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Veilleurs de mémoire

Présentation

Quels enseignements et quelles vérités dissimulent les contes, ces histoires souvent jugées bien innocentes et divertissantes?

Le soir à la veillée, le conteur n’avait pas pour seule ambition de réjouir l’assemblée. En mettant l’accent sur certains éléments du conte, il éclairait son auditoire. Ces histoires à dormir debout, temps privilégié du rêve, du rire et du symbole, étaient en effet souvent le matériau premier de la mémoire populaire et de l’apprentissage.

Dans Veilleurs de mémoire, Bernard Rio rassemble 15 contes dont il nous propose des clés de lecture, réconciliant ainsi le monde merveilleux des légendes et l’enseignement des conteurs.

Edition Siloê  2001    ISBN : 2-84231-283-X



Veilleurs de mémoire


La Tradition symbolique dans les contes populaires de Bretagne. Tel est le sujet de cet ouvrage. Mais avant de pousser la porte du conteur pour s’éveiller et s’émerveiller en compagnie des lièvres et des lutins, des fées et des sorcières, des dragons et des géants, c’est à mon vieux dictionnaire Larousse offert alors que je pérégrinais dans les classes élémentaires que je fais appel pour trois définitions préliminaires.

Conte : “ récit d’aventures imaginaires, histoire mensongère ”.

Mythe : “ récit des temps fabuleux ou héroïques. Tradition qui, sous la figure de l’allégorie, laisse voir un grand fait naturel, historique ou philosophique ”.

Tradition : “ transmission de doctrines, de légendes, de coutumes, etc. pendant un long espace de temps, spécialement par la parole et par l’exemple. Transmission orale de faits ou des doctrines qui concernant la religion ”.

Ainsi donc, le conte serait qualifié d’imaginaire et de mensonger tandis que le mythe aurait une dimension naturelle, historique voire même philosophique. Ne nous étonnons plus que les mythes soient dignes de l’amphithéâtre universitaire tandis que les contes seraient voués à l’arrière salle du bistro, à la grange ou à la cuisine. Le conte précède pourtant le mythe dans l’apprentissage culturel. Je ne connais personne qui ait fréquenté les cours magistraux sans s’être préalablement attablé dans la cuisine d’une grand-mère. C’est près de la marmite qui ronronne sur le feu et sous la garde du buffet où s’alignent les pots de confiture que le vieux savoir est préalablement picoré. C’est là où les premiers enseignements sont glanés. Bonnetière d’antan, placards en formica, mécanos spécialement agencés pour la batterie robotique des temps modernes… Peu importe le style de la cuisine pourvu que la télévision n’y trône pas encore et que les langues s’y délient. Loués soient aussi les marmitons cornus, les rôtisseurs gargantuesques et les divines pâtissières pour nous gaver jusqu’à potron minet. La cuisine de mère grand vaut une bibliothèque, on y ouvre une parenthèse en fonte, on y tourne les œufs, on y feuillette les tartes. L’index plonge dans une crème, le majeur bat la mesure. On élit un arôme. On goûte à la bonne soupe imaginaire et fabulatrice. C’est là que les enfants sucent leur pouce, qu’ils se débouchent les oreilles avec le plus petit des doigts, que les bouches béent et que s’y échangent les anneaux magiques.

Les contes entendus à la maison conditionnent bien plus que les mythes appris à l’école car nous y puisons électivement et affectivement notre culture. Et tant que le conte sera transmis du plus âgé aux plus petits de la famille, il n’y a pas lieu de craindre la règle du plus grand dénominateur commun. “ Les traditions orales réputées les plus civilisées ne répugnent pas devant les méthodes du conditionnement opérant : les contes pour les jeunes enfants regorgent d’histoires d’ogres et de loups, de transformations effrayantes et de récompenses sucrées. Elles inculquent dès le plus jeune âge, et particulièrement aux garçons, un sens aigu de la hiérarchie et de l’unité du groupe, ainsi qu’un goût immodéré pour les justes combats, le mépris de la mort et des blessures infligées aux autres. Le travail est sanctifié, les défauts et crimes sociaux sont vilipendés… ”, écrit fort à propos le généticien André Langaney (1).

