cette interdiction indique que la chasse ne peut être pratiquée dans un espace qui n’appartient pas à l’humanité. Elle relève d’ailleurs plus de l’obligation que de l’interdiction. De cet ordre d’idées doivent également participer les « interdits » mentionnés depuis l’antiquité, dans toute l’Europe occidentale, concernant la cueillette, la coupe des arbres, la pêche, la chasse, l’agriculture et toute autre activité humaine dans des lieux réservés au culte… divin ! Et lorsque des exceptions sont accordées, c’est à des fins religieuses. Elles donnent alors lieu à des rituels de compensation que les capitulaires codifient encore au moyen âge.
Dans l’antique forêt, l’homme se conforme au sacré. Cette ritualité ne pourrait se réduire à une dendolâtrie dont les aspects superstitieux véhiculent une vision idolâtre sans rapport avec l’essence même du sacré : une connaissance du monde. Tandis que la dendolâtrie suppose un culte des bois, l’antiquité préfère un culte par les arbres qui mêle philosophie et religion. Adorer dieu dans la nature ou la nature comme dieu ne suffirait pas à expliquer la nécessité du divin dans cette conceptualisation de la nature sacrée du monde. Il y a dans la relation que le Celte entretient avec le monde un entendement et une conscience qui se traduirait davantage par une émotion sceptique que par une extase naïve. La combinaison de la forêt lieu de nature et de culture serait hasardeuse et élective. La forêt antique demeure en effet un lieu de savoir dont tous les aspects visibles et invisibles peuvent être intelligibles. L’espace est couvert et ouvert à tout être qui n’entend pas soumettre la nature à une idée verticale. Cette dimension latérale de la pensée forestière conjugue l’animal et le sacerdotal, le corps érotique à l'âme hérétique et à l'esprit erratique… Dans la forêt, la bête peut consacrer l’homme (Saint Hubert), le hors-la-loi peut défendre la justice (Robin Hood), le vertueux chevalier peut s’ensauvager (Yvain), le moine peut se défroquer (Eon de l’Étoile), la ligne droite peut fermer un cercle…
La forêt ressemblerait à une architecture florale et abstraite. Les arbres soutiennent une voûte croisée d’ogives. Les branches s’arqueboutent pour élever la nef le plus haut possible. La lumière perce les ramures. L’architecture forestière conjugue nature et culture. Lieu de prière, la forêt devient un milieu où se rencontrent l’homme et le sacré. Balai de la sorcière, bâton du pèlerin, massue de l’homme sauvage, l’arbre devient la monture et l’échelle que l’homme emprunte pour voyager et basculer d’un monde à l’autre. La forêt primitive s’appréhenderait comme une tentation tandis que sur son piédestal cartésien, l'homme n’a plus l’idée ni l’envie de grimper dans l’arbre. Il n’en aurait peut-être plus la force ? Drapé dans sa raison du plus pensant, il pose. En concevant l'espace comme inerte, il ne se réfère plus qu'à un temps mobile qu’il cherche à vaincre. Il sépare l’horizontal et le vertical. Il domine l’un et lutte contre l’autre pour tenir lieu et fonction de pilier du monde, axis mundi !
Le bipède statufié a toutes les raisons de craindre une confrontation avec la forêt, espace des destructions et des transformations, réunion des mécréants et refuge du solitaire. En traversant la forêt, l’homme peut follement suivre une chasse sauvage dont nul ne sait qui conduit la traque, le roi veneur ou le blanc cerf ? Nul ne sait qui va troquer l’habit et s’attribuer les cornes à l’issue de la quête. La métamorphose du héros reste incertaine au fond des bois car l’action est le prélude à une fondation dont on perçoit mal ou confusément le sens. Traverser la forêt vaut un voyage périlleux au bout du monde et courir sous les bois mène souvent à un combat dont la fin n’est que le début d’une initiation… La forêt semble fonder consubstantiellement l’homme en devenir. Elle est la rupture et le passage. La confrontation de l’homme à la forêt pourrait correspondre à la fonction du miroir dans le conte de Blanche neige ou à celle du labyrinthe de Dédale. Le miroir et le labyrinthe ne renvoient qu’une apparence sans issue.
