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Bernard Rio - Page 16

  • Avallon et l'autre monde

     

    Présentation

     

    Avallon l’île d’éternelle jeunesse où le roi Arthur fut transporté pour y être soigné par Morgane après la tragique bataille de Camlann, les Terres Fortunées au nord du monde, la Grande Plaine où coule une rivière de miel, le Verger de la Joie, le Val sans Retour,… L’Autre Monde celtique atteste de la croyance des Celtes en l’immortalité de l’âme. L’accès à ces contrées à la fois mystérieuses et merveilleuses n’était jadis possible qu’à quelques hommes  bénis des dieux ou des fées au terme d’un périple initiatique, par-delà l’océan des âges et des apparences..

    Les lieux saints de l’antiquité demeurent sacrés et le passage vers l’au-delà reste ouvert. Bernard Rio propose de retrouver les traces de cet Autre Monde dans le paysage contemporain, l’architecture religieuse et les traditions populaires. 

    Ces esquisses d’une géographie sacrée offrent une nouvelle et revigorante lecture de la forêt de Brocéliande, de la cité de Glastonbury ou de l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire. Elles replacent l’homme sur le chemin de la connaissance, en route vers le milieu du monde.

    Edition Yoran Embanner 2008    ISBN : 978--2-914855-50-1



    Le milieu du monde

     

    La géographie et l’histoire forment deux disciplines complémentaires. La première est littéralement une science de l’espace, du grec gê « terre » et graphé « description » alors que la seconde est une connaissance du passé, du latin historia, une histoire de la vie. D’un côté l’espace et d’un autre côté le temps avec, aujourd’hui comme hier, des transpositions et des interférences disciplinaires. C’est ainsi que la géographie politique, la géographie physique, la géographie humaine, la géographie économique traitent de la nature du globe terrestre, de l’homme et de ses activités. Tout géographe est nécessairement un peu historien et vice-versa. César lorsqu’il traite des Gaules dans De Bello Gallico (1) suppose une connaissance de l’espace et du passé de la Gaule. Mais la manière dont il traite de la géographie et de l’histoire gauloise atteste soit une propagande politique, soit une ignorance. Il écrit que les frontières de la Gallia omnis, « toute la Gaule », sont fixées par les Pyrénées au sud et par le Rhin à l’est… Or lorsque César rédige ses commentaires, des peuples gaulois vivent encore au-delà du Rhin et de l’Escaut : les Trévires que nous connaissons bien ou les Taurisci dans l’actuelle Styrie qui ne furent conquis que quarante ans plus tard sous le règne d’Auguste. César ne comprend pas non plus la Cisalpine et la Transalpine dans sa description géographique… Par ces omissions, César se montre piètre géographe et piètre historien ce qui n’empêche pas quelques historiens de lui faire encore allégeance lorsqu’ils traitent de la géographie et de l’histoire de la Gaule. Pourtant César transcrivait Posidonios. Ce géographe pythagoricien avait décrit un espace qu’il connaissait pour y avoir voyagé au début du premier siècle avant Jésus-Christ. Il y avait aussi Polybe qui, un siècle plus tôt, avait décrit les terres des Celtes. Plus tard, en 8 avant Jésus-Christ, Denys d’Halicarnasse écrivit que « la Celtique (était) de forme carrée » (2) et que le Rhin la coupait en deux. Il lui donnait pour frontières les Pyrénées, les Alpes, le Danube, l’Atlantique, la Thrace et la Scythie. César aurait dû connaître cette réalité que ses contemporains lettrés décrivaient dans leurs traités avant et après la conquête. S’il réduit le territoire des Gaulois, c’est bien évidemment pour magnifier sa victoire en tentant de faire croire qu’il avait vaincu toute la Celtique.

    Aujourd’hui comme hier, la géographie et l’histoire offrent des repères et des orientations. Les deux sciences, dont les relations ne font pas de doute, ne prennent pourtant leur véritable dimension que dans un espace et un temps religieux… Oublier la part du sacré dans la construction de l’histoire et dans l’élection de l’espace signifierait une manipulation césarienne de notre histoire et de notre géographie. La conscience de l’espace sacré suppose une fonction. Celle-ci serait de créer un milieu favorable à la relation de l’homme à la divinité.

    En consacrant un lieu pour y manifester sa croyance, l’homme le retranche du monde. C’est l’acte fondateur, le premier acte d’une civilisation. « L’expérience religieuse de la non-homogénéité de l’espace constitue une expérience primordiale, homologuable à une « fondation du Monde ». Il ne s’agit pas d’une spéculation théorique, mais d’une expérience religieuse primaire, antérieure à toute réflexion sur le Monde. C’est la rupture opérée dans l’espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui découvre le « point fixe », l’axe central de toute orientation future » (3).

    En organisant la vie (l’histoire) et en harmonisant leur cadre de vie (la géographie) avec des règles indicibles et des structures invisibles, l’homme donne un sens et permet la hiérophanie. Le lieu sacré devient le centre du monde, l’axe du monde.

    La disparition de ces hauts-lieux de l’humanité équivaudrait ni plus ni moins à une perte de connaissance, à une perte de conscience. L’homme privé de repères, désorienté, se conduirait alors comme un être privé d’intelligence puisque déséquilibré, désaxé. « Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder, et aucun monde ne peut naître dans le chaos de l’homogénéité et de la relativité de l’espace profane », écrit Mircea Eliade (4).

    Retrouver les traces du sacré dans notre environnement passe par une recherche du concept fondateur de l’espace sacré. L’expérience de la géographie va alors de pair avec la connaissance de l’histoire. Cette expérience ne peut être acquise par le simple exercice d’une science profane même archéologique. Il ne s’agit pas de fouiller le sol et d’exhumer les débris d’un fanum « temple gaulois » pour abolir le profane et expérimenter le sacré. Il ne s’agit pas non plus de collectionner les études épigraphiques pour nourrir son âme. La découverte d’un site archéologique n’est enfin pas synonyme de révélation du lieu du temple.

    Les recherches archéologiques, historiques ou linguistiques ne suffisent pas à qualifier ou disqualifier l’espace. C’est l’expérience qui lui attribue sa fonction en le transcendant. Le saint homme recherche le signe indiquant la nature sacrée du lieu. L’incubation paraît être la pratique la plus répandue dans l’antiquité. Pour ce faire, le devin passait la nuit sur le lieu qui lui paraissait être propice à la consécration. La divinité inspirait le dormeur en lui apparaissant en songe. En Irlande, l’Imbas forosnai, « illumination par les paumes » était une autre méthode de divination. Le devin mastiquait un morceau de chair crue, de préférence la chair d’un animal psychopompe, (chien, cerf ou cheval) qu’il déposait ensuite auprès d’un lieu sacré. Puis, il s’installait là pour dormir, les paumes autour de la tête, afin de recevoir le songe divin (5). Telle a pu être la méthode de divination utilisée par la prêtresse gauloise des environs de Metz signalée par cette inscription : « Arrête, une prêtresse druide, avertie par un songe de le faire, a consacré cette pierre à Sylvain et aux nymphes de ce lieu ».

    Si le signe n’apparaissait pas pendant le sommeil, le prêtre pouvait encore le provoquer en invoquant l’aide des animaux divins, les oiseaux notamment, qui indiqueraient le lieu du temple. L’homme devait être guidé par la divinité. Il ne pouvait choisir de bâtir un sanctuaire où bon lui semblait. Un épisode de la vie de saint Colomban illustre la permanence de ces pratiques païennes dans l’église chrétienne primitive. « Il monta sur une haute colline, et de là il vit Tory dans le lointain. Et les autres saints qui l’accompagnaient dirent qu’il leur revenait de bénir Tory et qu’ils prendraient possession eux-mêmes de cette île. Il convient que nous agissions ainsi, dit Colomban. Lançons nos bâtons vers Tory et que l’île appartienne à celui de nous dont le bâton l’aura atteinte de par Dieu, et qu’elle reçoive son nom. Ainsi firent-ils et Columcille lança son bâton. Et celui-ci se changea en une lance ou un javelot, filant à travers les airs jusqu’à l’île… Et les autres bâtons des autres saints ne dépassèrent pas les îles qui se trouvent entre Tory et l’Irlande. Alors Columcille s’en alla vers Tory » (6).

    Le lieu sacré ne peut donc être choisi par l’homme mais désigné à l’homme. Le procédé d’élection confirme la nature différente du lieu du temple. Celui-ci relève d’un autre espace, d’un autre temps, d’autres règles que l’homme religieux peut comprendre et qu’il respecte puisqu’il partage l’espace avec la divinité qui l’habite. La consécration s’apparente ensuite à une création. Le lieu sacré est séparé du monde profane, organisé et érigé. Il importe de fixer le centre autour d’un axe.

    Le paysage peut « naturellement » être propice à l’organisation de ce lieu saint. La Bretagne connaît plusieurs « milieux » du monde, plusieurs « portes du ciel » : le Mont Dol à Dol de Bretagne, le Mané Guen à Guénin, Castennec à Bieuzy, le Menez-Hom, le Mont Saint-Michel à Brasparts, le Mont Saint-Michel à Carnac, le Méné Bré à Pédernec, Saint-Etienne de Montluc, le Menez Lokorn à Locronan… La fonction de ces « montagnes cosmiques » est de relier la Terre et le Ciel. Le rituel de leur ascension conservé dans le pardon breton, notamment la Troménie de Locronan dont les douze kilomètres sont effectués tous les six ans (7), équivaut à un voyage élémentaire dans le temps et l’espace sacrés, une purification et une élévation.

    La dynamique du centre fonctionne avec l’environnement. Le système s’étend au milieu. On peut alors parler de géographie sacrée à partir de l’axe fondateur. Le monde extérieur procède du lieu du temple. Ce ne sont plus seulement quelques hectares mais une région ouverte, un pays entier qui est consacré au culte. La géographie sacrée et l’histoire sacrée apparaissent comme les principes primordiaux de la civilisation celtique. Si le « centre » conserve sa fonction archétypale d’orientation, tout le reste de l’espace peut être appréhendé comme un champ d’expérimentation cosmogonique, la projection infinie du milieu, le moyeu et sa roue.

    Henri Dontenville avait discerné, dans le folklore et la toponymie, le principe d’une héroïsation de l’espace. Relevant les liens linguistiques et mythologiques entre Belen et Gargant, l’ethnologue et mythologue a appliqué sur le terrain les principes de ce qu’il a appelé « la palpitation du dieu ». Il avait établi une liste de plusieurs dizaines de toponymes dédiés au géant gaulois. « Cette liste, qui ne comprend qu’une faible partie de la toponymie « bélénique », montre, il ne faut pas se le dissimuler, beaucoup plus de proximités que de coïncidences et même, par « proximité », il convient d’entendre parfois les coïncidences qui, elles, sont frappantes, elle ne peut guère ne pas donner l’impression d’un monde où Belen, le grand Dieu mort, reste entouré d’autres signes, où Gargantua, particulièrement, maintient encore une certaine vitalité. La rareté des inscriptions d’époque romaine n’a pas ici à rendre sceptique ; les vrais Gaulois n’écrivaient pas » (8). La toponymie au secours de la mythologie n’est pas toujours du goût de l’université française. Quoi qu’il en soit, la toponymie (dérivée de la géographie) et la mythologie (issue de l’histoire) peuvent être étudiées en fonction d’autres éponymes.

    Retrouver dans un espace les signes d’une architecture sacrée qui ne soit pas matérialisée, n’est pas une gageure impossible. à défaut des textes et des hommes, il convient d’interroger l’espace, de faire parler le paysage en quelque sorte, afin d’y retrouver les structures sacrées pré-chrétiennes. Nous savons et de nombreux auteurs ont prouvé dans le passé que les dédicaces à saint Martin et saint Michel, notamment, supposent des anciens sites cultuels. Nous savons que le cortège des saints armoricains n’est jamais entré dans le paradis officiel de l’église catholique romaine. Cela n’a pas empêché le « bon peuple » de leur bâtir des sanctuaires et de les célébrer lors de rites saisonniers. Nous savons aussi que les fontaines, les sources, les bois et les pierres étaient des lieux propices à l’expression religieuse avant l’érection des croix. La christianisation n’a pas fait table rase des coutumes, des croyances et des lieux de pratique religieuse dans le monde celtique. Bien au contraire, elle les a assimilés. Le paganisme est entré dans l’église chrétienne d’Occident comme le chamanisme amérindien a imbibé les églises chrétiennes d’Amérique.

    Dépositaire d’un passé, le paysage a conservé les traces d’une géographie et d’une histoire sacrée que des recherches topométriques ont mises en évidence. L’étude des relations géométriques et métrologiques entre certains lieux et leurs dénominations démontrerait l’existence en Bretagne d’une géographie sacrée géométriquement élaborée. Il s’agit de triangles équilatéraux basés sur des toponymes et dont l’unité de mesure serait la lieue celtique (environ 2,212 km), ainsi un triangle équilatéral sur la base de 57 km de côté à partir du toponyme Gwazec (Saint Goazec, Lannoazoc, Kervoazec, etc.) D’autres triangles équilatéraux de 66 km, 72 km, 91 km, 102 km, 204 sont révélés par la toponymie.

    Alan J. Raude (9) a reporté sur des cartes au 1/200 000 les triangles relevés par le géologue F. Kervella (10). Le résultat est des plus intéressants puisque le prolongement des triangles aboutit au même point : l’île de Gavrinis, dans le golfe du Morbihan. En poursuivant les lignes de base de chaque triangle, on retrouve à 249 km les toponymes celtiques francisés, tant au nord qu’au sud : La Chevrolière au sud de la Loire, Gavray dans le Cotentin… Ce gigantesque triangle placé sous la protection de la chèvre (gawr en breton actuel) ou par homonymie phonétique du géant (du vieux breton gavr), renvoie aux travaux publiés en 1948 par Henri Dontenville. La boucle est presque bouclée puisque poursuivant les relevés toponymiques, ce sont plusieurs autres espacés voués à une divinité qui ont pu être exhumés du paysage breton : triangle  de 72 km avec le toponyme Nonn (Dirinonn, Kernonn), triangle équilatéral avec le toponyme Bré, « montagne », sur la base de 77 km de côté (Méné Bré à Pédernec, Méné Bré à Arzano, Bré à Daoulas), triangle de 162 km avec le toponyme Arth, « ours » (Arzano, Arthon, Ploërmel), triangle de 110 km avec le toponyme Sept Saints (Erdeven, Vieux-Marché, Landujan).

    Les résultats de cette recherche topométrique éclairent d’une façon inattendue l’utilisation religieuse de l’espace. De nouvelles recherches fondées sur d’autres vocables en d’autres lieux confirmeraient peut-être un système de consécration. En relevant d’un réseau dédié à une divinité, les toponymes bornent un périmètre consacré et indiquent à chaque pointe de ce territoire un haut-lieu de culte. Le Tro Breizh, pèlerinage des sept saints fondateurs de la Bretagne chrétienne (saint Patern évêque de Vannes, saint Corentin évêque de Quimper, saint Pol-Aurélien évêque de Saint-Pol-de-Léon, saint Tugdual évêque de Tréguier, saint Brieuc évêque de Saint-Brieuc ; saint Malo évêque de Saint-Malo, saint Samson évêque de Dol), perpétuerait le bornage d’un espace magico-religieux. Il suffit d’identifier les marques sacrées dans la toponymie pour imaginer une antique déambulation. à chacun de reprendre son compas et son équerre de géomètre, puis son bâton de pèlerin et sa cloche de sacerdote.

     

    Notes

    1. César, De Bello Gallico, La Guerre des Gaules, Livre VI, 24.

    2. Denys d’Halicarnasse, I. XIV, c. 1.

    3 et 4. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, éditions Gallimard, Paris, 1 965.

    5. Christian-J. Guyonvarc’h, Magie, médecine et divination chez les Celtes, éditions Payot, Paris, 1 997.

    6. Manus O’Donnell, The life of Columcille, traduction Ellen Ettlinger, Les conditions naturelles des légendes celtiques, Ogam XII, Rennes, 1 960.

    7. Donatien Laurent, La Troménie de Locronan, cf. La nuit celtique, éditions Terre de Brume, 1 997;  Bernard Rio, Pardons de Bretagne, éditions Le Télégramme, Brest, 2007.

    8. Henri Dontenville, Mythologie française, éditions Payot, Paris, 1 973.

    9. Alan J. Raude, La topométrie de l’espace breton, éditions Beltan, Brasparts, 1 989.

    10. F. Kervella, étude graphométrique, Al Liamm N° 200.

     

     

    articles de presse

     

    « L’Esprit des lieux 

    A Qu’est-ce qu’un “lieu sacré” ? Pourquoi l’est-il? Bernard Rio répond à ces questions dans un ouvrage captivant qui mêle le sérieux de la recherche et l’art du récit. Reprenant le grand légendaire des mythologies celtiques et gréco-latines, de l’hagiographie chrétienne, loin de rechercher un syncrétisme nébuleux, il montre qu’au-delà des singularités infranchissables, s’offre à nous une vision de l’humain qui nous habite encore et que nous recherchons dans ce que faute de mieux peut-être, il faut appeler l’ esprit du lieu. Ainsi, pourquoi avoir réinvesti les localisations incertaines des romans bretons du Moyen-Age dans la forêt de Paimpont, bel et bien devenue Brocéliande ? Pourquoi vouloir localiser l’île d’Avallon, confondue avec une sorte de paradis celtique, où l’éternelle jeunesse est liée à la pomme ? Mais aussi quels liens se tissent entre le “lieu consacré” au centre du monde celte et l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire? Que signifie l’étrange et merveilleuse architecture  de la tour porche de son abbatiale ? Et le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle ? Au fil d’une lecture pérégrine apparaît la nécessité que nous éprouvons de la sacralisation de l’espace qui, au travers de ses légendes, nous habite et nous appelle au dépassement, à la quête.

    Le temps passe mais l’inquiétude et l’imaginaire de l’être humain demeurent, inscrits dans son coeur et dans “ses” lieux ”

    Yannick Pelletier

    Ouest France, 5 septembre 2008

     

     

     

     

  • Fontaines de Bretagne

    Présentation

    La Bretagne est jalonnée de milliers de fontaines dotées de pouvoirs thérapeutiques, magiques ou merveilleux. A chaque chapelle est associée une fontaine et à chaque fontaine  de la Bretagne sacrée est associée une histoire, une croyance, un rite et une pratique.  Leur fréquentation est particulièrement riche de sens.