Le conte populaire abusivement réduit aujourd’hui à l’auditoire enfantin concerne autant les grands que les petits. Mais ce conditionnement générationnel induit une double interrogation ? Est-ce parce qu’ils ne savent pas encore lire que les enfants sont encore autorisés à écouter les contes ? Est-ce parce qu’ils savent lire que leurs aînés boudent la Tradition orale ?

Il n’y a pourtant pas d’âge pour apprendre. À la veillée, c’est tout le voisinage qui s’apprêtait jadis à entendre les “ menteries ” du conteur. Gamin imberbe et vieillard chenu s’asseyaient sur le même banc et comprenaient ce qu’ils pouvaient, le plus âgé éclairant le plus jeune de sa lanterne. Désormais, les contes d’antan imprimés sans les remarques de l’aïeul perdent une part essentielle de leur saveur et de leur lisibilité. Ces épreuves orales de la culture populaire ne deviendraient malheureusement compréhensibles que par un petit cénacle de lettrés alors qu’elles exprimaient jusqu’au milieu du vingtième siècle une tradition vivante.

Quel dommage que cette richesse ne puisse plus être partagée et appréciée comme il se doit par tout un chacun. C’est pour remédier à cette rupture de mémoire que j’ai pris le parti de commenter ces contes et d’illustrer ainsi ce qui était jadis une évidence : une culture orale et enracinée dans les villages.

Le conte populaire recèlerait un enseignement de moins en moins accessible à nos contemporains dont les repères télévisuels constituent désormais autant de paramètres antinomiques à la culture traditionnelle. Que cela nous plaise ou pas, que ce soit en ville ou à la campagne, la télévision a depuis bien longtemps bouté le conteur hors du foyer familial. 

Vieilli, obsolète, passéiste… le conte traditionnel possède-t-il un intérêt autre que muséologique ?

Le pays des contes induit une culture hors mode même si chaque récit porte l’empreinte de son époque. C’est ainsi que la version de “ L’enfant prodigue ” collectée par Zacharie Le Rouzic à Carnac en 1912 est manifestement antérieure au dix-neuvième siècle, on y compte toujours en écus ce qui place les francs, l’ancien et le nouveau, dans un futur relégué aujourd’hui au passé. De même “ Le lièvre sorcier ” dont la première version remonte en 1857 met en scène un chasseur maniant le fusil… Nul doute que l’abolition des privilèges (et par conséquent du droit de chasse réservé aux seuls propriétaires qu’ils soient nobles ou pas) dans la nuit du 4 août 1789 autorise l’actualisation du vieux mythe de la bête enchantée connu par l’évêque de Maastricht au huitième siècle !

Savourer un conte traditionnel, c’est à la fois ouïr un talent oratoire et goûter à la substantifique moelle chère à François Rabelais. Le conte populaire peut-il conserver un savoir ignoré des “ enseignants ” ? Assurément et c’est ainsi que depuis des siècles et des siècles le conteur a pu transmettre son héritage.

Pas si innocent que cela, le conte populaire compose une maille d’un corpus fabuleux pas toujours bien vu en haut lieu. Pour conter, il faut donc savoir mentir et cacher ce qui ne doit pas être su par tout le monde et en particulier par ceux qui prétendent savoir.

“ Écoutez et vous entendrez

Si vous voulez, vous croirez,

Si vous ne voulez pas, vous ne croirez pas,

Voici ce que j’ai à vous conter… ”

Cette formule d’introduction citée par François-Marie Luzel et collectée en décembre 1868 auprès de Barbe Tassel à Plouaret, dans le Trégor, permet de mettre le conteur à l’abri des critiques et des suspicions.

Il serait vain de porter un quelconque crédit à ces fariboles de mendiants illettrés, tel était l’avis autorisé des savants d’autrefois. Les animateurs de télévision pourraient ajouter de nos jours que le conte populaire appartient au passé. Ce à quoi, je rétorquerai à l’instar de Guillaume Le Goff, feu menteur de Brasparts :

“ N’eûs mar a-bed penaoz gwerz-all

Nep’n doa daoulagad n’oa ket dall :

Nep n’hen eûs nemet eul lagad

À zo born, me hen goar er vad,

Hay rink mont diou wez gant an hent,

Wir gwelet ann daou du, hep fent… ”