La forêt répondrait à une fonction destructrice ou qualificatrice. Tout dépend de la capacité de l’homme à se perdre, à s’ensauvager pour réussir à affronter le dragon gardien de la grotte, l’ogre dans la caverne, le géant vert dans la clairière, le chevalier noir à la fontaine… Cet ensauvagement subtil correspondrait à une mise à niveau. La première épreuve réussie ouvre la porte du château de verre… Fort de sa victoire, le héros accède au milieu du monde. Ce serait le temps de l’interrogation. Il voit mais il ne sait pas encore. L’accès au centre de la forêt, dans la clairière, dans le château merveilleux ne peut être que prolongé que par une montée à l’arbre qui mène au ciel. À défaut, ce sera le retour en arrière, dans la ténèbre du monde. L’arbre représente le microcosme forestier. Il réunit les élémentaires connus et pratiqués dans les rites initiatiques pour purifier le profane : la terre où il est enraciné, l’eau qu’il transforme en sève, l’air que capte son feuillage, le feu du soleil… L’arbre remplit ici un rôle purificateur. Il est dès lors compréhensible que grimper dans l’arbre, c’est emprunter une voie initiatique.
La forêt ne tient pas, dans ce registre symbolique, une fonction de repli. C’est un élan, un milieu pour s’accomplir. L’animal et l’arbre jouent les rôles de conducteur et d’initiateur. Ils consacrent des archétypes. Ils fondent des héros destinés à bouleverser leur temps, à remettre en cause les apparences et à rétablir l’ordre du monde. La forêt augure une renaissance, un éternel retour où meurent les hommes, où renaissent les rois et les prêtres. La quête du rameau d'or symbolise ce détachement profane et ce retour au sacré. Cette quête pourrait s’apparenter à la cueillette du gui de chêne rouvre que Pline commente dans son Histoire naturelle, (8). La plante « qui guérit tout » que Virgile a pareillement chantée dans l’Enéide évoque ce double aspect initiatique : vie et mort, plante aérienne dont les graines sont colportées par les oiseaux, et, parasite qui pousse sur l’arbre et s’en nourrit. Le passage de Pline associant le gui au chêne, le chêne au druide, le druide à la nouvelle année, la nouvelle année à la nouvelle lune, le croissant du sixième jour de la lune à la serpe d’or, l’or au fruit… Cette série d’analogies a enflammé l’imagination des auteurs de l’antiquité.
Ces correspondances méritent un commentaire conjuguant l’astronomie, la botanique, la médecine, l’histoire, la religion et la philosophie. Ces quelques lignes dépassent le cliché folklorique et pourraient s’inscrire comme une des clés d’interprétation et de compréhension d’un patrimoine qu’on a bien du mal à appréhender sérieusement. Le gui pourrait-il être l’archétype végétal du sacerdote dans le monde celtique ?
Si l’arbre consacre un archétype, l’inventaire des vergers, bosquets et forêts saurait dévoiler une hiérarchie et un ordonnancement des essences, des plantations et des lieux. Ainsi chez les Latins, les bois sacrés sont préférentiellement situés aux marges du territoire de la tribu ou de la cité. Ces locus consecratus ne sont pas nécessairement de grandes et impénétrables forêts. Il peut s’agir de petits bosquets entretenus qui annoncent le paysage jardiné à l’anglaise. Rien n’interdit de penser que parmi les sanctuaires celtiques n’aient pas également figuré quelques-uns de ces « bois d’amour » et « bois des dames » dont la toponymie a conservé le souvenir.