    La fondation et l’architecture d’une fontaine, sa  consécration, les rites qui y sont célébrés sont des éléments déterminants pour distinguer la fontaine guérisseuse de la fontaine oraculaire, le lieu saint du bassin profane… 

     La multitude des fontaines bretonnes offrent une profusion de cultes et de patronages. La densité de ce réseau millénaire est un fait exceptionnel, une source intarissable où le visiteur peut s’abreuver de surnaturel et de légendaire, découvrir la diversité des styles d’architecture depuis la protohistoire jusqu’au XIXe siècle… Le collectage réalisé par Albert Poulain et Bernard Rio est le plus important recensement et le répertoire le plus complet  publié  en Bretagne. 

    Edition Yoran Embanner 2008    ISBN : 978--2-916579-15-3




    Les Fontaines de Bretagne

     

    Albert Le Grand écrit dans la Vie des Saints de la Bretagne Armorique, imprimée en 1 636 à Morlaix, que « Saint Méen, plein de foy, se prosterna en oraison, en laquelle il pria Dieu de leur donner de l’eau, et, s’estant levé, il ficha son bourdon en terre, lequel retirant, il fit réjaillir une source d’eau vive, laquelle se voit encore maintenant, et est fort renommée pour la vertu qu’elle a de guerir d’une maladie, nommée par les Medecins Prisa et par le vulgaire le mal de saint Méen, qui est une forte galle ou rogne qui ronge jusqu’aux os ». 

     

    La fontaine existe toujours mais les processions et ablutions ont cessé au début du XXe siècle, jugées indignes par un clergé qui les a donc proscrits en croyant en finir avec les antiques croyances attachées au lieu saint. N’en déplaise aux réformateurs de l’église catholique et romaine, l’eau s’écoule toujours à Saint-Méen-le-Grand. La source rafraîchit les esprits de ceux qui s’y désaltèrent malgré la puritaine réprobation des clercs convertis au culte de la Raison. Entre les cinquième et neuvième siècles, le miracle de l’eau jaillissant sous le bâton du saint s’est répété un peu partout : Armel, Aubert, Bieuzy, Conwoïon, Corentin, Dolay, Efflam, Elouan, Fiacre, Géréon, Gildas, Gobrien, Gouesnou, Goulven, Guen, Guigner, Gwennolé, Hernin, Hervé, Lunaire, Macaire, Majan, Malo, Marcou, Maudez, Melaine, Mélar, Molff, Pol Aurélien, Quay, Samson, Sané, Urfold, Uniac, Vital… tous ces saints sourciers ont célébré le culte de l’eau féconde et purificatrice, que leurs successeurs réguliers ou séculiers ont tenté de canaliser. à l’instar du sanctuaire de Saint Ivy à Pontivy (56), combien de chapelles ont-elles enfoui dans leurs fondations les sources sacrées de l’antiquité celtique ?

    La Bretagne est couronnée de chapelles dont le recensement méticuleux a eu lieu. Qu’en est-il des fontaines ? Sylvette Denèfle a dénombré plus de mille cinq cents fontaines « dotées de pouvoirs particuliers » dans le Léon et la Cornouaille, mais nul n’a entrepris de les comptabiliser sur l’ensemble du territoire. Seule une étude exhaustive du cadastre pourrait permettre d’évaluer la quantité de fontaines en Bretagne, en sachant qu’il convient de distinguer les fontaines profanes des fonctaines sacrées sans pour autant exclure les puits A Guénin (56), la chapelle Notre-Dame du Mané-Guen est dotée de l’un et de l’autre. L’inscription gravée sur le puits suffit à le qualifier de sacré : « Profond de 80 pieds, priez Dieu pour vos pères ». D’autre part, on dénombre quatre cent quarante-trois puits pour « seulement » dix-sept fontaines à Indre (44), dans un département que Jean-Yves Eveillard présume pauvre en ces fontaines sacrées.

    À l'instar des monuments mégalithiques démolis, des milliers de fontaines ont été comblées aux XIXe et XXe siècles : rasées et enfouies lors d’un remembrement destiné à niveler autant le paysage que la culture qui y puisait ses sources. La fontaine Saint Jacques à Guillac (56), la fontaine Saint Méen à Bruc-sur-Aff (35), la fontaine de Lochrist à Pont-Croix (29) Chaque diocèse, chaque département a connu et connaît encore cet enfouissement patrimonial. Outre la dénaturation des lieux, les pratiques qui y sont enracinées sombrent dans l’oubli faute d’être transmises. Le recensement des fontaines et la collecte des croyances permettent fort heureusement de laisser ouvertes les portes du temps, ce temps qui passe et qui échappe à l’image de l’eau qui s’écoule, née et retournant à la terre. 

    Le fleurissement d’une fontaine, la présence de pièces dans un bassin… indiquent une permanence à la fois rituelle et spirituelle dans une société qui consomme de plus en plus, brasse et broie, s’individualise et évolue vers une mercantilisation effrénée. La Bretagne contemporaine n’est pas en dehors du cycle effroyable qui meut et moud les hommes épris d’argent. Elle n’est pas pour autant dénuée de sens. La fréquentation des fontaines n’est pas qu’un fait social car elle s’avère multiple dans ses pratiques profanes et spirituelles, thérapeutiques et magiques. Elle serait passéiste si les personnes allant aujourd’hui aux fontaines avaient la conscience et la volonté de copier un folklore d’un autre âge, à l’instar de ces reconstitutions de battages à l’ancienne où il ne s’agit pas de moissonner et de battre le grain mais seulement de faire semblant pour amuser une foule désœuvrée.

    Les rites de guérison commentés par les ethnologies depuis le dix-neuvième siècle s’inscrivent dans un temps continu. La fontaine guérisseuse de Saint Divy à Landébia (22) ou celle de Sainte Candide à Scaër (29) s’apparentent à la fontaine de santé de la mythologie irlandaise : « Diancecht et ses deux fils et sa fille, c’est-à-dire Octriuil, Airmed et Miach, chantaient des incantations sur la source dont le nom est santé. Leurs hommes blessés mortellement y étaient cependant jetés tels qu’ils avaient été frappés. Ils étaient vivants quand ils en sortaient. Leurs blessures mortelles étaient guéries par la force de l’incantation de quatre médecins qui étaient au » tour de la fontaine » (Whitley Stokes, Revue celtique XII, traduction Christian-J. Guyonvarc’h, Textes Mythologiques Irlandais). L’incantation des médecins n’est pas seule à agir. Le verbe renforce les vertus de l’eau. Peut-être subsiste-t-il encore des pratiques individuelles et anonymes mais les rites d’immersion collective dans les fontaines auraient disparu dans les Pardons contemporains… exception faite des chevaux qui bénéficient encore de ces rites millénaires. En 1612, l’évêque de Saint-Malo dénonçait pourtant ceux qui murmuraient « quelques charmes appelés Oraisons, à l’oreille d’un cheval ». Au siècle suivant, le géographe Jean-Baptiste Ogée (1728-1789) décrivait quant à lui les ablutions. « À un quart de lieue de Plérin est une chapelle dédiée à saint Eloy, dont la fête se célèbre au mois de juin. Les paysans des environs ont rendu ce saint le patron des juments et des chevaux. Tous les ans, au jour de la fête, les habitants des paroisses de dix lieues à la ronde y viennent en pèlerinage. Après leurs prières faites à la chapelle, ils vont à la fontaine qui se voit auprès, y puisent de l’eau avec une écuelle, et la jettent dans la matrice et sur les oreilles de leur jument, et en arrosent les testicules de leur cheval dans la persuasion que cette eau a des vertus prolifiques. Cette opinion est si gravée dans l’esprit de ces bonnes gens qu’il seroit impossible de l’en déraciner » (Jean-Baptiste Ogée, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, 1778-1780). L’incantation et l’ablution ont toujours cours dans les pardons équestres au XXIe siècle. On peut donc penser que les fontaines bretonnes conservent leurs antiques vertus et leurs dévots. Le rite est indissociable du lieu, cette constante demeure dans la Bretagne actuelle. Par rite, il faut entendre le geste et la croyance qui s’y attache. Il s’agit bien plus que d’un usage ou d’une pratique. Se rendre à la fontaine ne suffit pas pour que le vœu soit exaucé. À la fontaine Saint Méen de Bains-sur-Oust (35), c’est au lever du jour et trois fois de suite que le demandeur doit officier.

    La fondation d’une fontaine, sa fonction, les rites qui y sont célébrés, son architecture sont des éléments déterminants pour distinguer la fontaine guérisseuse de la fontaine oraculaire, la fontaine sainte de la fontaine profane… Ces critères différencient mais peuvent aussi se cumuler pour qu’une fontaine sainte devienne guérisseuse et oraculaire. La présence d’un saint n’est par ailleurs nullement obligée pour lui conférer une vertu sacrée. La fontaine blanche est tout aussi sacrée que la fontaine dédiée à Notre-Dame. Nulle obligation également d’une architecture monumentale pour sacraliser une source. Le rite seul peut qualifier une fontaine de sainte, guérisseuse, légendaire, magique… La Bretagne est riche d’une multitude de fontaines qui offrent une multitude de rites et de patronages. Cette profusion est un fait exceptionnel, une source intarissable où le visiteur peut s’abreuver de surnaturel et de légendaire, découvrir la diversité des styles d’architecture depuis la protohistoire celtique jusqu’au XIXe siècle… où l’homme moderne se relie à un monde intemporel, où il redevient acteur par jeu ou/et par croyance en sacrifiant à la fontaine… Cette dévotion aux eaux demeure une réalité opérative dont seuls les ignorants doutent aujourd’hui. 


    Articles de presse

    “Remarquable travail d’ethnographe auquel se sont livrés le conteur et ethnologue Albert Poulain et l’écrivain Bernard Rio, qui ont procédé au collectage le plus complet des fontaines de Bretagne. Dans un bel album au grand format, ils présentent le produit d’une recherche étalée sur des années : sources, chapelle et rituels, pèlerinages et offrandes (remontant parfois à la protohistoire), patronages... Le résultat constitue une précieuse base de données sur la dévotion populaire en Bretagne, étonamment stable de l’Antiquité à nos jours. L’architecture des fontaines n’est pas négligée, ni leur riche légendaire : sources guérisseuses, fontaines maudites, chapelles oubliées ou populaires. Une invitation à se désaltérer comme nos ancêtres sous la protection des fées et des saints ”. 

    Christopher Gérard 

    Nouvelle Revue d’Histoire, mars 2009


    “Le travail réalisé par Albert Poulain et Bernard Rio est colossal. les fontaines de Bretagne sont répertoriées selon 49 critères architecturaux, 31 critères médicaux et  35 autres critères difficiles à classifier : fontaines bouillonnantes, oraculaires, marieuses, ou nées sous le sabot d’un cheval.

    Le répertoire concerne aussi les rites et les légendes liées aux fontaines. ainsi, l’opération qui consiste à placer sur le malade un vêtement trempé dans l’eau froide de la fontaine et à invoquer Saint-Diboan ou Saint-Tu-pe-Tu pour le faire passer soit du côté de la vie, soit du côté de la mort, révèle que, dans ce pays au climat fantasque et aux brumes persistantes, les habitants aiment les situations claires.

    J’attends avec impatience le complément à ce livre foisonnant : un CD ou un site internet qui permettra, à partir d’un tri multicritères, de localiser la ou les fontaines qui correspondent à ma demande”. 

    Jean-Pierre Le Mat

    Armor Magazine, février 2009


     Un livre de Bernard Rio et Albert Poulain sur les fontaines de Bretagne

    La fontaine rappelle que l’avenir de l’homme est lié à l’eau 

    A l’instar des saints sourciers faisant jaillir l’eau en enfonçant leur bourdon dans la terre, Bernard Rio et Albert Poulain sont allés avec leur bâton et leur crayon réveiller les fontaines bretonnes oubliées. “plutôt que de partir faire ses ablutions en Inde, on peut très bien les faire ici. mais on préfère s’esbaudir à des milliers de kilomètres, au lieu de profiter d’un patrimoine exceptionnel, à portée de mains”, déclare Bernard Rio. Pourquoi ? “Parce que c’est un truc de plouc ! Nous avons toujours le complexe de notre culture. Dans nos travaux, Albert et moi, nous cherchons à mettre en valeur de ce patrimoine marqueur d’identité”. 

    En Bretagne, on compte autant de fontaines que de villages. “Ce travail n’est qu’une partie émergée, car il y a bien d’autres fontaines en Bretagne. Nous invitons  d’ailleurs les lecteurs à compléter notre inventaire”, poursuit Albert Poulain, qui collecte après collecte, n’en finit pas de reconstituer le puzzle d’une culture dont on ne mesure pas la richesse. Ainsi, comme les mares qui ren,ferment une biodiversité locale inestimable, de nombreuses fontaines ont fait les frais du rasoir à deux lames du remembrement et de l’urbanisation. “Outre la dénaturation des lieux, les pratiques qui y sont enracinées sombrent dans l’oubli faute d’être transmises”, remarquent les deux  chercheurs d’or. Ici où là, quelques centaines de fidèles viennent encore se régénérer à la source. “En juillet, au vieux-bourg de Tréal, le pardon de Saint-Cornély organise encore une procession à la fontaine”. Pour  Bernard Rio, l’institution religieuse a bâti son église en puisant dans ce besoin humain et immémorial de se rassembler autour d’une source. “Les fontaines sont parmi les dernières traces du paganisme. Après le culte des pierres et le culte des arbres, l’église a tenté de détruire puis de récupérer le culte de l’eau”. 

    Au-delà des pardons qui subsistent tant bien que mal, chacun continue ici où là à entretenir une relation intime avec la fontaine de son enfance. La présence de pièces de monnaie et de fleurs témoignent encore de ces rites. Certains viennent chercher un peu de paix, un signe d’espoir. D’autres un remède contre les rhumatismes, la folie ou le mal de ventre. Bernard Rio et Albert Poulain ont recnsé de nombreuses fontaines guérisseuses dotées d’un pouvoir spécifique ou universel comme la fontaine Saint-Louis de Saint-Gorgon, réputée pour soigner l’eczéma, la surdité, les maux de tête et les yeux. “On jette aussi des épingles  dans les bassins pour relier les hommes à l’universel, maintenir ensemble ce qui semble essentiel”, remarque Bernard Rio. La fontaine rafraîchit ce lien fondamental et pourtant fragile, qui unit l’homme à la nature, sans l’intermédiaire d’une religion ou de toute autre chapelle. Les préoccupations écologiques d’aujourd’hui qui surgissent  dans la société comme une véritable lame de fond, rappellent que cette eau précieuse qui jaillit du monde des morts vers celui des vivants conditionne l’avenir de la planète. A continuer de la gaspiller, l’homme finira par ne trouver que des oasis dans le désert à la place des fontaines. “L’eau salée représente un peu plus de 97% de la ressource, l’eau douce un peu moins de 3%. une goutte d’eau en quelque sorte, mais de cette goutte d’eau dépend l’humanité”, souligne Bernard Rio.

    Le conteur de Pipriac n’est jamais en panne d’une histoire, plus ou moins authentique ! Ainsi, Albert Poulain se souvient que même si elles ne sont pas toutes sacrées, “celui qui souille une fontaine commet une  faute contre l’harmonie du monde. Il est impensable d’uriner dans l’eau. On dit d’ailleurs en Haute-Bretagne que cracher dans les rivières, c’est faire de l’eau bénite pour le diable. Les lavandières de Renac ont été privées de fontaine pour l’avoir souillée. Fâchée, la fontaine s’en est allée d’elle-même au village de Launay-Hingant”.

    Auteur en 2006 d’un livre sur l’eau, Bernard Rio traduit à sa façon le célèbre proverbe indien qui dit que les hommes n’héritent pas de la terre mais l’empruntent seulement à leurs enfants. “Respecter une fontaine, c’est honorer un environnement. L’eau appartient à tout le monde et à personne en particulier. Malheureusement, elle a été aujourd’hui captée par des multinationales et des intérêts privés”. Veolia n’a pas encore été surpris à “tourner autour” des fontaines. Albert Poulain et Bernard Rio évoquent à ce sujet le rite de la circumambulation. “Il est à la fois cosmique et mystique. Il consiste à raccorder l’homme à l’univers, à le placer en orbite car la fontaine devient alors le centre de l’univers, l’axe où le pèlerin va communier avec les puissances qu’il invoque”. 

    Jacques Faucheux

    Les Infos, 31 décembre 2008


  • Veilleurs de mémoire

    Présentation

    Quels enseignements et quelles vérités dissimulent les contes, ces histoires souvent jugées bien innocentes et divertissantes?

    Le soir à la veillée, le conteur n’avait pas pour seule ambition de réjouir l’assemblée. En mettant l’accent sur certains éléments du conte, il éclairait son auditoire. Ces histoires à dormir debout, temps privilégié du rêve, du rire et du symbole, étaient en effet souvent le matériau premier de la mémoire populaire et de l’apprentissage.

    Dans Veilleurs de mémoire, Bernard Rio rassemble 15 contes dont il nous propose des clés de lecture, réconciliant ainsi le monde merveilleux des légendes et l’enseignement des conteurs.

    Edition Siloê  2001    ISBN : 2-84231-283-X



    Veilleurs de mémoire


    La Tradition symbolique dans les contes populaires de Bretagne. Tel est le sujet de cet ouvrage. Mais avant de pousser la porte du conteur pour s’éveiller et s’émerveiller en compagnie des lièvres et des lutins, des fées et des sorcières, des dragons et des géants, c’est à mon vieux dictionnaire Larousse offert alors que je pérégrinais dans les classes élémentaires que je fais appel pour trois définitions préliminaires.

    Conte : “ récit d’aventures imaginaires, histoire mensongère ”.

    Mythe : “ récit des temps fabuleux ou héroïques. Tradition qui, sous la figure de l’allégorie, laisse voir un grand fait naturel, historique ou philosophique ”.

    Tradition : “ transmission de doctrines, de légendes, de coutumes, etc. pendant un long espace de temps, spécialement par la parole et par l’exemple. Transmission orale de faits ou des doctrines qui concernant la religion ”.