“ Il n’y a pas de doute qu’autrefois, celui qui avait deux yeux n’était pas aveugle - celui qui n’a qu’un œil est borgne, apparemment, et doit faire deux fois la route, pour en voir les deux côtés, sans plaisanterie aucune ! ”

Le préliminaire des conteurs relève du même procédé que la précaution des copistes médiévaux. Le moine irlandais Aèd mac Grimhthainn conclut ainsi sa transcription du cycle de la Branche Rouge : “ Bénis soient tous ceux qui garderont fidèlement ce poème en mémoire dans sa teneur présente et n’y ajouteront rien de leur façon ! Mais moi, Aèd mac Grimhthainn, abbé de Tir da Ghlas sur le Shannon, qui ai copié cette histoire ou pour mieux dire : fable, je n’ajoute pas foi à certaines parties de cette histoire ou fable. Car certaines ici sont des prestiges envoyés par le démon, certaines des fictions poétiques, certaines ont l’air vrai, certaines, non, et certaines inventées pour divertir les insensés ” (2).

Sous des apparences parfois facétieuses, les contes placent l’auditeur face au mystère. Énigme, secret, question… Le conteur ne révèle que ce qui est nécessaire à la compréhension de l’histoire au premier degré.

Mais l’énigme peut être résolue, le secret peut être dévoilé et la réponse peut être apportée à la question. Le raisonnement logique aide à résoudre l’énigme tandis que l’intuition et l’analogie percent le secret. Mais que l’une ou l’autre méthode soit de mise, il convient préalablement de s’interroger.

Le conte pour enfant est susceptible d’intéresser des adultes curieux qui s’amusent de ces détails innombrables : chiffres, couleurs, paroles, gestes, etc.

La clé du mystère ouvre le pays inconnu et le passeur de mémoire en joue sciemment pour amener son auditoire à douter puis à se perdre pour enfin obtenir le fin mot de l’histoire.

Cette pédagogie du secret suppose une complicité entre celui qui dit et celui qui écoute… Une complicité malheureusement contrariée si le verbe se fige par écrit, si le conteur invente une histoire ex-nihilo, si le lecteur ne possède ni les connaissances ni la curiosité pour trouver son chemin dans le fatras des balivernes… Ainsi que le répète Albert Poulain, l’invétéré “ contou de Piperia ”, il n’est pas possible de faire boire un cheval qui n’a pas soif tout comme on ne ramène pas à l’écurie un cheval échappé dans le pré en faisant claquer le fouet. C’est donc au maître de cérémonie de captiver son auditoire, de le mener là où il doit aller : au bout du conte, à son enseignement !

Pour ce faire, il faut soigner la forme et le fonds pour divertir et pour intriguer.

Le mystère valorise le conte et fascine l’auditeur. La soif de connaissance aiguisée, le conteur prend le temps de semer les indices avant de conclure.

Ce sens du secret inhérent au conte traditionnel se différencie toutefois d’un quelconque occultisme car tout un chacun peut s’approprier sa vérité. Il n’y a nulle initiation requise, il faut seulement faire preuve de sagacité pour pénètrer au pays des contes. “ Récit d’aventures imaginaires et histoire mensongère ”, le conte traditionnel n’a d’imaginaire et de mensonger que ce qu’on veut bien lui prêter d’irréel et de faux !

C’est à la fin du dix-huitième siècle que ces “ histoires mensongères ” suscitent l’intérêt de savants en quête d’authenticité. James Mac Pherson ouvre la voie en 1760 avec “ Ossian ”, suivent les “ Minstrelsy of the Scottish Border ” de Walter Scott en 1802-1803, les “ Kinder und Hausmärchen ” des frères Jacob et Wilhelm Grimm en 1812, le “ Kalevala ” finlandais d’Elias Lönnrot en 1835, le “ Barzaz Breiz ” du vicomte Hersart de la Villemarqué en 1839… Toute l’Europe se pique de Tradition orale. Les journaux emboîtent le pas aux libraires-éditeurs. Émile Souvestre collabore à la “ Revue des Deux-Mondes ” en 1834 avant de rassembler quelques années plus tard ses contes et légendes dans “ Le Foyer Breton ”. En 1857, le “ Courrier du Morbihan ” publie en feuilleton des contes et chansons populaires collectés par le docteur Alfred Fouquet. En 1864, Ludovic Hamon lance à Rennes “ Le Conteur Breton ”, un hebdomadaire pour l’édification de la jeunesse qui paraîtra jusqu’en 1867 ! La même année, sort la version définitive du “ Barzaz Breiz ” et commence une polémique sur son authenticité. Les chants populaires bretons seraient trop beaux pour être vrais… Il faudra un siècle jusqu’à la découverte en 1964 des carnets de collecte du vicomte de La Villemarqué pour dissiper le doute et réhabiliter le gentilhomme cornouaillais. Mais l’attaque lancée par l’archiviste de Quimper Le Men et relayée par François-Marie Luzel pose implicitement la bonne question : la tradition populaire peut-elle rivaliser avec les salons littéraires ?