Nombreuses et variées, les mentions de l'arbre dans la littérature ne peuvent pas être dénuées de sens dans un contexte traditionnel. Même si certaines références sémantiques apparaissent obscures, la citation d’une essence végétale ne peut pas être éludée comme un détail anodin de la topographie, un élément insignifiant d’un décor ou d’une action. La présence d’un arbre et sa mention confèrent un sens. Elles accréditent une conception dynamique et magique de la nature. Sa notation par un copiste remplit une fonction précise car elle participe d’une culture du détail innombrable. Ces mentions jalonnant l’itinéraire forestier sollicitent l’attention. Leur juxtaposition et leur superposition, la fréquence des occurrences et la comparaison des énumérations autorisent une exégèse. Car les citations récurrentes de certaines essences ponctuent les textes et, au-delà du récit, rythme et organise le discours. Il n’y a rien d'anodin à identifier les arbres dans un conseil de guerre, dans une nuit d’amour, dans une entrée en matière, dans une confidence. Si le nain Frocin confie le secret du roi Marc’h à une aubépine, alors il faut nommer la qualité de l’aubépine pour ce qu’elle est, l’arbre des fées, et en donner le sens. Ce souci du détail permet de trouver la péréquation entre les symboles d’un récit articulé par une pensée sauvage. Chaque arbre est à sa place. Il participe à la consécration des lieux et de l’action qui s’y déroule. Dans une tradition celtique aussi ritualiste que le laissent entrevoir les textes mythologiques, le hasard n’a pas lieu d’être autre chose qu’une volonté.
Instruit que tout détail est la conséquence de cette volonté « divine », il convient de lui octroyer son importance élémentaire dans l’inventaire forestier. Chaque observation fruit d’une intuition ou d’une cognition ordonne une spéculation pour vérifier les correspondances. Par exemple, les classifications des arbres dans l’alphabet oghamique irlandais et dans le calendrier gaulois de Coligny pourraient-elles éclairer l’obscure magie végétale du Kad Goddeu gallois ? S’il existe un tronc commun de la Tradition celtique, n’est-il pas pour autant présomptueux de rechercher une méthode unique pour le décryptage de trois documents dont les origines géographiques, les datations et les fonctions s’avéreraient différentes ? Les concordances entre ces trois parcelles de la tradition n’ont pas encore été établies mais la comparaison des invocations ne manquerait pas d’intérêt. Associer une lettre ou un mois à un arbre n’a rien d’innocent dans une société où le temps et l’écriture relèvent au sacré, où le comput et l’inscription sont par essence religieux. Et les concepteurs du calendrier de Coligny, dont les calculs n’avaient rien à envier au comput latin, n’ont pas dû laisser au hasard le soin de nommer les périodes de l’année et leurs correspondances zodiacales.
Ces associations dans les datations pourraient être reportées dans les orientations. Le temps et l’espace vont en effet de pair même si le sanctuaire peut être qualifié de non-lieu et de non-temps, et que, par assimilation, la forêt s’affranchirait du temps qui l’englobe et de l’espace qui l’environne.
La géographie et l’histoire servent de références dans une appréhension primaire du lieu. Selon l’état de nos connaissances, la forêt celtique serait davantage cernée dans le temps que dans l’espace. Elle appartient à un passé et ses localisations peuvent ainsi constituer des inventions tardives (Brocéliande). C’est d’ailleurs en modifiant ses souvenirs pour les conformer à un imaginaire supposé que les érudits bretons du dix-neuvième siècle ont repris possession du mythe arthurien et l’ont localisé à Paimpont. La modification des références géographiques et historiques constitue un piège que seule la comparaison des sources peut éviter. La forêt mythique n’a en effet pas vocation à être cadastrée sur une carte à des seules fins touristiques. Son identification à un lieu peut s’avérer aléatoire et illusoire. L’habit ne fait le moine que lors des offices carnavalesques.
L’invention suit une même logique que le changement de destination. Le christianisme a continué et parfois détourné les archétypes forestiers dont il se défiait. Il a à la fois récupéré et rejeté certains mythes et dieux sylvains. Annexant les uns (Cernunnos/Hubert) et diabolisant les autres (chasse Artus).