    Ainsi donc, le conte serait qualifié d’imaginaire et de mensonger tandis que le mythe aurait une dimension naturelle, historique voire même philosophique. Ne nous étonnons plus que les mythes soient dignes de l’amphithéâtre universitaire tandis que les contes seraient voués à l’arrière salle du bistro, à la grange ou à la cuisine. Le conte précède pourtant le mythe dans l’apprentissage culturel. Je ne connais personne qui ait fréquenté les cours magistraux sans s’être préalablement attablé dans la cuisine d’une grand-mère. C’est près de la marmite qui ronronne sur le feu et sous la garde du buffet où s’alignent les pots de confiture que le vieux savoir est préalablement picoré. C’est là où les premiers enseignements sont glanés. Bonnetière d’antan, placards en formica, mécanos spécialement agencés pour la batterie robotique des temps modernes… Peu importe le style de la cuisine pourvu que la télévision n’y trône pas encore et que les langues s’y délient. Loués soient aussi les marmitons cornus, les rôtisseurs gargantuesques et les divines pâtissières pour nous gaver jusqu’à potron minet. La cuisine de mère grand vaut une bibliothèque, on y ouvre une parenthèse en fonte, on y tourne les œufs, on y feuillette les tartes. L’index plonge dans une crème, le majeur bat la mesure. On élit un arôme. On goûte à la bonne soupe imaginaire et fabulatrice. C’est là que les enfants sucent leur pouce, qu’ils se débouchent les oreilles avec le plus petit des doigts, que les bouches béent et que s’y échangent les anneaux magiques.

    Les contes entendus à la maison conditionnent bien plus que les mythes appris à l’école car nous y puisons électivement et affectivement notre culture. Et tant que le conte sera transmis du plus âgé aux plus petits de la famille, il n’y a pas lieu de craindre la règle du plus grand dénominateur commun. “ Les traditions orales réputées les plus civilisées ne répugnent pas devant les méthodes du conditionnement opérant : les contes pour les jeunes enfants regorgent d’histoires d’ogres et de loups, de transformations effrayantes et de récompenses sucrées. Elles inculquent dès le plus jeune âge, et particulièrement aux garçons, un sens aigu de la hiérarchie et de l’unité du groupe, ainsi qu’un goût immodéré pour les justes combats, le mépris de la mort et des blessures infligées aux autres. Le travail est sanctifié, les défauts et crimes sociaux sont vilipendés… ”, écrit fort à propos le généticien André Langaney (1).

    Le conte populaire abusivement réduit aujourd’hui à l’auditoire enfantin concerne autant les grands que les petits. Mais ce conditionnement générationnel induit une double interrogation ? Est-ce parce qu’ils ne savent pas encore lire que les enfants sont encore autorisés à écouter les contes ? Est-ce parce qu’ils savent lire que leurs aînés boudent la Tradition orale ?

    Il n’y a pourtant pas d’âge pour apprendre. À la veillée, c’est tout le voisinage qui s’apprêtait jadis à entendre les “ menteries ” du conteur. Gamin imberbe et vieillard chenu s’asseyaient sur le même banc et comprenaient ce qu’ils pouvaient, le plus âgé éclairant le plus jeune de sa lanterne. Désormais, les contes d’antan imprimés sans les remarques de l’aïeul perdent une part essentielle de leur saveur et de leur lisibilité. Ces épreuves orales de la culture populaire ne deviendraient malheureusement compréhensibles que par un petit cénacle de lettrés alors qu’elles exprimaient jusqu’au milieu du vingtième siècle une tradition vivante.

    Quel dommage que cette richesse ne puisse plus être partagée et appréciée comme il se doit par tout un chacun. C’est pour remédier à cette rupture de mémoire que j’ai pris le parti de commenter ces contes et d’illustrer ainsi ce qui était jadis une évidence : une culture orale et enracinée dans les villages.

    Le conte populaire recèlerait un enseignement de moins en moins accessible à nos contemporains dont les repères télévisuels constituent désormais autant de paramètres antinomiques à la culture traditionnelle. Que cela nous plaise ou pas, que ce soit en ville ou à la campagne, la télévision a depuis bien longtemps bouté le conteur hors du foyer familial. 

    Vieilli, obsolète, passéiste… le conte traditionnel possède-t-il un intérêt autre que muséologique ?

    Le pays des contes induit une culture hors mode même si chaque récit porte l’empreinte de son époque. C’est ainsi que la version de “ L’enfant prodigue ” collectée par Zacharie Le Rouzic à Carnac en 1912 est manifestement antérieure au dix-neuvième siècle, on y compte toujours en écus ce qui place les francs, l’ancien et le nouveau, dans un futur relégué aujourd’hui au passé. De même “ Le lièvre sorcier ” dont la première version remonte en 1857 met en scène un chasseur maniant le fusil… Nul doute que l’abolition des privilèges (et par conséquent du droit de chasse réservé aux seuls propriétaires qu’ils soient nobles ou pas) dans la nuit du 4 août 1789 autorise l’actualisation du vieux mythe de la bête enchantée connu par l’évêque de Maastricht au huitième siècle !

    Savourer un conte traditionnel, c’est à la fois ouïr un talent oratoire et goûter à la substantifique moelle chère à François Rabelais. Le conte populaire peut-il conserver un savoir ignoré des “ enseignants ” ? Assurément et c’est ainsi que depuis des siècles et des siècles le conteur a pu transmettre son héritage.

    Pas si innocent que cela, le conte populaire compose une maille d’un corpus fabuleux pas toujours bien vu en haut lieu. Pour conter, il faut donc savoir mentir et cacher ce qui ne doit pas être su par tout le monde et en particulier par ceux qui prétendent savoir.

    “ Écoutez et vous entendrez

    Si vous voulez, vous croirez,

    Si vous ne voulez pas, vous ne croirez pas,

    Voici ce que j’ai à vous conter… ”

    Cette formule d’introduction citée par François-Marie Luzel et collectée en décembre 1868 auprès de Barbe Tassel à Plouaret, dans le Trégor, permet de mettre le conteur à l’abri des critiques et des suspicions.

    Il serait vain de porter un quelconque crédit à ces fariboles de mendiants illettrés, tel était l’avis autorisé des savants d’autrefois. Les animateurs de télévision pourraient ajouter de nos jours que le conte populaire appartient au passé. Ce à quoi, je rétorquerai à l’instar de Guillaume Le Goff, feu menteur de Brasparts :

    “ N’eûs mar a-bed penaoz gwerz-all

    Nep’n doa daoulagad n’oa ket dall :

    Nep n’hen eûs nemet eul lagad

    À zo born, me hen goar er vad,

    Hay rink mont diou wez gant an hent,

    Wir gwelet ann daou du, hep fent… ”

    “ Il n’y a pas de doute qu’autrefois, celui qui avait deux yeux n’était pas aveugle - celui qui n’a qu’un œil est borgne, apparemment, et doit faire deux fois la route, pour en voir les deux côtés, sans plaisanterie aucune ! ”

    Le préliminaire des conteurs relève du même procédé que la précaution des copistes médiévaux. Le moine irlandais Aèd mac Grimhthainn conclut ainsi sa transcription du cycle de la Branche Rouge : “ Bénis soient tous ceux qui garderont fidèlement ce poème en mémoire dans sa teneur présente et n’y ajouteront rien de leur façon ! Mais moi, Aèd mac Grimhthainn, abbé de Tir da Ghlas sur le Shannon, qui ai copié cette histoire ou pour mieux dire : fable, je n’ajoute pas foi à certaines parties de cette histoire ou fable. Car certaines ici sont des prestiges envoyés par le démon, certaines des fictions poétiques, certaines ont l’air vrai, certaines, non, et certaines inventées pour divertir les insensés ” (2).

    Sous des apparences parfois facétieuses, les contes placent l’auditeur face au mystère. Énigme, secret, question… Le conteur ne révèle que ce qui est nécessaire à la compréhension de l’histoire au premier degré.

    Mais l’énigme peut être résolue, le secret peut être dévoilé et la réponse peut être apportée à la question. Le raisonnement logique aide à résoudre l’énigme tandis que l’intuition et l’analogie percent le secret. Mais que l’une ou l’autre méthode soit de mise, il convient préalablement de s’interroger.

    Le conte pour enfant est susceptible d’intéresser des adultes curieux qui s’amusent de ces détails innombrables : chiffres, couleurs, paroles, gestes, etc.

    La clé du mystère ouvre le pays inconnu et le passeur de mémoire en joue sciemment pour amener son auditoire à douter puis à se perdre pour enfin obtenir le fin mot de l’histoire.

    Cette pédagogie du secret suppose une complicité entre celui qui dit et celui qui écoute… Une complicité malheureusement contrariée si le verbe se fige par écrit, si le conteur invente une histoire ex-nihilo, si le lecteur ne possède ni les connaissances ni la curiosité pour trouver son chemin dans le fatras des balivernes… Ainsi que le répète Albert Poulain, l’invétéré “ contou de Piperia ”, il n’est pas possible de faire boire un cheval qui n’a pas soif tout comme on ne ramène pas à l’écurie un cheval échappé dans le pré en faisant claquer le fouet. C’est donc au maître de cérémonie de captiver son auditoire, de le mener là où il doit aller : au bout du conte, à son enseignement !

    Pour ce faire, il faut soigner la forme et le fonds pour divertir et pour intriguer.

    Le mystère valorise le conte et fascine l’auditeur. La soif de connaissance aiguisée, le conteur prend le temps de semer les indices avant de conclure.

    Ce sens du secret inhérent au conte traditionnel se différencie toutefois d’un quelconque occultisme car tout un chacun peut s’approprier sa vérité. Il n’y a nulle initiation requise, il faut seulement faire preuve de sagacité pour pénètrer au pays des contes. “ Récit d’aventures imaginaires et histoire mensongère ”, le conte traditionnel n’a d’imaginaire et de mensonger que ce qu’on veut bien lui prêter d’irréel et de faux !

    C’est à la fin du dix-huitième siècle que ces “ histoires mensongères ” suscitent l’intérêt de savants en quête d’authenticité. James Mac Pherson ouvre la voie en 1760 avec “ Ossian ”, suivent les “ Minstrelsy of the Scottish Border ” de Walter Scott en 1802-1803, les “ Kinder und Hausmärchen ” des frères Jacob et Wilhelm Grimm en 1812, le “ Kalevala ” finlandais d’Elias Lönnrot en 1835, le “ Barzaz Breiz ” du vicomte Hersart de la Villemarqué en 1839… Toute l’Europe se pique de Tradition orale. Les journaux emboîtent le pas aux libraires-éditeurs. Émile Souvestre collabore à la “ Revue des Deux-Mondes ” en 1834 avant de rassembler quelques années plus tard ses contes et légendes dans “ Le Foyer Breton ”. En 1857, le “ Courrier du Morbihan ” publie en feuilleton des contes et chansons populaires collectés par le docteur Alfred Fouquet. En 1864, Ludovic Hamon lance à Rennes “ Le Conteur Breton ”, un hebdomadaire pour l’édification de la jeunesse qui paraîtra jusqu’en 1867 ! La même année, sort la version définitive du “ Barzaz Breiz ” et commence une polémique sur son authenticité. Les chants populaires bretons seraient trop beaux pour être vrais… Il faudra un siècle jusqu’à la découverte en 1964 des carnets de collecte du vicomte de La Villemarqué pour dissiper le doute et réhabiliter le gentilhomme cornouaillais. Mais l’attaque lancée par l’archiviste de Quimper Le Men et relayée par François-Marie Luzel pose implicitement la bonne question : la tradition populaire peut-elle rivaliser avec les salons littéraires ?

    Poser la question introduit un doute qui n’a pourtant pas lieu d’être. L’origine paysanne des “ gwerziou ” publiés par Theodore Hersart de la Villemarqué atteste de la beauté intrinsèque des chants, contes et légendes d’un peuple supposé illettré et fanatique au lendemain de la Révolution française. Le procès littéraire fait aux premiers “ antiquaires ” bretons par les partisans d’une transcription brute des textes dénote plus d’une rivalité idéologique que d’une querelle scientifique. Outre le “ Barzaz Breiz ”, les premières publications d’Elvire de Preissac, comtesse de Cerny, dans le “ Moniteur des villes et des campagnes ” apportent bien innocemment la preuve de ce faux procès. Publiés dès 1849, soit huit ans avant les premiers textes de François-Marie Luzel, les contes d’Elvire de Cerny témoignent de cette “ vérité objective ” que les Modernes du dix-neuvième siècle déniaient pourtant à leurs Anciens. En 1899 Paul Sébillot reconnaît ainsi à la comtesse “ le mérite d’avoir eu l’intuition de la littérature orale, dans un temps où les bons modèles faisaient défaut ”.

    Suspects de s’intéresser à ces traditions populaires, suspects d’avoir donné le coup de pouce à la forme et au fond de ces contes paysans, les esprits libres et curieux, qui dérogeaient au mépris académique à l’égard de la Tradition orale, ont été régulièrement mis au ban de la bonne société savante. Il suffit de rappeler l’ostracisme dont ont été frappés, jusqu’au milieu du vingtième siècle, les travaux d’Arnold Van Gennep, d’Henri Dontenville, de Pierre Saintyves et de nombreux autres buissonniers pour comprendre que le conte n’a pendant longtemps eu droit qu’à la soupe du pauvre. Contentons-nous donc de cette “ pauvre ” mixture mais goûtons-y avec plaisir et intelligence car les légumes du jardin et les os à moelle ont leurs habitudes dans le chaudron populaire. Osons penser que le conte n’est ni imaginaire, ni mensonger. Osons lire entre les lignes. Osons comprendre la raison de notre rire, ce rire qui effraie tant la raison.

    Les contes traditionnels sont populaires et leurs héros des philosophes du bocage et de la forêt. Derrière la haie d’aubépine, dans le cercle des hêtres, il y a de quoi dire et entendre. Les contes appris de bouche à oreille transmettent une pratique culturelle et conservent une cosmologie sacrée. Le conte introduit à la philosophie et au mystère… Il instruit et il interroge. Il est beaucoup plus qu’une mythologie édulcorée. Il est cousu du fil blanc des gardiens de la Tradition, des gardiens qui n’ont pas l’âge de leur sagesse. François Marquer avait treize ans lorsqu’il a transmis l’histoire de Norouâs à Paul Sébillot, Marc’harit Fulup 49 ans quand elle a chanté “ Une princesse et sa servante ” à François-Marie Luzel. Mais quel âge avait donc le père Marmet quand il a sorti de sa besace “ Le rouet enchanté ” à Adolphe Orain ?

    N’est-ce pas dans les contes paysans, les contes du pays qu’il faudrait aller chercher le savoir et la sagesse des temps anciens ? Certes nous relevons l’empreinte pernicieuse du temps dans les histoires colportées de génération en génération mais nous constatons aussi que des croyances antiques traversent les siècles et les millénaires : la gwerz de Dom Derrien suit la voie lactée, le chemin des âmes vers l’Autre Monde que les anciens Celtes qualifiaient de “ Belca Unidas Boucas ”, littéralement “ la piste de la vache blanche ”… De la “ hent sant Jakez ”, le chemin breton de saint Jacques de Compostelle à la giclée de lait de l’Inde védique, il n’y a qu’un pas… Un premier pas qu’il ne faut pas hésiter à franchir pour regarder l’envers du miroir !

    La lecture des contes populaires, que ce soient ceux restitués par Anatole Le Braz ou François Cadic, que ce soient ceux collectés dans le pays vannetais par Ernest Laurens de La Barre au dix-neuvième siècle ou dans le pays de Guérande par Fernand Guériff au vingtième siècle, tous ces contes conservent en mémoire des archaïsmes culturels que le christianisme ne peut seul expliquer.

    Jusqu’à la Réforme du seizième siècle qui élimina les reliques trop flagrantes d’un paganisme tenace, l’église catholique avait dû composer avec les croyances antiques pour s’imposer durablement dans les campagnes. Les contes prolongent cette double empreinte. Ils témoignent d’une Bretagne des saints et des pardons, des pèlerinages équinoxiaux et des feux solsticiaux. “ Il ne s’agit pas ici de se demander en quoi le christianisme est lui-même une mythologie mais il s’agit plutôt de définir les cadres mythologiques pré-chrétiens totalement extérieurs à la Bible, dans lesquels le christianisme s’est inséré et qu’il a fait travailler à son profit. Il existe en effet, à la périphérie du christianisme biblique, une mémoire archaïque de traditions, de superstitions et de légendes qui constituent une authentique mythologie et qui ne possèdent aucune justification biblique. Au Moyen Âge, ces rites et ces croyances constituaient le langage naturel d’un peuple qui ne lisait pas la Bible. Ils lui servaient de cadre pour penser le monde et le sacré. L’essentiel de cette matière mythique provenait en fait de la mémoire “ sauvage ” des peuples européens et put s’incorporer, grâce à l’Église, à la lettre et à l’esprit de la Bible ” (3). Nous faisons nôtre cette analyse de Philippe Walter pour appréhender la Tradition orale. À l'instar du calendrier où cohabitent et interfèrent les fêtes chrétiennes et païennes, les contes populaires véhiculent le compromis de la doctrine et de la coutume.

    Il ne fait pas de doute que le conte transporte à son insu une histoire plus ancienne. Peut-on parler de substrats mythologiques celtiques dans les contes de Bretagne ? Si l’origine strictement historique d’un grand nombre de contes populaires n’est plus aujourd’hui défendue par les philologues et les mythologues, une cosmologie préchrétienne transparaît dans leur trame.

     

    S’il est vrai que les généraux victorieux écrivent l’histoire de leurs conquêtes, les peuples vaincus perpétuent oralement leurs traditions… Les Bretons romanisés et christianisés ont ainsi transposé leurs croyances dans les contes et les fables transmis au coin du feu, transportés au fil des siècles jusqu’au naufrage de la société rurale au vingtième siècle. Le schéma tripartite que Georges Dumézil a si parfaitement identifié dans les mythes indo-européens apparaît naturellement dans ce corpus populaire, notamment dans le Norouâs de Paul Sébillot. La serviette magique qui apporte l’abondance, symbole évident de la fonction productrice (le tiers-état des agriculteurs et des artisans), le bâton comme symbole de la fonction héroïque (les guerriers), la monture solaire incarnant la première fonction sacerdotale (les prêtres)… Les trois talismans magiques de Norouâs correspondent à s’y méprendre aux trois fonctions primitives de la société indo-européenne à laquelle participe le monde celtique.

    La Bretagne des contes populaires ne saurait par conséquent être limitée à cette province déshéritée que les voyageurs du dix-neuvième siècle ont traversée et commenté avec nostalgie et tristesse. Les folkloristes nous renvoient à une histoire plus ancienne, à une protohistoire celtique. La critique pourrait arguer que le symbolisme celtique de ces contes bretons est une vue de l’esprit tout comme les romanistes persistent à ne pas connaître les origines insulaires de la matière arthurienne.

    Si la Bretagne est aujourd’hui rivée au vieux continent, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a pas ici à débattre de l’histoire de la Bretagne. Léon Fleuriot a, me semble-t-il, établi avec suffisamment d’autorité le rôle de l’émigration bretonne depuis la préhistoire dans les origines de la Bretagne : “ Dans l’Antiquité, les deux rives de la Manche participaient à une même civilisation. Cette mer n’était pas plus un fossé que la mer Egée, et il a fallu une ignorance singulière des choses de la mer pour voir dans un chenal aussi étroit un obstacle, alors qu’il était un lien ” (4).