Poser la question introduit un doute qui n’a pourtant pas lieu d’être. L’origine paysanne des “ gwerziou ” publiés par Theodore Hersart de la Villemarqué atteste de la beauté intrinsèque des chants, contes et légendes d’un peuple supposé illettré et fanatique au lendemain de la Révolution française. Le procès littéraire fait aux premiers “ antiquaires ” bretons par les partisans d’une transcription brute des textes dénote plus d’une rivalité idéologique que d’une querelle scientifique. Outre le “ Barzaz Breiz ”, les premières publications d’Elvire de Preissac, comtesse de Cerny, dans le “ Moniteur des villes et des campagnes ” apportent bien innocemment la preuve de ce faux procès. Publiés dès 1849, soit huit ans avant les premiers textes de François-Marie Luzel, les contes d’Elvire de Cerny témoignent de cette “ vérité objective ” que les Modernes du dix-neuvième siècle déniaient pourtant à leurs Anciens. En 1899 Paul Sébillot reconnaît ainsi à la comtesse “ le mérite d’avoir eu l’intuition de la littérature orale, dans un temps où les bons modèles faisaient défaut ”.

Suspects de s’intéresser à ces traditions populaires, suspects d’avoir donné le coup de pouce à la forme et au fond de ces contes paysans, les esprits libres et curieux, qui dérogeaient au mépris académique à l’égard de la Tradition orale, ont été régulièrement mis au ban de la bonne société savante. Il suffit de rappeler l’ostracisme dont ont été frappés, jusqu’au milieu du vingtième siècle, les travaux d’Arnold Van Gennep, d’Henri Dontenville, de Pierre Saintyves et de nombreux autres buissonniers pour comprendre que le conte n’a pendant longtemps eu droit qu’à la soupe du pauvre. Contentons-nous donc de cette “ pauvre ” mixture mais goûtons-y avec plaisir et intelligence car les légumes du jardin et les os à moelle ont leurs habitudes dans le chaudron populaire. Osons penser que le conte n’est ni imaginaire, ni mensonger. Osons lire entre les lignes. Osons comprendre la raison de notre rire, ce rire qui effraie tant la raison.

Les contes traditionnels sont populaires et leurs héros des philosophes du bocage et de la forêt. Derrière la haie d’aubépine, dans le cercle des hêtres, il y a de quoi dire et entendre. Les contes appris de bouche à oreille transmettent une pratique culturelle et conservent une cosmologie sacrée. Le conte introduit à la philosophie et au mystère… Il instruit et il interroge. Il est beaucoup plus qu’une mythologie édulcorée. Il est cousu du fil blanc des gardiens de la Tradition, des gardiens qui n’ont pas l’âge de leur sagesse. François Marquer avait treize ans lorsqu’il a transmis l’histoire de Norouâs à Paul Sébillot, Marc’harit Fulup 49 ans quand elle a chanté “ Une princesse et sa servante ” à François-Marie Luzel. Mais quel âge avait donc le père Marmet quand il a sorti de sa besace “ Le rouet enchanté ” à Adolphe Orain ?

N’est-ce pas dans les contes paysans, les contes du pays qu’il faudrait aller chercher le savoir et la sagesse des temps anciens ? Certes nous relevons l’empreinte pernicieuse du temps dans les histoires colportées de génération en génération mais nous constatons aussi que des croyances antiques traversent les siècles et les millénaires : la gwerz de Dom Derrien suit la voie lactée, le chemin des âmes vers l’Autre Monde que les anciens Celtes qualifiaient de “ Belca Unidas Boucas ”, littéralement “ la piste de la vache blanche ”… De la “ hent sant Jakez ”, le chemin breton de saint Jacques de Compostelle à la giclée de lait de l’Inde védique, il n’y a qu’un pas… Un premier pas qu’il ne faut pas hésiter à franchir pour regarder l’envers du miroir !