La forêt demeure un obstacle à la christianisation et à l’homogénéisation d’un monde trop humain. Sa nature lui confère une abstraction salvatrice et sulfureuse. Les clercs ont ainsi accumulé les références aux arbres et aux cultes sylvestres dans la littérature du moyen-âge mais ils s’en sont paradoxalement éloignés en développant une morale duelle et un folklore déviant. Ils n’ont pas compris ou voulu ne pas interpréter la folie de Merlin. Ils ont relégué le fou dans la compagnie des bêtes sauvages, loin des hommes, loin de l’église. Ce faisant, ils ont (in)consciemment renforcé la nature abstraite des lieux. Ils ont fait de la forêt un envers imaginaire, un lieu d’invention. L’auteur de l’Estoire dou Graal affirme avoir imaginé son histoire dans la forêt… Un retour aux sources camouflé en une invention ! En 1096, sur injonction du roi plantagenêt, Wace y cherche vainement la compagnie des fées « Fol y allais, fol m'en revins/Folie quis pour fol me tins ». La forêt erratique sombre dans l’hérésie et la politique ! Le moyen-âge referme la forêt sur l’ancien temps. Les clercs tendent à marginaliser un espace que l’église ne peut totalement, moralement, récupérer. Ils configurent l’opposition entre les civilisations du dehors et du dedans. La ville des certitudes et la forêt des aventures laissent le champ libre aux marchands et aux poètes. La fin du moyen âge scelle les références d’une nouvelle culture citadine et condamne le sylvain à une errance désuète et imprévisible. La terre est alors plate. Seuls les fous osent imaginer qu’elle fut, est et sera, ronde (la Géographie de Ptolémée ne sera traduite qu’en 1406). La forêt devient une bibliothèque abandonnée des hommes. Faire son éloge serait parler du sens caché et de l’envers du monde. La ville et la forêt ne reflètent-elles pas les consciences des civilisations, l’une croissante, l’autre décroissante, jusqu’à la nouvelle ère ?
Les hommes ne parcourant que les rues des villes ont-ils la perception d’un lieu et d’un temps intérieur ? Leur vision du monde ne se réduirait-elle pas au reflet de leur conscience du monde, un monde qui ne connaîtrait pas sa dimension sauvage ? Au moyen âge, tandis que moines et paysans défrichent la forêt, repoussant encore plus loin les limites des villes, refoulant les bêtes et les idées sauvages dans la pénombre des bois… Les copistes et les enlumineurs donnent à lire et à voir une forêt aux allures de potager géant. Les arbres ressemblent à des choux ou à de gigantesques bourgeons. La forêt se transforme en un jardin de jeu, un verger de la joie… Le moyen âge se complaît dans un rêve allégorique où la forêt se réduit à un lieu clos, le plus souvent un verger où l’arbre n’est plus un axe mais une multitude indéterminée. La nature est recomposée et soumise pour des scènes où l’homme ravit le premier plan. L’intention est manifeste, le peintre et l’écrivain composent un décor où l’arbre est indistinct, informe, abstraction qui n’en conserve pas moins un attrait symbolique. Cet abandon des forêts en tant que centres culturels et spirituels a progressivement détourné l’homme de ses origines. La quête du savoir et l’expérimentation de la vie se sont faites hors des cercles concentriques du bois. L’acquisition et l’accroissement des richesses ont eu lieu hors de la forêt. Mais si la Tradition a encore un sens, alors le temps de la réflexion sonne le retour au bois. Le renoncement au monde moderne s’entend non pas comme une opposition ou une contradiction mais une mise à l’écart. La forêt pourrait être ce lieu au milieu du monde et en dehors du monde pour accéder à l’autre monde. La forêt encyclopédique demeure l’ashram des Celtes : « Quand le maître de maison remarque des rides sur son front et voit ses cheveux devenir grisonnants, lorsque son fils a un fils, il doit se retirer dans la forêt. Il renonce à tout ce qu’il possède et à se nourrir des produits du travail des champs. il laisse sa femme sous la garde de ses fils ou la prend avec lui et part pour la forêt » (9).
Notes
1) Bernard vita, ep. 106
2) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 1
3) Vitruve, les dix livres d’architecture, traduction Claude Perrault, révision M. Nisard, Paris 1857, réédition Errance, 1999
4) Pline, Histoire naturelle, XVI, 25
5) William-Butler Yeats, Prose inédite, 4 tomes, pp 113, Centre de Publications de l’Université de Caen, 1989.
6) Les derniers païens, Les Belles Lettres, 1991
7) Livre noir de Carmarthen, traduction Pierre-Yves Lambert, cf. Les littératures celtiques, pp 90, Presses Universitaires de France, 1981
8) Pline, Histoire naturelle, XVI, XCV
9) Manu, 6. 2.-3.