    Ce particularisme celtique ne suppose pas un isolement de la Bretagne. Le territoire des contes est ouvert, l’héritage est continental, les héros bretons cousinent avec les Berrichons ou les Pictons. La Marie du “ Rouet enchanté ” appartient à la même lignée que “ la Belle au bois dormant ” de Charles Perrault. Cette parenté au-delà des siècles et des territoires ouvre bien des perspectives. Le conte populaire pourrait demain obtenir ses lettres de noblesse… Albert Poulain n’a quant à lui pas attendu de lettre de crédit pour courir la haute Bretagne, pour entendre des uns et redire aux autres le merveilleux du pays des contes ! À la manière des archéologues, il gratte délicatement les mots pour exhumer le mythe en arrière-plan. “ L’oiset de vérité ” que nous chante le compère de Piperia, assurément “ imaginaire et mensonger ”, recèle alors bien des surprises.

    Entre la fable et l’épopée, le conte populaire fonde et affirme l’originalité d’une Tradition. Il se rapporte à un arbre cosmique dont il n’est qu’une branche. Le conte, moyen de transmission culturelle, a résisté jusqu’à ce jour aux modes et aux dogmes parce qu’il a paradoxalement été perçu comme imaginaire et mensonger, parce que les docteurs lui ont nié tout intérêt religieux et politique, parce qu’il était réputé populaire et inoffensif.

    Le génie du conte est encore de renaître enfant, de reprendre le chemin des écoliers, skol al louarn, “ l’école du renard ”, pour fabuler et goûter une sagesse ébouriffée. Il était une fois… Il est une fois. Il sera.

     

     

     

    NOTES

    1) André Langaney, La philosophie biologique, éditions Belin, 1999.

    2) Roger Chauviré, La geste de la Branche Rouge, Librairie de France, Paris, 1929.

    3) Philippe Walter, Mythologie chrétienne, rites et mythes du Moyen Age, éditions Entente, 1992.

    4) Léon Fleuriot, Les origines de la Bretagne, 1980, Payot.



    articles de presse

    « Sous ce beau titre, Bernard Rio présente et commente avec finesse quinze contes bretons. Il entraîne ainsi le lecteur aux côtés du « pêcheur de Concoret », des « lavandières de nuit », du « lièvre sorcier », de « l’oiseau de vérité » et de bien d’autres créatures dont le nom seul est déjà une invitation au rêve, une incitation à passer de l’autre côté du miroir. Car, Bernard Rio le sait bien, les passerelles entre le visible et l’invisible sont nombreuses, dans sa Bretagne encore plus, sans doute, qu’ailleurs. Lui qui a consacré plusieurs ouvrages aux traditions populaires, à l’imaginaire, à ce patrimoine si précieux qu’est la culture d’un peuple, il prolonge sa queste en nous montrant quelles clefs utiliser pour entrer dans le monde des conteurs. « Les contes traditionnels, écrit-il, sont populaires et leur héros des philosophes du bocage et de la forêt. Derrière la haie d’aubépine, dans le cercle des hêtres, il y a de quoi dire et entendre. Les contes appris de bouche à oreille transmettent une pratique culturelle et conservent une cosmologie sacrée. Le conte introduit à la philosophie et au mystère… Il instruit et il interroge. Il est  beaucoup plus qu’une mythologie édulcorée. Il est cousu du fil blanc des gardiens de la tradition, des gardiens qui n’ont pas l’âge de leur sagesse ».

    Ces »veilleurs de mémoire » reprennent à leur compte l’antique mission de ces pédagogues et guides spirituels qu’étaient les druides. Le livre de Bernard Rio est certes de ces ouvrages dont on déguste avec gourmandise la saveur. Mais il est aussi beaucoup plus : il est un guide sûr pour le cheminement des jeunes (ou moins jeunes) âmes ». - décembre 2004


  • La chasse en Bretagne

     

    À Cast, près de Châteaulin, on a élevé un fabuleux calvaire à saint Hubert, patron des chasseurs.  Et la Bretagne, c’est aussi le royaume des chiens : chiens d’arrêt, chiens courants, chiens d’eau, chiens de sang, chiens de terrier… Ils courent, ils lèvent, ils arrêtent, ils rapportent, ils déterrent. Chasser sans chien est chose impensable au pays de l’épagneul breton et du fauve de Bretagne. 

    Envol imprévisible de la discrète bécasse, veille silencieuse au gabion dans la nuit d’hiver, battue bruyante au sanglier, courses éperdues dans les cris des chiens à lapin ou à lièvre… Bertrand Rio connaît bien son terroir et son monde, il nous fait vivre en fin conteur toutes les façons de chasser en Bretagne. Intro

     

    Editions Palantines 2008    ISBN : 978-2-911434-87-7


    Chasses bretonnes

     

     

    La queue d’un renard dans une lande d’ajoncs, l’envol d’une bécasse dans une hêtraie, le saut du cerf dans une allée forestière, la diagonale du lièvre sur un plateau venteux, le cul-blanc du lapin dans une rangée de choux, un nuage de vanneaux dans un tapis d’herbes mouillées… Le passage de l’animal dans le champ de vision n’a parfois rien d’imprévisible pour celui qui sait le moment venu se trouver au point de rencontre.

    La chance est au rendez-vous du sage, mais le hasard est-il pour autant exclu de la quête ? Si l’animal s’absente du territoire où il a ses habitudes, n’est-ce pas qu’il a ses raisons qui priment celles du chasseur ! Ici, le coup de vent de la veille a pu dévier les canards de leur trajectoire. Là, une pelleteuse a bousculé le talus-auberge des lapins. Ailleurs, le maïs a poussé dans la prairie, il a reçu sa dose phytosanitaire, les vers ont mal digéré. Il n’y a plus rien à verroter et par conséquent pas de bécasse sur les chaumes.

    L’animal, quel que soit le genre, fréquente la terre qu’il aime. Le chasseur et les chiens surviennent dans sa foulée. L’animal vit du désir de trouver le plus beau gîte et le meilleur couvert : des pousses d’herbe tendre pour le lapin, des glands à foison pour le sanglier, des mulots à gogo pour le renard, un herbier de renoncules pour les canards siffleurs… Toutes les espèces s’avèrent opportunistes à l’instar de l’homme qui rêve d’un château en Espagne après avoir misé trois euros six sous au loto.

    Davantage qu’une opposition ou une confrontation entre l’urbain et le rural, j’incline à partager le monde en deux espaces perméables : le domestique et le sauvage. Le chasseur tend de l’un à l’autre, en perpétuant le souvenir d’un ancêtre qui traquait pour survivre. Certains hommes participent assurément plus du règne animal que de l’humanité obèse. Ils sont par leur manière de dire et de faire la mémoire et les gardiens d’une vie originelle.

    Dans ce millénaire technologique qui ne conçoit pas d’aligner ses monuments sur les astres ni de construire ses cathédrales dans les capitales, il existe encore des individus qui poursuivent des espèces sauvages, s’en réjouissent et s’en repaissent. Voilà qui aujourd’hui est bel et bien extraordinaire. Dans un même désordre d’idées, des animaux dérangent les plans des fonctionnaires de la pensée. Ils occupent l’espace civilisé sans crier gare, dispensés d’autorisation, contraints par les circonstances météorologiques à bivouaquer au pied levé et à se nourrir sur le pays. Les uns abroutissent les plants, les autres pâturent les semis et tous sortent de l’hiver en ouvrant la voie au printemps. Le sauvage persiste. Il est parmi nous. Il est l’autre. Serait-il nôtre ?

    Les récits de chasse abondent dans les livres d’antan tandis que les trophées prennent la poussière dans les musées. Les premiers de moins en moins lus. Les seconds de moins en moins visités. Désaffection et ressentiment envers et contre la chasse au profit de jeux de plus en plus virtuels et de clubs de vacances de plus en plus clos. Bamby ne prise pas les bourgeons mais il pleure comme Marie-Madeleine. L’animal dessiné serait plus humain que le chasseur. Et le chasseur serait plus sauvage que l’animal ! La morale manichéenne ignore les lois de la nature et la communauté du vivant. Elle porte le deuil du sauvage sans supposer que l’humanité fait partie du lot. L’urbanisé croit être libéré de la tutelle de la nature et de sa nature. Ce n’est pas sur le sort de Bamby que le petit homme devrait s’apitoyer mais sur l’avenir de son espèce domestiquée. 

    Aujourd’hui, les bipèdes agglutinés dans les métropoles des cinq continents se détournent d’une nature qu’ils appréhendent comme une succession d’images. Le paysage perçu comme un décor conserve malgré tout les marques du sauvage. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que l’aube soit et que l’eau coule de source. Le monde porte les empreintes de l’indicible, les traces d’un temps non productif et non consommable que le chasseur relève chaque automne conscient que son sort est lié à ces vérités qui migrent dans le ciel, courent les bois, fouissent la terre et fouillent la vasière. 

    Combien y aura-t-il la prochaine saison de bécassines, gioch en breton, à Ker-Guioch en Kernilis, à Guéoche en Boquého, à Poul-ar-Guioch à Plestin-les-Grèves ? La bécassine était attestée sur le papier en 1 504 à Bot-Ioche en Pluvigner. Et la bécasse tant espérée, en trouve-t-on encore à Toul-ar-Quéffelec en Châteaulin, à Quer-Quévelec en Bubry ?

    La campagne bretonne est une volière qui a conservé ses noms de baptême. À trois lieues de chez moi, le petit bois de Bocudon, la résidence du pigeon, est encore fréquenté par les descendants des ramiers médiévaux. Il y a aussi Roscudon, le tertre des pigeons, à Pont-Croix et Canac’h Cudon, la colline des pigeons, à Canihuel.

    Que dire des innombrables Garenne et Coulinet, territoires de prédilection du lapin, qu’il ne faudrait pas confondre avec le Gad aux longues oreilles et ses lieux-dits Bré-Gadon, la colline aux lièvres, à La Vraie-Croix, Kergadon, le village aux lièvres, à Trédarzec, Roch’ar Had, le rocher du lièvre, à Brennilis…

    La toponymie renseigne l’arpenteur sur l’évolution de la faune. Il y a toujours eu des bonnes places à bécasses, des paradis pour les pigeons, les lapins ou les blaireaux, comme à Toul-Broc’h en Yvias, en Carantec et en Séglien. Il y avait des sangliers ainsi qu’il est mentionné à Kern an Torc’h, la maison du sanglier, en Bannalec, à Ros Terc’h, le coteau aux sangliers, en Plouray et à Roudou-Derch, le gué aux sangliers, en Sizun. Le renard- Louarn ou Luhern — était pareillement chez lui en Bretagne, tout comme le cerf — Karo ou carff, caroff — le chevreuil — gavr — et le daim assimilé au bual, le boeuf sauvage, à Corn-am-Bual en Bourbriac, à Pem-Bual en Naizin, à Bual-Gars en Scrignac.

    Les daims ont rejoint les parcs zoologiques alors que celui qui surpassait toute la gent à poil et à plume, celui qui a laissé son nom et sa griffe dans le paysage sans avoir été oublié des hommes, celui-là a disparu pour entrer dans la légende. Le loup — bleiz et ses dérivés blaise, bley, blay — est possessionné dans tout le pays. La fosse aux loups, le tertre des loups, la fontaine au loup, le bois du loup, la haie au loup, la croix au loup… Bleiz surnommé aussi Guillou ou Guillaume possédait manoirs, maisons, fermes et granges, ainsi Rest-em-Blay au Faouët, Pors-ar Bleiz à Quemper-Guezennec, Les-Com-Bleiz à Scrignac… Théodore Botrel l’a rencontré dans son enfance à Saint-Méen-le-Grand. Une paire de loups l’attaqua tandis qu’il cheminait avec sa grand-mère sur le chemin de la Madochère. « Deux loups vus par moi, jadis, de mes propres yeux. Ce furent les seuls, du reste… à quatre pattes tout au moins… car, des loups, à deux pattes, bonnes gens, dans le cours de ma vie j’en ai croisé bien souvent : pauvres carnassiers, faméliques et enragés, parfois plus redoutables que ceux de mon enfance ».

    Le prédateur n’est pas toujours celui qu’on croit. Si le chasseur des champs hérisse le poil de certains, n’est-ce pas à cause de son appartenance à un monde sauvage ? Coupable de sortir des sentiers battus, de colporter de la terre à la semelle de ses godillots, de se rassasier de la chair fraîche… Coupable de préférer la compagnie des chiens à celle de certains hommes, de sentir le fauve, d’être sans remords…

    Pourquoi chasser ? L’action va de soi et l’interrogation n’a pas lieu d’être à moins de remplacer le pourquoi par le comment ! La chasse ne relève pas du stéréotype. Elle cultive les différences et les atavismes. À chaque homme son humeur, son territoire, son chien, son gibier, sa chasse !

    Le chasseur est original. Sa passion se fonde sur des subtilités de principe et de nécessité qui distinguent le renardier du lapinier, le déterreur du piégeur, le veneur du tireur… Le chasseur est un prototype incarnant un temps et un monde où le singulier se conjugue au pluriel, où nature et culture se concilient, où la mort côtoie la vie. Cet autre qui traque pour le plaisir contredit le stéréotype qui se soustrait au monde et le contemple de sa fenêtre.

    Comment chasser ? Répondre induit une réflexion en chaîne. À la raison d’un pourquoi superflu font écho mille et une histoires vraies, fabuleuses ou fabulées. Il était une fois…

     

     

    articles de presse

     

    « La Chasse en Bretagne 

    A Cast, près de Châteaulin s’élève un fabuleux calvaire à saint Hubert, patron des chasseurs. La Bretagne, terre de chasseurs est aussi le royaume des chiens : chiens d’arrêt, chiens courants, chiens d’eau, chiens de sang, chiens de terrier... Ils courent, ils lèvent, ils arrêtent, ils rapportent, ils déterrent. Chasser sans chien est chose impensable au pays de l’épagneul breton et du fauve de Bretagne.

    Envol imprévisible de la discrète bécasse, veille silencieuse au gabion dans la nuit d’hiver, battue bruyante au sanglier, courses éperdues dans les aboiements des meutes créancées au lapin ou au lièvre, chasses livrées aux embruns et aux vents du large des îles, Bernard Rio, collaborateur de longue date à la revue Saint Hubert et Jean-Claude Meslé connaissent bien leur terroir et leur monde, ils nous font vivre en fins conteurs toutes les façons de chasser en Bretagne”

    Antoine Lorgnier du Mesnil


    Tous ceux qui aiment se documenter sur les chasses pratiquées dans une région liront avec intérêt ce livre écrit  par Bernard Rio, qui a tenu en plus de ses très belles photos prises par lui à s’adjoindre un photographe de talent, Jean-Claude Meslé.
    Èvidemment, les premières pages sur lesquelles je me suis jeté ont été celles consacrées à la bécasse. Elles m”’ont aussitôt donné envie d’aller découvrir les autres gibiers, les légendes, et Dieu sait si la Bretagne excelle en ce domaine, les chiens à qui sont consacrées de nombreuses pages, qu’il s’agisse de chiens courants ou de chiens d’arrêt, les field-trials.
    Et chaque page, fort bien écrite et remarquablement illustrée est, sinon une découverte totale, du moins une confirmation de bien des détails oubliés.
    Bernard Rio, excellent conteur, sait nous faire participer à chaque partie de chasse qu’il décrit avec un remarquable sens de l’observation.Tous les amoureux de la chasse, qu’il s’agisse de bécasse, de bécassine, de gibier d’eau, de grand gibier, découvriront avec plaisir, et pour certains avec curiosité, ces récits”
    Noël Lefeuvre - LeMordorée

     

  • Le bestiaire celtique

    La forêt de Brocéliande se situe au milieu du monde, là où le merveilleux donne du sens aux métamorphoses, aux doutes et aux renonciations.

    Dans les contes et les légendes celtiques, l’homme affronte le fantastique et d’étape en étape tente d’atteindre l’acte fabuleux, l’acte héroïque. Si Arthur, Yvain ou Merlin ont bâti le mythe, l’animal, lui, fût le guide, le messager ou parfois le rival de ces personnages extraordinaires en devenant lui-même homme.

    Mais que le lion soit chevalier ou la femme oiselière, la forêt aura toujours les nuances de la passion et les bêtes blanches, si belles, se transformeront peut-être encore en de superbes demoiselles.

     

    Edition Gisserot 1999   ISBN : 2-87747-441-0

     

     

    Le bestiaire celtique

     

     

    La Ville es cerfs, la Mare aux biches, la Passe aux sangliers, la Brousse au renard, Hucheloup… la toponymie de Brocéliande a conservé l’empreinte des grands animaux chassés depuis le Moyen Âge par les veneurs rassemblés aux Forges de Paimpont. Parmi ces chasseurs ont dû figurer bien des chevaliers d’Arthur. Lancelot qui fut, dit-on, élevé en Brocéliande y courrait le cerf et le chevreuil, et chassait les oiseaux à l’arc.