La lecture des contes populaires, que ce soient ceux restitués par Anatole Le Braz ou François Cadic, que ce soient ceux collectés dans le pays vannetais par Ernest Laurens de La Barre au dix-neuvième siècle ou dans le pays de Guérande par Fernand Guériff au vingtième siècle, tous ces contes conservent en mémoire des archaïsmes culturels que le christianisme ne peut seul expliquer.

Jusqu’à la Réforme du seizième siècle qui élimina les reliques trop flagrantes d’un paganisme tenace, l’église catholique avait dû composer avec les croyances antiques pour s’imposer durablement dans les campagnes. Les contes prolongent cette double empreinte. Ils témoignent d’une Bretagne des saints et des pardons, des pèlerinages équinoxiaux et des feux solsticiaux. “ Il ne s’agit pas ici de se demander en quoi le christianisme est lui-même une mythologie mais il s’agit plutôt de définir les cadres mythologiques pré-chrétiens totalement extérieurs à la Bible, dans lesquels le christianisme s’est inséré et qu’il a fait travailler à son profit. Il existe en effet, à la périphérie du christianisme biblique, une mémoire archaïque de traditions, de superstitions et de légendes qui constituent une authentique mythologie et qui ne possèdent aucune justification biblique. Au Moyen Âge, ces rites et ces croyances constituaient le langage naturel d’un peuple qui ne lisait pas la Bible. Ils lui servaient de cadre pour penser le monde et le sacré. L’essentiel de cette matière mythique provenait en fait de la mémoire “ sauvage ” des peuples européens et put s’incorporer, grâce à l’Église, à la lettre et à l’esprit de la Bible ” (3). Nous faisons nôtre cette analyse de Philippe Walter pour appréhender la Tradition orale. À l'instar du calendrier où cohabitent et interfèrent les fêtes chrétiennes et païennes, les contes populaires véhiculent le compromis de la doctrine et de la coutume.

Il ne fait pas de doute que le conte transporte à son insu une histoire plus ancienne. Peut-on parler de substrats mythologiques celtiques dans les contes de Bretagne ? Si l’origine strictement historique d’un grand nombre de contes populaires n’est plus aujourd’hui défendue par les philologues et les mythologues, une cosmologie préchrétienne transparaît dans leur trame.

 

S’il est vrai que les généraux victorieux écrivent l’histoire de leurs conquêtes, les peuples vaincus perpétuent oralement leurs traditions… Les Bretons romanisés et christianisés ont ainsi transposé leurs croyances dans les contes et les fables transmis au coin du feu, transportés au fil des siècles jusqu’au naufrage de la société rurale au vingtième siècle. Le schéma tripartite que Georges Dumézil a si parfaitement identifié dans les mythes indo-européens apparaît naturellement dans ce corpus populaire, notamment dans le Norouâs de Paul Sébillot. La serviette magique qui apporte l’abondance, symbole évident de la fonction productrice (le tiers-état des agriculteurs et des artisans), le bâton comme symbole de la fonction héroïque (les guerriers), la monture solaire incarnant la première fonction sacerdotale (les prêtres)… Les trois talismans magiques de Norouâs correspondent à s’y méprendre aux trois fonctions primitives de la société indo-européenne à laquelle participe le monde celtique.

La Bretagne des contes populaires ne saurait par conséquent être limitée à cette province déshéritée que les voyageurs du dix-neuvième siècle ont traversée et commenté avec nostalgie et tristesse. Les folkloristes nous renvoient à une histoire plus ancienne, à une protohistoire celtique. La critique pourrait arguer que le symbolisme celtique de ces contes bretons est une vue de l’esprit tout comme les romanistes persistent à ne pas connaître les origines insulaires de la matière arthurienne.