    Le paysage a aussi maintenu le souvenir de petits animaux peuplant les légendes racontées au coin du feu. La Chouannière, la Mésangère, la Grenouillère, Trempe Souris… Autant d’anecdotes savoureuses partagées par les hommes et les animaux de la forêt pour une divagation dans les temps parallèles. D’autres toponymes indiquent des sources celtiques. Près de Folle-Pensée, les champs-Morgan évoquent les corneilles tandis que le Bran sur la route de Saint-Léry rappelle le corbeau. D’autres lieux enfin renvoient à l’hagiographie chrétienne, ainsi Saint-Eloy de la Bouvrais dont le culte solsticial est associé au cheval tandis que la vallée du Diable fait écho au Cornu ! Plusieurs sites ne sont pas non plus sans évoquer les animaux emblématiques de la matière arthurienne. Penché sur le Miroir aux fées, peut-être discernera-t-on la silhouette blanche d’une oie ou d’un cygne, deux oiseaux-fée messagers des îles fortunées. Au Tombeau de Merlin, c’est le hurlement du loup noir, ultime compagnon de l’enchanteur, dont on croira entendre l’écho. Le promeneur devra cependant se garder des allégories faciles et trompeuses dont cet étang de la Chèvre qui renvoie moins au caprin fut-il sauvage qu’au géant de la forêt surpris par Yvain dans la clairière de Barenton. En breton Gavr signifie en effet et la chèvre et le géant dont Chrétien de Troyes a donné une description prégnante dans le roman d’« Yvain, le chevalier au lion ». « Je vis alors, assis sur une souche, ayant une massue en main, un vilain qui ressemblait fort à un Maure, laid et hideux à démesure. Je m’approchai de ce vilain et vis qu’il avait plus grosse tête que roncin ou autre bête, cheveux mêlés en broussailles, front pelé de plus de deux empans de large. Oreilles moussues et grandes comme celles d’un éléphant, sourcils touffus, visage plat, yeux de chouette et nez de chat, bouche fendue comme un loup, dents de sanglier, aiguës et brunes, barbe noire, grenons tortis, menton soudé à la poitrine, longue échine, torte et bossue. Il était appuyé sur sa massue, vêtu de très étrange façon. ce n’était vêtement de toile ni de laine mais de deux cuirs nouvellement écorchés, cuir de taureaux ou cuir de bœufs. Le vilain se dressa sur ses pieds dès qu’il me vit approcher. Je ne savais s’il me voulait toucher mais je me fis prêt à me défendre et vis alors qu’il demeurait tout coi et sans bouger. Il était juché sur un tronc qui avait bien sept pieds de long. Il me regardait, ne disant mot pas plus que ferait une bête. Et je croyais qu’il ne savait parler ou qu’il n’avait point de raison. » Ici le récit se renverse. L’aventure recommence. Le preux chevalier change de dimension. Il passe d’un monde courtois, la cour du roi Arthur, au monde sauvage, la forêt des sortilèges et des prodiges…

    Le chroniqueur ne manque pas d’accentuer ce passage, d’un état de discernement à l’ivresse de la quête, en recourant aux images du bestiaire pour décrire bien plus que l’apparence du géant de la forêt, sa nature : yeux de chouette, nez de chat, bouche de loup, dents de sanglier… Rien de moins qu’une réalité fourmillante et terrifiante. La forêt est gardée par l’un des siens, une figure héritée telle quelle de la mythologie celtique. Dieu à la massue que le lecteur habitué des vieux récits irlandais reconnaît et identifie sans peine à Dagda. Et bien sûr, l’homme sauvage gouverne les bêtes de ces bois. « Il n’en est point qui ose bouger dès qu’elle me voit venir, car quand j’en puis une tenir des poings que j’ai durs et forts je l’empoigne par ses deux cornes. Les autres sitôt de peur tremblent. Autour de moi elles s’assemblent et toutes ensemble crient merci. Nul autre que moi ne pourrait être parmi ces bêtes sans en être occis aussitôt. Je suis seigneur des bêtes. » Le procédé utilisé par Chrétien de Troyes pour décrire le géant de Barenton est commun aux récits épiques des Celtes qu’ils soient continentaux ou insulaires. L’animal illustre fréquemment le registre héroïque. Au onzième siècle le moine de Saint-Méen, Ingomar, recourt au bestiaire pour brosser le portrait du roi Judicaël : « Tel le courageux taureau parmi les bœufs anonymes, et le verrat robuste parmi les porcs étrangers, l’aigle entre les oies, le faucon entre les grues, l’hirondelle entre les abeilles, ainsi Iudicaël, roi des Bretons armoricains, souple et agile, sur combattant dans la guerre, jouait de la lance dans la bataille au milieu des ennemis qui se dressaient contre lui. »

    L’animal est incomparable pour souligner l’inconscient des chevaliers, ermites et dames, tous personnages archétypaux d’un périple aventureux qui pourrait être lu et compris comme une connaissance de l’autre monde. L’aventureux chevauche d’un château périlleux à un verger de la Joye, d’épreuves en épreuves, comme sur les cases d’un jeu de l’Oie.

    Dans la quête, la forêt apparaît comme un espace clos. Milieu du monde à l’instar d’une île merveilleuse sur la mer. Milieu initiatique où tout peut arriver, où la femme se transforme en Guivre ou en Oiselière. Femme-serpent ou dame à l’épervier… Dans la forêt, la métamorphose est courante et rarement innocente.

    Le bestiaire donne le sens. Tout comme Noël du Faye dans ses savoureux « Propos rustiques », il convient de lire les vols comme des indices dans le paysage. « Les oyseaux… vous monstrent d’aucuns signes futurs, avec autres pronostiqz, que avez de nature et par commune coustume asprins, comme le héron, triste sur le bord de l’eau et ne se mouvant, signifie l’hyver prochain ; l’arondelle volant près de l’eau prédit la pluye, et volant en l’air le beau temps. Le geay, se retirant plus tost que accoustumé, sent l’hyver qui approche. Les grues volans haut sentent le beau temps et serain. le pivert infailliblement chante devant la pluye. La chouette chantant durant la pluye signifie temps beau et clair… » Mais le bestiaire n’a cependant pas vocation météorologique. Nous sommes ici dans le domaine du fabuleux, non de la zoologie. Au-delà d’une lecture élémentaire, c’est à une élection dépassant la science descriptive que le lecteur peut accéder s’il accorde à l’animal une fonction réelle : guide, messager, médiateur, rival… Il n’y a pas de déterminisme dans l’univers forestier, seulement un hasard électif où le cerf, le loup, l’épervier opèrent. Et leur valeur se dépare de toute ambiguïté. La bête détermine l’aventure car son apparition coïncide à une épreuve, à une renaissance héroïque, à un temps donné. Et il n’y a pas de doute quant à la prépondérance d’un animal dans le déroulement d’une étape de la quête. Le lion et le brachet Husdent ouvrent un temps « caniculaire » à Yvain et Tristan dans la forêt qui leur sert de refuge. Et lorsque des chevaliers renoncent à leur vie aventureuse, ils abandonnent les symboles de leur fonction : le cheval, l’oiseau de proie, le chien. Dans le conte du Graal, Perceval renonce ainsi à son destrier en prenant le froc de l’ermite. Quant à Gauvain, c’est à juste titre qu’il conservera son honneur de « chevalier » en refusant d’abandonner sa monture pour s’asseoir dans la charrette d’infamie. 

    Les correspondances espace-espèce-temps-couleur forment des combinaisons riches et signifiantes par lesquelles le lecteur est invité à disserter, perdre ses vérités, et courir la forêt… D’abord vient l’affrontement avec la faune sauvage et fantastique, véritable rituel d’ensauvagement du héros. Ainsi en va-t-il de sire Gauvain. « Tantôt il se battit contre des dragons et aussi contre des loups. Tantôt c’était contre des satyres, perchés dans les rochers, à la fois des taureaux et des ours, à d’autres moments des sangliers. » Puis vient le temps de l’affiliation, une forme d’adoubement primitif qui confère à chaque personnage la puissance symbolique et par conséquent magique d’un « totem ». L’ours d’Arthur, le lion d’Yvain, le cerf blanc puis le loup noir de Merlin… Bien sûr, rien n’est dit. Tout est suggéré. La « senefience » de la geste est à l’image de la forêt, dédalienne, ambivalente… Le symbole n’est jamais expliqué, jamais analysé dans les récits mythologiques et médiévaux, dans les contes et les légendes du folklore. Sa force est de bâtir l’histoire. Plus qu’une illustration, la symbolique animalière fonde et féconde le récit. Le symbole vit. Un cheval blanc qui s’arrête au milieu d’un gué, une guerre des chats, le baiser d’une vouivre, le sacre d’un roitelet… Quoi de plus mystérieux, quoi de plus merveilleux que cette grande forêt riche d’une faune si savante.

    Le génie d’un bestiaire s’inscrit dans la multitude de ses entrées. Il serait dérisoire de ne retenir qu’une seule allée traversière pour découvrir l’imaginaire de Brocéliande. Bien souvent, trop souvent, le malentendu d’une étude provient d’un bornage étroit de l’espace. Il serait réducteur de limiter le propos au seul champ médiéval, et qui plus est aux romans continentaux de Chrétien de Troyes, alors que cette littérature des douzième et treizième siècles s’inspire d’une matière plus ancienne et plus vaste. Elle foisonne outre-Manche, au pays de Galles avec les si prolifiques Mabinogion, en Angleterre où les clercs, Gervais de Tilbury, Gautier Map, Giraud de Cambrie, Geoffroy de Monmouth, copient les contes et légendes à des fins historiques et politiques. Il s’agit néanmoins de sélectionner sa bibliothèque pour ne pas perdre le fil conducteur qui demeure la matière arthurienne. Aussi serait-il vain d’y ajouter les pièces d’une culture religieuse étrangère, que ce soit l’Ancien et le Nouveau Testament ou les recueils scolastiques du moyen âge chrétien.

    La mythologie d’une part et le légendaire d’autre part apportent des « détails innombrables » qu’on ne saurait donc exclure du puzzle de Brocéliande. La légende de la Cane de Montfort doit être replacée dans un contexte celtique pour être comprise. Le patrimoine est aujourd’hui partagé entre plusieurs héritiers. Mythologues, historiens, ethnologues, linguistes, archéologues ne peuvent que s’entendre s’ils veulent retrouver le canevas traditionnel de la vieille matière de Bretagne ! Un lieu-dit, un dicton, une chanson suffisent parfois à renouer le fil. Les animaux ne sont point étrangers à la quête. Ils l’illustrent et l’animent. Et tel Carduino, le voyageur, qui dominant sa peur étreint la Vouivre, peut aussi vaincre le sortilège et discerner au-delà de la semblance des choses. « Que vois-je ? des dragons et des serpents venir sur moi ! J’ai bien peur de rencontrer pis encore ». Alors le nain lui dit : « Tu iras parmi les lions en troupeaux, parmi les dragons, les serpents et les loups trompeurs, parmi les serpents, les léopards et les ours féroces ». Dès que tu rencontreras les dragons, avance encore et n’aie aucune hésitation. Ces derniers ne sont pas des dragons mais au contraire les barons de la dame que tu dois conquérir. Tu trouveras ensuite beaucoup de lions : ce sont tous des chevaliers en armes. Les ours et les sangliers, débordants de fureur, sont des juges et des notaires. les cerfs, les léopards et les chevreuils sont des gens ordinaires de cette ville ; les lièvres, les lapins et les chevreaux, tous sont des enfants si je ne me trompe pas. Ne t’inquiète pas de ces derniers. Ces bêtes blanches si belles sont toutes des dames et de superbes demoiselles. »



    articles de presse

    « Ce bestiaire dresse un portrait de tous les animaux qui animent ces légendes, des superstitions et coutumes qui s’y rapportent. Lieux-dits, dictons, chansons, mythologie animent ces portraits pour en faire un ouvrage original et extrêmement vivant. Sous la plume de Bernard Rio, on retrouvera la chouette qui, jadis, disait-on, se perchait sur la cheminée  pour attendre l’âme du défunt ; le chat que l’on enterrait au pied d’un pommier pour garantir une récolte prospère ; le cygne messager de l’amour… On y apprendra comment le renard est entré dans la légende à la fois sous les traits d’un rusé goupil et d’un sauveur. Les textes, très documentés, sont illustrés par des photos superbes de Jean-Claude Meslé ».

    Le Nouvel Ouest - 3 mars 2000 


    « Il existe des livres qui enchantent avant même d’être parcourus, par la seule idée qui les a inspirés : Le Bestiaire Celtique de Bernard Rio est de ceux-là. Les photographies de Jean-Claude Meslé donnent toute sa mesure à une démarche ambitieuse : découvrir sur la piste des animaux l’imaginaire de Brocéliande. Il y a Twrch trwyth, le sanglier traqué par Arthur dans une chasse infernale représentant la lutte entre le pouvoir spirituel du sanglier druide et le pouvoir temporel du roi ours…. Arthur vient de Arz, ours en celtique.

    L’ouvrage s’achève sur l’évocation de cette Chasse infernale qui voit cycliquement Arthur passer d’un monde à l’autre annonçant une nouvelle aire de gloire pour la Bretagne, car c’est aussi cela le Bestiaire celtique : un hymne souvent savoureux à l’Armorique.

    La Pie, le Renard, la Souris et quarante autres animaux sont de la fête, décrits dans le contexte arthurien et replacés dans le légendaire breton. Ces pages vont bien au-delà du narratif et du descriptif. Elles disent le sens des vieux mythes ».

    Saint-Hubert - Septembre 2000


    « Tout imprégné de mythologie celtique et du légendaire arthurien qui en est l’émanation, Bernard Rio nous guide à travers une Brocéliande enchantée, peuplée d’animaux plus ou moins sauvages, plus ou moins fantastiques, mais tous porteurs d’une signification particulière qui les dépasse : ce sont des animaux symboles, emblématiques dont l’aspect, le cri ou le chant, les habitudes, observés par nos lointains ancêtres, ont donné lieu à un mélange d’interprétations pertinentes et de superstitions, à des croyances, à des légendes, à des poèmes allégoriques, à des dictons définitifs. Une cinquantaine d’animaux nous sont ainsi présentés, de l’abeille au troglodyte , en passant par le blaireau, l’écureuil ou le sanglier : tout un beestiaire en quelque sorte le résumé de la vieille sagesse populaire, mais avec d’instructives références aux textes anciens, irlandais, gallois, bretons. Ajoutons que l’œil y trouve aussi son compte puisque chaque page est agrémentée de belles photos dues à Jean-Claude Meslé ».

    Christian Quéré  - L'Avenir -novembre 2000


  • L'arbre philosophal

    Depuis deux millénaires, l’homme occidental a repoussé le sauvage au ban d’une civilisation écrite et policée qu’il concevait immuable. Il a tenté de s’extraire de la nature en se protégeant derrière les murs de l’urbanité. Cette mise à l’écart a conduit l’homme moderne à une perception raisonnée du monde. La ville n’est pourtant pas l’unique source de l’histoire. Les Celtes de l’antiquité se détournaient des cités pour chercher le reflet de la divinité sous les frondaisons des chênes. Renouant avec cette attitude, Bernard Rio est parti à la recherche d’un temps et d’un espace où la fable s’anime, où le sage monte à l’arbre, où les amants se perdent dans les bois, où les héros s’aventurent au-delà du monde. S’interrogeant sur les mythes et les légendes qui fondent la culture celtique, il perçoit la forêt comme un lieu d’ensauvagement et d’enseignement. La forêt au milieu du monde, telle est l’idée maîtresse de cette immersion dans les traditions populaires, dans les romans médiévaux ou sur les chantiers archéologiques. C’est à la forêt premier et dernier temple de la divinité que les peuples d’Europe doivent leur héritage et leur devenir. Aller dans la forêt pour y apprendre l’histoire et bâtir le monde de demain, telle est la leçon conjuguée de Merlin, de Bernard de Clairvaux et de François-René de Chateaubriand ! 

    Edition l’Age d’Homme  2001    ISBN : 2-8251-1563-0


    « L’étude est bien menée et convaincante, très claire et même pédagogique. J’y ai retrouvé maint texte dont je me suis occupé, c’est dire que je ne me trouvais pas dans la silva obscura et, bien sûr, sacra. Le culte des arbres est plus ancien que les catégories « Celtes, Germains, Slaves » ; à mon avis, ceux-ci ont développé des croyances antérieures, mais comment le prouver ? Il faudrait plonger dans les peintures rupestres, etc. 

    Claude Lecouteux

     

     

    L’ARBRE PHILOSOPHAL

     

    Si, ainsi que l’écrit François-René de Chateaubriand, dans Le génie du christianisme, « les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture », alors c’est à la forêt qu’il faudrait revenir pour étudier la divinité et l’architecture primitive. Ce serait entre les colonnes corinthiennes, sous les voûtes de l’église gothique et sous les frondaisons de cette forêt où bruit le vent que l’esprit s’ensauvagerait, que l’homme perdrait sa moderne et superbe raison pour retrouver la voie d’un sacré originel.

     

    Prendre le parti de la réflexion induit de prolonger le doute. Dans le labyrinthe des arbres, la vérité n’aurait plus lieu d’être invoquée. N’y serait-elle pas immanente ? Le bien et le mal ne se confondent-ils d’ailleurs pas dans les ombres de la futaie et dans les rais de lumière de la clairière ? La gloire serait ici vanité, la science folie, la culture barbarie, le dogme illusion. Merlin prophétisait assis sur la fourche d’un pommier, Lailoken courait d’arbre en arbre et saint Bernard oubliait le livre : « Crois en l'homme d'expérience : tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les pierres t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre des maîtres » (1).

    La forêt renvoie l’homme à ses vieux démons. Marge de la civilisation paginée, elle n’augure rien d’autre que la terrible liberté du solitaire, la permanence du tragique dans une humanité installée au-dessus du monde.

     

    Quelle est vraiment cette sylve imaginée, idéalisée et diabolisée, humanisée et déifiée ? Tenter une définition risquerait d’emprunter un chemin déjà tracé. Explorer la forêt, ce serait d’abord s’aventurer où se perdre. Peut-être accéderait-on à une connaissance sauvage en s’égarant dans un paysage qu’on souhaiterait comprendre en le définissant par des usages et en le clôturant de mots. L’inventaire de cet espace archaïque, avant qu’il ne soit exploité et modifié à des fins civilisatrices, supposerait qu’on l’examine et qu’on tourne autour avant d’y pénétrer. C’est ainsi que les textes depuis les arpenteurs de l’antiquité jusqu’aux essais des agronomes mériteraient être inventoriés afin de ne pas répéter les traductions et les approximations.

    Aux commentaires des voyageurs et des maîtres du paysage viendraient se greffer des récits indigènes qui déformeraient l’avis de l’historien officiel. Aux écrits d’hier d’ailleurs et d’ici, il faudrait encore ajouter les surnoms de cette terre sauvage, toponymes qui courent sur les cartes et dans les mémoires, mais aussi les tessons épars des sociétés défuntes : vestiges épigraphiques et débris votifs que les prospecteurs continuent d’exhumer du ventre fécond de la terre mère. L’espace deviendrait peut-être parole après que le temps eut livré ses secrets encrés dans les livres ?

     

    Terre et temps fouillés par les archéologues qui traduisent le paysage en « données ». Lignes et chiffres. Espace et temps. Images d’un cadastre raisonné, daté et limité, qui attentent à une autre définition, une autre division de l’espace et du temps. Outils et interprétations changent le discours sur cette forêt mouvante et pourtant permanente. Étudier la forêt, ce serait donc se familiariser avec les sciences exactes afin de les abandonner pour réfléchir en chemin et marcher à l’aventure.

    Cet arpentage forestier ne pourrait n’être qu’une énième conclusion aux a priori de la recherche contingentée. Préhistoire, protohistoire, histoire… Chacun dans sa case à gratter le sol ou le papier. Avant la conquête romaine, le sauvage serait encore plus sauvage, le barbare encore plus barbare, le celtique encore plus celtique… La suspicion serait alors de règle et le chercheur tenu d’être sur ses gardes pour inspecter un temps et un espace dont l’intérêt scientifique n’est que relatif au vu et au su des gallo-romanistes. Entre le paléolithique et l’arrivée de César, les manuels scolaires ne nous apprennent d’ailleurs rien. Si les inspecteurs généraux de l’éducation Nationale ne veulent pas inscrire les barbares au programme scolaire, n’est-ce pas parce qu’il ne se passerait rien au cinquième siècle avant Jésus-Christ… N’est-ce pas que l’histoire n’aime pas les vaincus ? Si la confusion est entretenue entre la Gaule et une figure géométrique à cinq côtés, n’y-a-t-il pas déjà une négation et une reconstruction de l’espace ? N’est-ce pas que la Gaule est toujours occupée par l’esprit romain et qu’elle ne doit rien savoir d’un passé qui n’a rien d’hexagonal ? N’est-ce pas qu’il faille encore tenir pour exact les allégations du sénat de Rome au premier siècle. Il y a 2 500 ans… Il n’y aurait rien d’intéressant !

     

    Pourtant, les archéologues ont multiplié les fouilles, exhumé des trésors princiers. Ne parlent-ils pas de la civilisation de Hallstat ? Et les tombes des dirigeants de Hallstatt et de la Tène ancienne ne témoignent-elles pas d’un niveau social comparable à celui l’aristocratie grecque du temps de Homère ? La sépulture de Vix relèverait-elle alors du hasard, de l’exception gauloise qui confirmerait la règle gréco-latine ?

    Non. Non et non. Le nombre important de sépultures aristocratiques, la similitude de leurs dépôts, leur diffusion dans le temps et l’espace supposeraient l’existence d’une civilisation celtique puissante et cohérente de la Baltique à la Méditerranée.

     

    Les centres de pouvoir celtiques entretenaient-ils d’étroites et constantes relations commerciales, politiques, culturelles et cultuelles ? Les urnes et céramiques funéraires l’attestent notamment entre le huitième et le cinquième siècle. Ces relations avérées entre les tribus celtiques autoriseraient et obligeraient une intelligente comparaison entre les données continentales et insulaires. Parallèlement, la civilisation celtique pourrait être appréhendée au regard de civilisations voisines. Le Celte pensé comme barbare se révélerait alors être un « civilisé qualifiant ». Celtique gauloise, celtique britannique, celtique cisalpine et celtique danubienne… Les distinctions devraient dès lors être critiquées préalablement à toute interprétation culturelle et chronologique. Il deviendrait ainsi impossible d’étudier l’une sans faire référence à l’autre.

     

    Cette comparaison des tribus celtiques comme règle d’interprétation vaut géographiquement mais aussi disciplinairement. Peut-on fouiller un sol et l’interpréter sans se soucier de linguistique ? Peut-on étudier une langue prétendument disparue sans se soucier de la toponymie ? Peut-on étudier le paysage sans s’autoriser une incursion dans le folklore ? S’il est apparu qu’on ne pouvait circonscrire les études celtiques aux seuls textes de l’antiquité et aux seuls vestiges archéologiques… Ce n’est pas pour se résoudre à refermer la parenthèse. Les disciplines conjuguées, les découvertes superposées et non plus juxtaposées, auraient dû interpeller les celtisants émérites… Ç'aurait été faire fi des versions latines, s’abroger de la tutelle classique qui, avec une édifiante constance, annonce qu’il n’y a rien à voir dans la proto-histoire. Connaissaient-ils Diogène Laërce ? « Quelques-uns affirment que l’étude de la philosophie a commencé chez les Barbares. Les mages la pratiquaient chez les Perses, les Chaldéens chez les Babyloniens ou les Assyriens, les Gymnosophistes chez les habitants de l’Inde, ainsi que chez les Celtes et les Gaulois ceux qu’on appelle Druides et Smnothées » (2). Il s’agit là d’allégations prétendent ceux qui n’osent imaginer que la civilisation ne puisse pas être strictement gréco-latine !

     

    Autant le néanderthalien rassure et autorise une étude puisqu’il est placé à part de l’humanité sapiens sapiens, autant le Celte révulse car sa civilité remettrait en cause les dogmes civilisateurs de Rome. Discourir sur quelques tessons n’est guère dangereux. Ce serait simplement le gage d’une érudition louable et d’une passion acceptable. Qu’on sorte du champ de fouilles pour explorer la culture ancienne ou pis encore la religion des barbares… et la chape de plomb retombe. Le sujet demeure interdit. César a écrit et sa dictée suffit à des maîtres penseurs pour juger de la religion barbare. Il faudrait se satisfaire de quelques bribes volées à Posidonios par un général en campagne pour une élection à Rome… Méconnaître une civilisation voire la disqualifier en alléguant des emprunts méditerranéens dans ses expressions cultuelles et culturelles, en mettant en doute l’authenticité des documents qui contredisent leur ignorance, inventer et avancer des hypothèses en contradiction flagrante avec l’histoire n’a rien de très scientifique. Tel est pourtant la base des discours des institutionnels qui ressassent un même leitmotiv : on ne connaît rien d’un hypothétique savoir celtique. Faux et usage de faux, pourrait-on répondre aux mauvais élèves de Camille Jullian.

     

    Chercher les documents anciens pour comparer les points de vue, ne pas limiter ses recherches au seul domaine méditerranéen et à une seule séquence de temps, remonter les filières et recouper les témoignages, passer les lieux au peigne fin, collecter des indices validant les hypothèses et oublier les versions officielles des compilateurs. Retrouver le contexte de chaque époque, accepter les points de vue des uns sans repousser ceux des autres… Tel pourrait être le programme de cette exploration synthétique dans les contrées « sauvages ».

     

    L’étude de la civilisation celtique supposerait de ne pas la situer dans un temps mais de l’interpréter avec le souci de faire abstraction de notre temps. Cette recherche est aussi jalonnée de pièces à conviction qu’il importe de partager. À l'instar de Vitruve, il n’est pas interdit de dire ses sources et ses inclinaisons : « je ne cherche point, en écrivant cet ouvrage, à cacher d’où j’ai pris ce que je produis sous mon nom, ni à blâmer les inventions d’autrui pour faire valoir les miennes. Je professe, au contraire, la plus grande reconnaissance envers tous les écrivains qui ont recueilli, comme je fais, tout ce que les auteurs plus anciens ont préparé et amassé, chacun dans sa profession ; car leurs ouvrages sont comme une source où nous pouvons puiser abondamment ; nous profitons du travail de ceux qui nous ont précédés pour composer avec assurance de nouveaux ouvrages… » (3).

     

    Les contradictions apparentes de certains documents anciens et médiévaux pourraient faire douter et embrouiller les pistes. Mais il y a nécessité d’établir un état des lieux et de fournir les sources de chaque document, permettant à chacun de vérifier l’information et de certifier l’intuition. La règle resterait ici de trois : Thèse, antithèse, synthèse… avec systématiquement les références des indices permettant de justifier le propos. La multiplication des notes et des citations surcharge bien sûr le discours. D’ailleurs, le lecteur serait parfois tenté de négliger des extraits qu’il jugerait longs et inutiles. Pourtant, il n’y a rien de superflu dans l’énumération. Un document est caractéristique s’il est un élément du puzzle. Et c’est au moment d’ajouter la dernière pièce que l’image se précise. Il manque toutefois de nombreuses pièces à ce puzzle… et les documents ne sont pas tous d’égale valeur. L’image est par conséquent loin d’être parfaite. Aussi l’accumulation ancienne ne dispense surtout pas de chercher d’autres indices. La littérature savante ne dispense pas non plus de comparer méthodiquement et d’interpréter à nouveau. Se suffire des explications, voire même se satisfaire des absences d’explications dans un domaine aussi vaste, aussi inexploité que la matière celtique relèverait d’une croyance charbonnière ou d’une ignorance.

     

    Cette ignorance n’est généralement pas due à un manque de données mais à une absence de curiosité ou même à des a priori culturels et des dogmes étrangers aux sciences. Nul ne songerait et n’oserait étudier la civilisation chrétienne en ne retenant que des superstitions locales ou des manuscrits apocryphes. À moins de reconnaître d’emblée des a priori chamanistes et animistes, ce qui est souvent le cas mais rarement avoué, les études celtiques ne peuvent limiter leurs interprétations à des bribes secondaires et à des fragments découverts en aval de la source. La civilisation et en l’occurrence la religion sous-tendent une cosmogonie et une doctrine. Pour tenter une appréhension de la tradition celtique, il ne faudrait pas réduire son champ de vision, tant dans le paysage que dans la mémoire, car il y aurait un indubitable danger à cataloguer prématurément et abusivement des divinités et des cultes. Notre méthode a été de ne rien rejeter, de tout comparer et de confronter aussi ce qui ne pouvait pas être raisonnablement comparé, par exemple le commentaire grec ou latin avec le récit épique médiéval, l’archéologique avec le légendaire. Ce faisant, de spécieux archéologues et des ethnologues pourraient être tentés de reposer leurs pièges sur les lignes de démarcation et de nous délivrer la bulle d’excommunication.

     

    Pour sortir du ghetto et remonter à la source, il convient parfois de ne pas obéir aux ordres, de sortir des sentiers battus et d’utiliser des méthodes cavalières. Un bon exemple de cette nécessité transdisciplinaire est le décryptage du calendrier gaulois de Coligny où l’épigraphie, la linguistique, les mathématiques, l’astronomie ont dû être conjuguées pour parvenir à une explication sérieuse. Et c’est à une citation de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien sur les Gaulois que les chercheurs ont eu recours pour déterminer le calage mensuel… « et ante omnia sexta luna quae principia mensum annorumque his facit… » « et à la veille de la sixième lune, celle qui fait les débuts des mois et des années… » (4). C’est en effet au premier quartier de lune que les Celtes fixaient le début de leur année et non à la nouvelle lune utilisée par les moyen-orientaux pour déterminer leur calendrier. Il suffisait ici de jeter les ponts entre les disciplines pour obtenir l’information manquante ! L’invention de Brocéliande en petite Bretagne doit ainsi être replacée dans un cadre autant historique que culturel. Toute étude littéraire des romans bretons qui ignorerait la mainmise des Plantagenêt sur le duché de Bretagne au douzième siècle ne saurait appréhender la réalité des œuvres commandées par le politique. Le roi archétypal Arthur est aussi une pièce maîtresse de la politique des Plantagenêt pour asseoir leur légitimité historique en grande et en petite Bretagne.

     

    Malheureusement, le discours a tellement préoccupé les spécialistes que leurs recherches s’écartent peu ou prou des périmètres où leurs diplômes les contraignent à stationner. Cette respectabilité disciplinaire a souvent éclipsé la méthode comparative et repoussé l’intuition jugée incorrecte. Or la rigueur constitue l’envers du hasard, l’envers mais pas l’ennemie. Ainsi les découvertes s’écrivent souvent dans les marges des pages, lorsque la question soulevée est éclairée par une pensée curieuse. Récuser d’emblée une comparaison transdisciplinaire sous prétexte qu’elle ne s’inscrirait pas dans une logique universitaire est un faux problème. Tel un palimpseste, le monde conserve sous une réalité apparente la version plus ancienne d’une autre réalité. Le modèle de la forêt primitive magnifiée par Chauteaubriand aurait ainsi été fixé dans les mythes et les rites que les Celtes ont écrits dans le paysage et inscrits dans leur mémoire. Les textes irlandais réunis sous le nom de Dindshenchas ne signifient-ils pas « la tradition des lieux » ? Ces Dindshenchas fournissent et expliquent des centaines de toponymes, accordant un sens à chaque lieu et démontrant aux archéologues, épigraphistes, linguistes et historiens que le paysage celtique a bel et bien une signification mythique.

     

    Les archéologues ont quant à eux démontré que, dès l’âge du fer, le paysage de l’Europe barbare était très anthropisé. Les Celtes de la Tène avaient défriché et mis en culture de larges zones et la forêt ne marquait plus aussi nettement l’horizon de la Gallia comata. L’invention de la charrue au cinquième siècle avant notre ère a permis aux Celtes de cultiver des terres jusqu’alors inexploitées. Cette invention a durablement modelé un paysage qui demeure perceptible deux mille cinq cents ans plus tard. Ce paysage ne se divise et n'oppose néanmoins pas la forêt et la campagne cultivée, ni cette campagne à la ville… Il n’y a pas confusion, il n’y a pas non plus exclusion mais intégration des différentes formes du paysage. Les oppida du deuxième siècle sont des cités couvrant des surfaces très vastes, non des villes à la campagne mais bien la campagne à la ville. L'habitat dispersé indique une population dans la nature et non une nature dominée par la population. L’humanité s’insère dans le paysage ! Cette intégration expliquerait les interprétations erronées des voyageurs de l’antiquité et notamment cette permanence tardive à décrire une Gaule chevelue. Car au moment même la conquête romaine, les terres celtiques ne correspondaient plus à la vision sylvestre que les commentateurs grecs et latins avaient esquissée. 

     

    L’Europe occidentale était habitée mais l’homme demeurait un élément dans le décor. Cette forêt parcellaire du premier siècle demeurait le lieu de la divinité. Car à l’instar de Dea Arduina, la forêt celtique de par son principe n’est pas une réalité visible mais un lieu incréé et intelligible… Étudier cette forêt des origines suppose qu’on appréhende la matière s’y rapportant comme ce palimpseste évoqué plus haut. Reposoir de la divinité, la forêt celtique serait une histoire et un domaine religieux dont les faits et les légendes pourraient être interprétés comme des mystères. Clément d’Alexandrie n’écrit-il pas dans les Stromates que « tous ceux, barbares et Grecs, qui ont traité de la divinité, ont occulté les principes des choses et ils ont transmis la vérité par des énigmes et des symboles, par des allégories et des métaphores, et autres semblables figures ».

    Situé au milieu de la forêt, le locus consecratus que César décrit dans ses commentaires de la Guerre des Gaules pourrait être le temple par excellence, « lieu » consacré de la nature… Le nom latin lucus ne conserve-t-il pas la racine indo-européenne leuk, qui signifie clarté et qu’on retrouve littéralement en français dans le mot clairière !

     

    Le lieu devient sacré dès lors qu’il est consacré à la divinité. Il pourrait être aussi sacré par nature. L’un n’exclut pas l’autre. Il serait réducteur et révélateur d’un esprit « moderne » de récuser le lieu en tant que divinité pour ne retenir qu’un lieu inanimé que consacre le culte de la divinité par l’homme. Le culte n’est pas un principe. Il ne fonde pas la divinité… ce n’est qu’une expression rituelle non la manifestation de la divinité. Celle-ci se manifeste dans le lieu, par le lieu sacré. La distinction entre la forêt et la divinité qui s’y manifeste met en évidence un esprit étranger à la notion même de sacré, une intelligence qui cherche à définir avant de comprendre, une raison qui sépare l’anima du mundi, la res cogitans et la res extensa, la res publica et la res silva… René Descartes démontre cette raison verticale et son aversion horizontale mais la forêt tient davantage de l’orientation que de la démonstration. L’attitude ratiocinante des spéculateurs du dix-neuvième et du vingtième siècles s’avérerait bien plus éloignée de la Tradition celtique que ne l’était celle des moines défricheurs et de leurs hagiographes médiévaux.

     

    Les Vitae des saints des sixième au dixième siècles indiquent des acteurs et des auteurs bien informés, vivant et agissant avec une grande connaissance des cycles naturels… Mais paradoxalement ces clercs bretons font allégeance à Rome dont ils revendiquent l’héritage et à laquelle ils s’affilient et s’assimilent dans une tentative de reconstruction d’un passé en appelant une origine troyenne (voir le mythe de Brutus/Britto dans Historia Brittonum et Historia regum Britanniae). Certes, ils ont créé un passé en fonction de leur présent. Mais la lecture des Vitae laisse penser que cette création n’était qu’une réforme. Ils ont en effet eu accès aux sources antiques puisqu’ils y étaient confrontés sur le terrain, tant dans l’espace que dans les esprits. Une lecture sommaire de ces récits laisserait aussi supposer que la confrontation s’est soldée par une élimination du passé et une construction du présent, à l’image de cette histoire « gauloise » ne débutant qu’avec la conquête romaine ! Ne s’agit-il pas là d’une interprétation essentiellement « actuelle », fruit d’une lecture d’un passé que nous pensons linéaire ? Dans cette vision chronologique de l’histoire, l’homme moderne va établir une même relation avec les hagiographes qu’avec leurs prédécesseurs… Cette construction intellectuelle est-elle la vérité ? Les Vies des saints n’éclipsent pas l’histoire si le lecteur sait utiliser ces textes pour ce qu’ils sont : une reconstitution de l’histoire aux dépens de l’antiquité.

     

    Les récits médiévaux indiqueraient plus une transformation qu’une élimination des matériaux religieux pré-chrétiens. Non seulement, des relations ont perduré pendant plusieurs siècles ainsi que l’atteste le thème récurrent du dragon dans la littérature religieuse et la tradition populaire mais il n’y a nullement eu entre le monde chrétien et le monde antique la relation culturelle exclusive que l’homme entretient aujourd’hui avec son passé. La fin du monde antique et le triomphe du christianisme correspondent à une histoire mal écrite et plus mal appréhendée que mal connue par les textes. L’extravagance littéraire est monnaie courante dans les récits mais elle ne peut être interprétée comme extravagance que par des esprits résolument hermétiques à la culture populaire du bas-empire. Cette extravagance témoignerait de la disparition des anciens lettrés et de l’apparition d’un nouveau pouvoir qui s’exprime dans les textes comme dans la ville. Le vocabulaire utilisé laisserait ainsi supposer un appauvrissement de la langue religieuse alors qu’il ne s’agirait que de l’émergence d’une classe non lettrée maîtrisant mal les concepts qu’elle transcrit. L’Académie d’Athènes a été fermée en 529 ! Cette faiblesse indiquerait un tournant de la société mais ne signifie aucunement qu’il faille accréditer l’exubérance littéraire et le mensonge hagiographique comme monnaie courante au moyen âge. Cette littérature contredirait une culture raffinée si elle devait être lue au premier degré. Elle pourrait toutefois être le camouflage savant d’un domaine religieux qui ne pouvait être présenté autrement que grossièrement. D’indigne, le style deviendrait dès lors louable car les critères d’interprétation ne seraient plus du même ordre. N’a-t-on pas lieu de penser que les moines usaient et abusaient de « formulaires » destinés à leurrer la censure officielle en donnant l’apparence d’une foi charbonnière… S’il y avait là un double sens que les glosateurs celtes savaient et se plaisaient si bien à utiliser dans d’autres écrits, alors cette littérature hagiographique devrait être lue avec malice. L’étymologie contribuerait notamment à transformer certains vocables et à détourner le sens visible pour que disparaisse le camouflage et qu’apparaisse un autre symbolisme. Les Vies ont été écrites par les disciples spirituels d’un saint homme dont la réputation doit aussi assurer la pérennité du monastère. Pour que les dons continuent d’affluer, il convient de louer les prouesses de ce saint homme dont les vertus rejaillissent sur les fidèles. Les Vies ont aussi cette fonction de maintenir la prospérité du monastère.