Si la Bretagne est aujourd’hui rivée au vieux continent, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a pas ici à débattre de l’histoire de la Bretagne. Léon Fleuriot a, me semble-t-il, établi avec suffisamment d’autorité le rôle de l’émigration bretonne depuis la préhistoire dans les origines de la Bretagne : “ Dans l’Antiquité, les deux rives de la Manche participaient à une même civilisation. Cette mer n’était pas plus un fossé que la mer Egée, et il a fallu une ignorance singulière des choses de la mer pour voir dans un chenal aussi étroit un obstacle, alors qu’il était un lien ” (4).

Ce particularisme celtique ne suppose pas un isolement de la Bretagne. Le territoire des contes est ouvert, l’héritage est continental, les héros bretons cousinent avec les Berrichons ou les Pictons. La Marie du “ Rouet enchanté ” appartient à la même lignée que “ la Belle au bois dormant ” de Charles Perrault. Cette parenté au-delà des siècles et des territoires ouvre bien des perspectives. Le conte populaire pourrait demain obtenir ses lettres de noblesse… Albert Poulain n’a quant à lui pas attendu de lettre de crédit pour courir la haute Bretagne, pour entendre des uns et redire aux autres le merveilleux du pays des contes ! À la manière des archéologues, il gratte délicatement les mots pour exhumer le mythe en arrière-plan. “ L’oiset de vérité ” que nous chante le compère de Piperia, assurément “ imaginaire et mensonger ”, recèle alors bien des surprises.

Entre la fable et l’épopée, le conte populaire fonde et affirme l’originalité d’une Tradition. Il se rapporte à un arbre cosmique dont il n’est qu’une branche. Le conte, moyen de transmission culturelle, a résisté jusqu’à ce jour aux modes et aux dogmes parce qu’il a paradoxalement été perçu comme imaginaire et mensonger, parce que les docteurs lui ont nié tout intérêt religieux et politique, parce qu’il était réputé populaire et inoffensif.

Le génie du conte est encore de renaître enfant, de reprendre le chemin des écoliers, skol al louarn, “ l’école du renard ”, pour fabuler et goûter une sagesse ébouriffée. Il était une fois… Il est une fois. Il sera.

 

 

 

NOTES

1) André Langaney, La philosophie biologique, éditions Belin, 1999.

2) Roger Chauviré, La geste de la Branche Rouge, Librairie de France, Paris, 1929.

3) Philippe Walter, Mythologie chrétienne, rites et mythes du Moyen Age, éditions Entente, 1992.

4) Léon Fleuriot, Les origines de la Bretagne, 1980, Payot.



articles de presse

« Sous ce beau titre, Bernard Rio présente et commente avec finesse quinze contes bretons. Il entraîne ainsi le lecteur aux côtés du « pêcheur de Concoret », des « lavandières de nuit », du « lièvre sorcier », de « l’oiseau de vérité » et de bien d’autres créatures dont le nom seul est déjà une invitation au rêve, une incitation à passer de l’autre côté du miroir. Car, Bernard Rio le sait bien, les passerelles entre le visible et l’invisible sont nombreuses, dans sa Bretagne encore plus, sans doute, qu’ailleurs. Lui qui a consacré plusieurs ouvrages aux traditions populaires, à l’imaginaire, à ce patrimoine si précieux qu’est la culture d’un peuple, il prolonge sa queste en nous montrant quelles clefs utiliser pour entrer dans le monde des conteurs. « Les contes traditionnels, écrit-il, sont populaires et leur héros des philosophes du bocage et de la forêt. Derrière la haie d’aubépine, dans le cercle des hêtres, il y a de quoi dire et entendre. Les contes appris de bouche à oreille transmettent une pratique culturelle et conservent une cosmologie sacrée. Le conte introduit à la philosophie et au mystère… Il instruit et il interroge. Il est  beaucoup plus qu’une mythologie édulcorée. Il est cousu du fil blanc des gardiens de la tradition, des gardiens qui n’ont pas l’âge de leur sagesse ».

Ces »veilleurs de mémoire » reprennent à leur compte l’antique mission de ces pédagogues et guides spirituels qu’étaient les druides. Le livre de Bernard Rio est certes de ces ouvrages dont on déguste avec gourmandise la saveur. Mais il est aussi beaucoup plus : il est un guide sûr pour le cheminement des jeunes (ou moins jeunes) âmes ». - décembre 2004


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