     

    La création d’un temps présent à la fin du premier millénaire n’exclut pas un passé et n’interdit pas une capacité de mémoire. Les moines et leurs commanditaires ont effectué un tri dans le passé. Ils ont littéralement épuré un savoir pour ne conserver que ce qui leur paraissait utile. Cet élagage est évident et les récits qui nous ont été transmis ne peuvent constituer l’unique source d’information. Utiliser des textes transmis par des clercs pour reconstituer une tradition celtique n’est pas une hérésie scientifique mais cela ne peut suffire. Le risque d’erreur serait en effet important dans un corpus mythologique modifié sciemment ou maladroitement transformé par des copistes dont on ne connaît pas toujours les origines, les filiations et les intentions.

     

    Ces textes même tardifs ne doivent pourtant pas être écartés pour des raisons chronologiques car le temps n’a rien à voir avec la tradition. La lecture de ces textes dépend d’abord de la méthode employée et des références énoncées par le décrypteur car ils reflètent naturellement une réalité culturelle. Les copistes ont choisi de transcrire des événements extraordinaires relevant à la fois de la réalité historique et de la mythologie. Les aventures merveilleuses copiées par les moines ne devraient pas être assimilées à de la crédulité, de l’exubérance ou du mensonge. Il pourrait s’agir de choix délibérés effectués par des facteurs de la Tradition transmettant des visions antiques à leurs contemporains en même temps qu’ils rédigeaient les chartes de leur temps. Il faudrait établir une différence entre les hagiographies et les cartulaires mais cette différence ne se situerait pas entre l’imaginaire et la réalité. Ces documents composent deux fonds d’archives, le premier antique, le second médiéval. Les copistes n’ont probablement pas voulu détruire la mémoire du passé tandis qu’ils composaient les archives du présent. Les textes médiévaux relèvent d’un tout que seuls des commentateurs transdisciplinaires pourraient interpréter en évitant les pièges d’une traduction linéaire.

     

    Multiplier et comparer les traductions de ces récits permet une lecture polyphonique et il ne faudrait pas, sous prétexte qu’il s’agit d’un document hagiographique, récuser l’archéologie, la linguistique ou la géographie au profit de l’histoire ou de la religion. Le procédé narratif du fait merveilleux importe autant que sa datation, sa localisation et ses innombrables détails. Ce n’est pas l’actualité ou la véracité du récit qui importent mais son symbolisme car il appartient à un patrimoine qui n’est et ne peut être celui du temps où il a été rapporté. Savoir si les événements du récit sont exacts a bien peu d’importance car c’est la mémoire à laquelle le copiste se réfère qui est en cause. Si ces récits appartiennent à une expérience du passé que des moines ont sauvé sans être compris et sans chercher à l’être de leurs contemporains et aujourd’hui des historiens institutionnels, alors il s’agirait d’un procédé de protection.  C’est en effet au destinataire que revient le travail de traduction et d’interprétation, d’imagination et d’application car le dit suppose une obligation qu’il s’agisse d’une action ou d’une inaction. Si le message n’est pas entendu, il demeure néanmoins opératif. Ces récits apparaîtraient de moins en moins mensongers, de moins en moins extravagants et de plus en plus « savants ». Le mensonge et l’exagération s’apparenteraient ainsi à des méthodes pour habiller un récit dont les détails voire même la structure appartiennent à cette culture antique trop souvent perçue comme inexistante mais conservée en mémoire jusqu’à son archivage notamment dans les Vitae.

     

    La même méthode vaut pour les textes antiques dont les lacunes peuvent être comblées par des sources archéologiques, toponymiques, folkloriques… Cette lecture croisée autorise des interprétations élaborées de la tradition celtique, une tradition religieuse structurée, organisée rituellement et géographiquement. L’étude des sanctuaires révèle par exemple des codes et des pratiques complexes qui perdurent pendant plusieurs siècles et qui dénotent d’une tradition cultuelle se prolongeant après la conquête, tradition vivante que les textes d’Ausone laissaient présager.

     

    Toute lecture du passé ne peut pas être dupe des tentatives constantes pour créer un présent et conformer un passé. Le moyen-âge mérite ainsi un examen minutieux tant il a transformé et réinterprété les matériaux antiques. La littérature médiévale illustre la manière dont les clercs ont façonné la matière antique et la pensée qui les poussait à réordonner le monde. Cette reconstruction médiévale n’est pas anodine puisqu’elle a prolongé un héritage et déterminé une renaissance. Ce qui est attribué à la civilisation occidentale du dixième et du onzième siècle deviendrait alors une continuité. Cette recomposition n’est pas neutre car elle relativise la romanisation et la christianisation de l’Europe occidentale. L’héritage celtique pourrait avoir été légué dans le paysage et dans la mémoire collective des peuples que l’histoire prétend vaincus. Nous serions là dans une conception platonicienne du monde puisque la mémoire jouerait la fonction de dépositaire d’un savoir vrai tandis que la littérature et l’architecture seraient des variations que l’homme dépourvu de préjugés pourrait interpréter et comprendre. La mémoire d’une part et l’expérience sensible de l’autre suggéreraient une tradition irréductible. La connaissance des anciens ne serait nullement perdue mais seulement déposée dans la mémoire et le paysage, l’homme ayant toute liberté et toute intelligence pour réfléchir et retrouver la vérité. La permanence de cet héritage s’opérerait également par le biais des superstitions et traditions populaires, véritables supports et procédés mnémotechniques.

     

    Il n’existe plus guère de spécialistes qui dénieraient aujourd’hui une continuité des lieux de culte. Par ailleurs, si le passé et le souvenir du passé peuvent être repensés, la continuité des cultes ne pourrait plus être une vue de l’esprit ! La mémoire, instrument de pouvoir des clercs du moyen âge deviendrait-elle aussi l’instrument du savoir au-delà de l’an mil ? La littérature courtoise ne serait plus uniquement l’expression d’une société médiévale mais la continuation et la transformation d’un savoir antique. L’église chrétienne ayant succédé au pouvoir romain ne serait plus synonyme d’oubli mais le véhicule d’une tradition mémorable. Cette permanence a été peu étudiée par les historiens qui s’arrêtent à la romanisation et à la christianisation comme à la frontière d’un outland… De là découleraient néanmoins les versions reconstruites de l’imaginaire occidental et les « créations » littéraires médiévales, véritables variantes d’un passé nié. Chrétien de Troyes n’a nullement inventé le roman courtois, il a « romancé » et remanié les gestes anciennes des Bretons. Dans le même ordre d’idées, les continuations des dixième et onzième siècles prennent racines outre-Manche. Les commandes et les copies proviennent des îles quoique les transcriptions tiennent compte des modes du moment. Ainsi Etienne, évêque de Lièges au début du dixième siècle, confesse dans sa préface à la Vita de Saint Lambert qu’il a remanié le texte original du huitième siècle pour satisfaire à son public dominical en le truffant de mots grecs et de tournures savantes. Il avoue sans fausse honte adapter le texte du huitième siècle au présent du dixième siècle.

    Il serait grand temps de reconnaître aux chroniqueurs et aux architectes, aux copistes et aux maçons, non une créativité novatrice mais le talent de la mise à jour et peut-être même une connaissance immémoriale ? Il serait temps que les chercheurs reprennent leurs travaux en acceptant le principe d’une continuation protohistorique et d’une capacité de mémoire. Tolérer l’idée d’une société médiévale faisant abstraction du passé relèverait encore du mensonge ou d’un obscurantisme. Dans notre environnement culturel le passé coïncide avec le présent. La responsabilité du souvenir a, au moyen âge, incombé aux moines. Elle a plus ou moins bien fonctionné. Les chroniqueurs ont plus ou moins filtré cette mémoire. Ils ont légué une vision partielle du passé dans un contexte daté. Mais ces histoires isolées une fois rassemblées et éclairées par la géographie, l’épigraphie ou encore l’archéologie interfèrent et forment un Tout où il est possible de retrouver des archétypes, les mythes ethno-religieux qui les organisent, les rites trifonctionnels et calendaires qui les animent.

    Sur le même mode, le folklore a servi de support et de conservateur aux mythes. La mémoire a transféré aux personnages des contes et aux superstitions populaires des traits archétypaux et des structures qui maintiennent une réalité proto-historique. Les légendes peuvent être comparées et se compléter afin de reconstruire un symbolisme. Leur interprétation peut servir de point de départ à une approche mythique du monde. Les Celtes n’ont pas eu besoin des Romains et des Grecs pour transmettre une tradition savante. Ils n’ont pas eu besoin non plus des moines chrétiens pour conserver un héritage dont la mise par écrit est souvent synonyme d’affaiblissement. Les versions écrites des mythes celtiques constituent des matériaux. Elles illustrent mais ne fondent pas une tradition qui privilégie l’oralité à l’écriture. Ces versions transcrites au moyen âge se transmettent parallèlement dans la mémoire collective, ce qui expliquerait leurs transcriptions régulières au fil du temps sous diverses formes par des artistes, des conteurs et des écrivains, des peintres et des musiciens, des sculpteurs et des menuisiers en ayant pris connaissance et les interprétant à la source. Les légendes et les croyances apparaîtraient même comme des matériaux plus fiables que les récits hagiographiques ou leurs versions littéraires puisqu’elles conserveraient l’essence du rite et du mythe : leur principe actif. Leur confrontation avec les écrits tourne bien souvent à l’avantage des tenants de l’oralité ainsi que le notait si justement William-Butler Yeats : « Rien ne montre mieux à quel point l'Irlande instruite est ignorante de l'Irlande rurale que le fait qu'elle ne voit pas comment l'ancienne religion, qui faisait une partie de son culte de l'apparition et de la disparition de la verdure des bois et de la fécondité des champs, vit côte à côte avec la nouvelle religion qui foulerait volontiers la nature sous ses pieds comme un serpent. Cette ancienne religion n'a pas non plus dégénéré en une répétition dépourvue de sens d'anciennes coutumes, car le mystique qui a vu la lumière rouge et la lumière blanche de dieu se faire violence pour devenir le pain et le vin de la messe a vu les multitudes secrètes et triomphantes dans les vents du mois de mai et, s'il avait l'esprit philosophique, il s'écrierait avec le peintre Calvert : je me porte à l'intérieur vers Dieu et à l'extérieur vers les Dieux » (5).

     

    Les hommes et les lieux conservent une pratique cultuelle souvent révélatrice d’une antique conception du temps. Pour exemple, en Bretagne, les fêtes de saint éloi d’hiver et d’été honorent-elles le saint chrétien qui vécut au septième siècle, prosélyte connu pour sa farouche opposition aux rites païens, ou ces rites ne pérennisent-ils pas une divinité païenne affublée de quelques habits chrétiens pour les besoins de la survivance ?

     

    Arnold van Gennep et Henri Dontenville, pour ne citer que les plus illustres des mythologues francophones, ont constaté que les matériaux composant le « folklore » étaient nombreux et parfois même « intacts » après deux mille ans de christianisme et deux cents ans de laïcisme. Certes les documents sont hétérogènes et le premier travail consiste à les classer. Mais ces pierres brutes sont là. Il suffit de se baisser et de les ramasser pour les polir et leur redonner l’éclat flamboyant de l’ancien temps. La Réforme et la Contre-Réforme, la Révolution et la République ne sont pas venues à bout de toutes les fontaines sacrées car le monde rural conservait pieusement ses mœurs, ses coutumes et ses traditions jusqu’à reconstruire des édifices détruits par les colonisateurs et exhumer des rituels en sommeil pendant l’occupation étrangère. Le fond culturel qui nous intéresse est celui des païens, ces pagani « gens de l’endroit » par opposition aux chrétiens, ces alieni « gens d’ailleurs », selon la définition qu’en a donnée Pierre Chuvin (6). Tant que son mode de pensée n’a pas été attaqué, la campagne a maintenu en toute intelligence ce que les urbains dénommeraient une routine culturelle mais qui s’apparente à une expérience sensible du sacré. Les temps ont changé lorsqu’au dix-neuvième siècle la société de rurale est devenue urbaine, et de paysanne est devenue ouvrière. Le peuple s’est mis à l’aune des classes instruites. Il s’est détourné de son savoir millénaire. Ce génocide culturel a touché toute l’Europe des premiers jusqu’aux derniers pays industrialisés… Les « antiquaires » avaient compris l’urgence de la situation en s’efforçant d’inventorier l’héritage. Le dernier rite de passage que nous pourrons relever sera la mort de cette civilisation indo-européenne lorsque le rameau d’or sera jeté dans le cercueil du dernier paysan européen. L’espèce humaine a déjà frôlé l’extinction entre moins 50 000 et moins 100 000 lorsqu’elle ne comptait plus que quelques milliers de reproducteurs… Six milliards d’êtres humains comptent pour ancêtres ces quinze mille hommes. Le nombre ne fait ni foi ni loi. Et l’avenir de cette humanité demeure encore et toujours incertain. La mauvaise gestion du patrimoine culturel augure de la mauvaise gestion du milieu naturel, des techniques et des déchets de la société contemporaine ! Aujourd’hui comme durant l’Antiquité, la ville demeure le lieu du changement mais l’avenir appartient toujours aux hommes de la terre. Lorsque l’empire romain a dû abandonner ses lointaines provinces puis céder la parole aux peuples qu’il avait soumis, la mémoire est revenue aux tribus barbares. Elles ont abandonné Julius et Augustus et recouvré leurs anciens patronymes : Pictons à Poitiers, Lémoviques à Limoges, Bituriges à Bourges, Cadurques à Cahors, Carnutes à Chartres, Rèmes à Reims, Santons à Saintes, Trévires à Trèves, Vénètes à Vannes… Chaque peuple a rejeté le nom de l’occupant et repris droit de cité, Lutetia est redevenue ad Parisios (Paris), Agedicum ad Senones (Sens), Caesaromagus ad Bellovacos (Beauvais)…

     

    Cette mémoire des hommes peut se conjuguer avec l’esprit des lieux qui l’entretient et l’éveille. Le paysage possède une indéniable capacité à maintenir une originalité intemporelle, au-delà des colonisations longues et des invasions éphémères. Livre élémentaire, l’espace naturel conserve la mémoire diffuse du passé. Ne dit-on pas que les bonnes fées se sont transformées en sureau ou en aubépine pour échapper aux prêtres de la nouvelle religion ! De là probablement l’interdit de couper ces essences dans une campagne respectueuse des anciennes règles. La nature demeure dépositaire d’une culture que l’homme aurait tendance à oublier ! À Michelet qui prétend qu’« avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, pas avant : celle de l’homme contre la Nature », le Celte répond que l’homme s’insère dans son environnement et doit s’en accommoder sans essayer de le dénaturer et de se dénaturer… Cette conception globale de l’homme et de la nature dépasse les dichotomies de la société consumériste. Elle rassemble sans opposer les notions de nature et de culture, d’animalité et de spiritualité, l'intellect et les sens, l’individu et la société…

     

    Si l'homme moderne se complaît à fonctionner sur une base duelle, opposant ainsi l’animal au végétal, le végétal au minéral, distinguant dans l'une les notions de vivant, de croissance et de mobilité, et dans l'autre une immobilité et une intangibilité… Le Celte de l’antiquité privilégiait quant à lui un milieu qui ne s’opposait et ne se fractionnait pas. Sa préférence allait à un espace animé, illimité, plein, pluriel, cyclique et polyconcentrique. Son « désert » bruissait de vie. Il n’était ni vide ni inerte ni plat, ni linéaire, ni horizontal. Si la Rome impériale puis chrétienne a tenté d’extraire l’homme de son milieu en l’enfermant dans une urbanité et une dualité, la société celtique se tournait vers la nature pour y enseigner la liberté et le foisonnement, la réalité et l’imaginaire, l’actualité et l’éternité.

     

    Pictura et fictura ne se dissocient pas dans un espace qui n’a pas encore été rationalisé par les émules de René Descartes. La fiction et la réalité se combinent toujours dans le Celte, lequel n’est pas encore prisonnier de sa verticalité et du temps. Lorsqu’au quinzième siècle, la perspective quadrille l'espace, objectivise l'étendue que le philosophe français prétend inerte, c’est une révolution culturelle sans précédent qui ravage l’Europe. L'homme restreint et contraint un espace qui lui échappe. Il le fixe, comme une image statique, il le possède en le surplombant et en le traversant de plus en plus vite. Aujourd’hui, l’automobile s’apparenterait ainsi à un moyen pour franchir et surtout s’affranchir des distances. L'espace et le temps n’auraient désormais plus de prix pour l’individu privé de repères spatiaux.

     

    En marge de cette société, la forêt renoue avec les temps anciens. Elle reprend paradoxalement des droits en symbolisant des libertés refoulées. Elle représente le versant chtonien du monde policé. La sylve possède dans l’imaginaire contemporain les mêmes aspects que l'autre monde pendant l’antiquité… Apparentée à la nuit, la forêt occidentale tiendrait aujourd’hui davantage de l’art roman que de l’art gothique. Ce serait un espace à l’intérieur du monde qui refléterait une lumière semblable au reflet d’un miroir, ce serait un espace intérieur, un lieu de mémoire et de réflexion. « Le désert est monothéiste » écrivait Ernest Renan dans Histoire du peuple d'Israel. La forêt est polythéiste pourrions-nous ajouter si le manichéisme était notre lot. Mais la forêt ne se définit pas par opposition et moins encore par contradiction. Si, à l’instar des Fiana irlandais, les ermites ont été tentés par les bois n’est-ce pas que la retraite forestière est un retour au sacré originel ? Colomban au septième siècle, les Cisterciens au douzième siècle, les Fransiscains au quinzième siècle s’installent dans les forêts. Certains ordres ne s’éloignent guère des lieux de pouvoir tels les Jansénistes quittant Paris pour Port-Royal dans la vallée de la Chevreuse… Leur retour à la forêt s’apparenterait à un détour mais il n’en conserve pas moins un symbolisme primitif. Lorsque Merlin abandonne la cour du roi Arthur, il fuit aussi la ville close et l’obscurité qui s’étend sur le royaume… L’homme de pouvoir redevient le sauvage, le philosophe qui monte à l'arbre et s’accorde avec les puissances de la terre et du ciel. Le sylvain devient cueilleur de pommes. Ainsi que l’énonçait Saint Bernard, la vérité est dans le chant de l’oiseau, au milieu des bois plus que dans les livres. À la manière des anciens qui allaient apprendre sur le mont Lycée (du grec lukeion, prendre de la hauteur) et rechercher la compagnie des loups (du grec luko), dans les bois, les saints hommes du christianisme occidental ne dédaignent pas non plus puiser leur sagesse dans la conversation du vent dans les feuillages. Ce retour à la manière ancienne et à la matière première est étymologiquement prégnant. Le français livre dérive de liber tandis que l’anglais book et l’allemand buch ont la même origine que le bois busch, lequel est aussi connu en français avec bouquin !

    Outre les parentés entre aubier et aube, lignum et ligne, folio et feuille, liber et livre, il existe dans les langues celtiques une homonymie des noms de la science et du bois : vidu, fid en irlandais, gwyd en gallois, gwez en breton. Vidia, le savoir, entrera dans la composition de dru-vidia, littéralement le vrai savoir, dont dérive le druidisme. Pline se serait trompé non dans le symbolisme mais dans l’étymologie en interprétant druide par homme du chêne, du grec drus. En effet le gaulois deruos chêne, proviendrait de dereu bois, dendron arbre, drus chêne, drumos forêt… une homonymie avec dru, fidèle en gaulois !

     

    L’anglais a conservé ce double sens indo-européen avec tree arbre, true fidèle, et truth vérité. Or les druides, ceux qui savent, sont à l’image des arbres. « Vif est le vent, et nue la colline : il est bien dur de s'abriter ; le gué est gâté, l'étang est gelé ; un homme peut se tenir droit sur une seule tige » (7). Quant au breton kelenn, le houx, il a aussi le sens de leçon et kellenner de professeur tandis qu’en irlandais dos, littéralement buisson, petit arbre touffu, sert aussi à désigner un fili de cinquième rang ou un champion. Toujours en irlandais, prenn, l'arbre et la lettre portent le même nom et dérivent de la même racine que le bois, bosquet, bocage…

    Ce n’est pas à l’étymologie mais à l’analogie que Camille Jullian avait recours lorsqu’il établissait une comparaison fort intéressante entre ces « hommes du chêne » et la foudre. En latin, le chêne quercus signifie littéralement « arbre frappé »…  Or, selon des études météorologiques, le chêne est aussi celui des arbres qui attire le plus la foudre. Sagesse et illumination allaient de pair pour ces hommes des bois, sages et saints hommes revenus à la demeure primordiale du divin. Ce retour à l’intérieur du monde serait plutôt perçu non comme une intégration mais comme une exclusion en dehors du monde civilisé par les Romains auxquels on doit le mot forêt foresta, du latin forris en dehors. De cette racine latine viennent également le français forain étranger, et l’allemand fobren étendue boisée.

     

    Au moyen âge, foresta s’oppose à sylva, la forêt royale à l’antique forêt, l’une propriété privée excluant l’homme, l’autre domaine n’appartenant à personne et libre d’usages. Ces distinctions sont déjà les prémices à une appropriation du monde sauvage, à une progressive exploitation de ces territoires du dehors. L'homme va étendre sa domesticité à son environnement en réussissant dans la seconde moitié du xviiie siècle à conférer à sa conquête territoriale une utopie civilisatrice. La Révolution française fille de cette philosophie des Lumières devait parfaire sur le terrain la déforestation et l’éradication des sauvages. En supprimant en 1790 les Maîtrises des Eaux et Forêts, les tribunaux et les codes forestiers, la Révolution achevait de « profaner » l’espace forestier en le soumettant au droit commun. La plus importante vague de défrichement s’en suivait dans la Gallia comata.

     

    Avec la philosophie des lumières, à la ville lieu d'éducation renvoie la campagne un lieu de production et de récréation. C’est à ce concept que l’éducation à l’environnement doit aujourd’hui son appréhension culturelle d’un espace dit naturel. La forêt est désormais promue monument naturel (loi du 1er juillet 1957), parc national (loi du 22 juillet 1960) ou conservatoire (loi du 10 juillet 1975)… avec une vocation similaire pour l’humanité que celle du jardin botanique pour le citadin ! Cette perception réglementaire de la nature prolonge le discours cartésien en offrant au citadin stressé un lieu de contemplation ou d’agitation… Elle suppose une consommation de la nature par l’homme. L’idée même de protection de l’environnement induit une appropriation. La rupture avec l’antiquité est patente. Cette vision du monde retranscrit un manichéisme anthropocentré. La nature héritée du christianisme étant une création de Dieu, elle ne serait pas naturellement sacrée. Sa divinité serait récusée puisqu’émanant d’un créateur. Cette nature créée relèverait de l’homme qui la dominerait, le dieu créateur ayant conféré à l’homme sa raison d’être. Ce pouvoir de décider pour autrui fait de l’homme un mi-dieu, mi-diable lâché dans la nature pour la protéger ou la détruire. Induisant cet esprit de domination, le protectionnisme accrédite une nature inerte et régentée par un homme omniscient !

    Seule la partie maléfique d’une nature pré-chrétienne demeure insondable et inexploitable par ce dominateur. C’est la part du sauvage, celle relevant de la magie et du merveilleux, de la superstition et du mythe. C’est la nature sacralisée avant sa re-conversion rationnelle, une nature où les interdits ne relèvent pas de l’humanité mais de la divinité. Lorsque dans le récit irlandais de La Prise de l’Auberge de Da Derga, il est fait mention parmi les interdits du roi Conaire de « Ne pas chasser les bêtes sauvages de la forêt de Cerna », ce n’est bien sûr pas à des fins écologiques mais pour des raisons religieuses. Cette interdiction indique que la chasse ne peut être pratiquée dans un espace qui n’appartient pas à l’humanité. Elle relève d’ailleurs plus de l’obligation que de l’interdiction. De cet ordre d’idées doivent également participer les « interdits » mentionnés depuis l’antiquité, dans toute l’Europe occidentale, concernant la cueillette, la coupe des arbres, la pêche, la chasse, l’agriculture et toute autre activité humaine dans des lieux réservés au culte… divin ! Et lorsque des exceptions sont accordées, c’est à des fins religieuses. Elles donnent alors lieu à des rituels de compensation que les capitulaires codifient encore au moyen âge.

     

    Dans l’antique forêt, l’homme se conforme au sacré. Cette ritualité ne pourrait se réduire à une dendolâtrie dont les aspects superstitieux véhiculent une vision idolâtre sans rapport avec l’essence même du sacré : une connaissance du monde. Tandis que la dendolâtrie suppose un culte des bois, l’antiquité préfère un culte par les arbres qui mêle philosophie et religion. Adorer dieu dans la nature ou la nature comme dieu ne suffirait pas à expliquer la nécessité du divin dans cette conceptualisation de la nature sacrée du monde. Il y a dans la relation que le Celte entretient avec le monde un entendement et une conscience qui se traduirait davantage par une émotion sceptique que par une extase naïve. La combinaison de la forêt lieu de nature et de culture serait hasardeuse et élective. La forêt antique demeure en effet un lieu de savoir dont tous les aspects visibles et invisibles peuvent être intelligibles. L’espace est couvert et ouvert à tout être qui n’entend pas soumettre la nature à une idée verticale. Cette dimension latérale de la pensée forestière conjugue l’animal et le sacerdotal, le corps érotique à l'âme hérétique et à l'esprit erratique… Dans la forêt, la bête peut consacrer l’homme (Saint Hubert), le hors-la-loi peut défendre la justice (Robin Hood), le vertueux chevalier peut s’ensauvager (Yvain), le moine peut se défroquer (Eon de l’Étoile), la ligne droite peut fermer un cercle…

    La forêt ressemblerait à une architecture florale et abstraite. Les arbres soutiennent une voûte croisée d’ogives. Les branches s’arqueboutent pour élever la nef le plus haut possible. La lumière perce les ramures. L’architecture forestière conjugue nature et culture. Lieu de prière, la forêt devient un milieu où se rencontrent l’homme et le sacré. Balai de la sorcière, bâton du pèlerin, massue de l’homme sauvage, l’arbre devient la monture et l’échelle que l’homme emprunte pour voyager et basculer d’un monde à l’autre. La forêt primitive s’appréhenderait comme une tentation tandis que sur son piédestal cartésien, l'homme n’a plus l’idée ni l’envie de grimper dans l’arbre. Il n’en aurait peut-être plus la force ? Drapé dans sa raison du plus pensant, il pose. En concevant l'espace comme inerte, il ne se réfère plus qu'à un temps mobile qu’il cherche à vaincre. Il sépare l’horizontal et le vertical. Il domine l’un et lutte contre l’autre pour tenir lieu et fonction de pilier du monde, axis mundi !

     

    Le bipède statufié a toutes les raisons de craindre une confrontation avec la forêt, espace des destructions et des transformations, réunion des mécréants et refuge du solitaire. En traversant la forêt, l’homme peut follement suivre une chasse sauvage dont nul ne sait qui conduit la traque, le roi veneur ou le blanc cerf ? Nul ne sait qui va troquer l’habit et s’attribuer les cornes à l’issue de la quête. La métamorphose du héros reste incertaine au fond des bois car l’action est le prélude à une fondation dont on perçoit mal ou confusément le sens. Traverser la forêt vaut un voyage périlleux au bout du monde et courir sous les bois mène souvent à un combat dont la fin n’est que le début d’une initiation… La forêt semble fonder consubstantiellement l’homme en devenir. Elle est la rupture et le passage. La confrontation de l’homme à la forêt pourrait correspondre à la fonction du miroir dans le conte de Blanche neige ou à celle du labyrinthe de Dédale. Le miroir et le labyrinthe ne renvoient qu’une apparence sans issue. 

    La forêt répondrait à une fonction destructrice ou qualificatrice. Tout dépend de la capacité de l’homme à se perdre, à s’ensauvager pour réussir à affronter le dragon gardien de la grotte, l’ogre dans la caverne, le géant vert dans la clairière, le chevalier noir à la fontaine… Cet ensauvagement subtil correspondrait à une mise à niveau. La première épreuve réussie ouvre la porte du château de verre… Fort de sa victoire, le héros accède au milieu du monde. Ce serait le temps de l’interrogation. Il voit mais il ne sait pas encore. L’accès au centre de la forêt, dans la clairière, dans le château merveilleux ne peut être que prolongé que par une montée à l’arbre qui mène au ciel. À défaut, ce sera le retour en arrière, dans la ténèbre du monde. L’arbre représente le microcosme forestier. Il réunit les élémentaires connus et pratiqués dans les rites initiatiques pour purifier le profane : la terre où il est enraciné, l’eau qu’il transforme en sève, l’air que capte son feuillage, le feu du soleil… L’arbre remplit ici un rôle purificateur. Il est dès lors compréhensible que grimper dans l’arbre, c’est emprunter une voie initiatique.

     

    La forêt ne tient pas, dans ce registre symbolique, une fonction de repli. C’est un élan, un milieu pour s’accomplir. L’animal et l’arbre jouent les rôles de conducteur et d’initiateur. Ils consacrent des archétypes. Ils fondent des héros destinés à bouleverser leur temps, à remettre en cause les apparences et à rétablir l’ordre du monde. La forêt augure une renaissance, un éternel retour où meurent les hommes, où renaissent les rois et les prêtres. La quête du rameau d'or symbolise ce détachement profane et ce retour au sacré. Cette quête pourrait s’apparenter à la cueillette du gui de chêne rouvre que Pline commente dans son Histoire naturelle, (8). La plante « qui guérit tout » que Virgile a pareillement chantée dans l’Enéide évoque ce double aspect initiatique : vie et mort, plante aérienne dont les graines sont colportées par les oiseaux, et, parasite qui pousse sur l’arbre et s’en nourrit. Le passage de Pline associant le gui au chêne, le chêne au druide, le druide à la nouvelle année, la nouvelle année à la nouvelle lune, le croissant du sixième jour de la lune à la serpe d’or, l’or au fruit… Cette série d’analogies a enflammé l’imagination des auteurs de l’antiquité.

     

    Ces correspondances méritent un commentaire conjuguant l’astronomie, la botanique, la médecine, l’histoire, la religion et la philosophie. Ces quelques lignes dépassent le cliché folklorique et pourraient s’inscrire comme une des clés d’interprétation et de compréhension d’un patrimoine qu’on a bien du mal à appréhender sérieusement. Le gui pourrait-il être l’archétype végétal du sacerdote dans le monde celtique ?

     

    Si l’arbre consacre un archétype, l’inventaire des vergers, bosquets et forêts saurait dévoiler une hiérarchie et un ordonnancement des essences, des plantations et des lieux. Ainsi chez les Latins, les bois sacrés sont préférentiellement situés aux marges du territoire de la tribu ou de la cité. Ces locus consecratus ne sont pas nécessairement de grandes et impénétrables forêts. Il peut s’agir de petits bosquets entretenus qui annoncent le paysage jardiné à l’anglaise. Rien n’interdit de penser que parmi les sanctuaires celtiques n’aient pas également figuré quelques-uns de ces « bois d’amour » et « bois des dames » dont la toponymie a conservé le souvenir.

    Nombreuses et variées, les mentions de l'arbre dans la littérature ne peuvent pas être dénuées de sens dans un contexte traditionnel. Même si certaines références sémantiques apparaissent obscures, la citation d’une essence végétale ne peut pas être éludée comme un détail anodin de la topographie, un élément insignifiant d’un décor ou d’une action. La présence d’un arbre et sa mention confèrent un sens. Elles accréditent une conception dynamique et magique de la nature. Sa notation par un copiste remplit une fonction précise car elle participe d’une culture du détail innombrable. Ces mentions jalonnant l’itinéraire forestier sollicitent l’attention. Leur juxtaposition et leur superposition, la fréquence des occurrences et la comparaison des énumérations autorisent une exégèse. Car les citations récurrentes de certaines essences ponctuent les textes et, au-delà du récit, rythme et organise le discours. Il n’y a rien d'anodin à identifier les arbres dans un conseil de guerre, dans une nuit d’amour, dans une entrée en matière, dans une confidence. Si le nain Frocin confie le secret du roi Marc’h à une aubépine, alors il faut nommer la qualité de l’aubépine pour ce qu’elle est, l’arbre des fées, et en donner le sens. Ce souci du détail permet de trouver la péréquation entre les symboles d’un récit articulé par une pensée sauvage. Chaque arbre est à sa place. Il participe à la consécration des lieux et de l’action qui s’y déroule. Dans une tradition celtique aussi ritualiste que le laissent entrevoir les textes mythologiques, le hasard n’a pas lieu d’être autre chose qu’une volonté.

     

    Instruit que tout détail est la conséquence de cette volonté « divine », il convient de lui octroyer son importance élémentaire dans l’inventaire forestier. Chaque observation fruit d’une intuition ou d’une cognition ordonne une spéculation pour vérifier les correspondances. Par exemple, les classifications des arbres dans l’alphabet oghamique irlandais et dans le calendrier gaulois de Coligny pourraient-elles éclairer l’obscure magie végétale du Kad Goddeu gallois ? S’il existe un tronc commun de la Tradition celtique, n’est-il pas pour autant présomptueux de rechercher une méthode unique pour le décryptage de trois documents dont les origines géographiques, les datations et les fonctions s’avéreraient différentes ? Les concordances entre ces trois parcelles de la tradition n’ont pas encore été établies mais la comparaison des invocations ne manquerait pas d’intérêt. Associer une lettre ou un mois à un arbre n’a rien d’innocent dans une société où le temps et l’écriture relèvent au sacré, où le comput et l’inscription sont par essence religieux. Et les concepteurs du calendrier de Coligny, dont les calculs n’avaient rien à envier au comput latin, n’ont pas dû laisser au hasard le soin de nommer les périodes de l’année et leurs correspondances zodiacales.

    Ces associations dans les datations pourraient être reportées dans les orientations. Le temps et l’espace vont en effet de pair même si le sanctuaire peut être qualifié de non-lieu et de non-temps, et que, par assimilation, la forêt s’affranchirait du temps qui l’englobe et de l’espace qui l’environne.

     

    La géographie et l’histoire servent de références dans une appréhension primaire du lieu. Selon l’état de nos connaissances, la forêt celtique serait davantage cernée dans le temps que dans l’espace. Elle appartient à un passé et ses localisations peuvent ainsi constituer des inventions tardives (Brocéliande). C’est d’ailleurs en modifiant ses souvenirs pour les conformer à un imaginaire supposé que les érudits bretons du dix-neuvième siècle ont repris possession du mythe arthurien et l’ont localisé à Paimpont. La modification des références géographiques et historiques constitue un piège que seule la comparaison des sources peut éviter. La forêt mythique n’a en effet pas vocation à être cadastrée sur une carte à des seules fins touristiques. Son identification à un lieu peut s’avérer aléatoire et illusoire. L’habit ne fait le moine que lors des offices carnavalesques.

     

    L’invention suit une même logique que le changement de destination. Le christianisme a continué et parfois détourné les archétypes forestiers dont il se défiait. Il a à la fois récupéré et rejeté certains mythes et dieux sylvains. Annexant les uns (Cernunnos/Hubert) et diabolisant les autres (chasse Artus).

    La forêt demeure un obstacle à la christianisation et à l’homogénéisation d’un monde trop humain. Sa nature lui confère une abstraction salvatrice et sulfureuse. Les clercs ont ainsi accumulé les références aux arbres et aux cultes sylvestres dans la littérature du moyen-âge mais ils s’en sont paradoxalement éloignés en développant une morale duelle et un folklore déviant. Ils n’ont pas compris ou voulu ne pas interpréter la folie de Merlin. Ils ont relégué le fou dans la compagnie des bêtes sauvages, loin des hommes, loin de l’église. Ce faisant, ils ont (in)consciemment renforcé la nature abstraite des lieux. Ils ont fait de la forêt un envers imaginaire, un lieu d’invention. L’auteur de l’Estoire dou Graal affirme avoir imaginé son histoire dans la forêt… Un retour aux sources camouflé en une invention ! En 1096, sur injonction du roi plantagenêt, Wace y cherche vainement la compagnie des fées « Fol y allais, fol m'en revins/Folie quis pour fol me tins ». La forêt erratique sombre dans l’hérésie et la politique ! Le moyen-âge referme la forêt sur l’ancien temps. Les clercs tendent à marginaliser un espace que l’église ne peut totalement, moralement, récupérer. Ils configurent l’opposition entre les civilisations du dehors et du dedans. La ville des certitudes et la forêt des aventures laissent le champ libre aux marchands et aux poètes. La fin du moyen âge scelle les références d’une nouvelle culture citadine et condamne le sylvain à une errance désuète et imprévisible. La terre est alors plate. Seuls les fous osent imaginer qu’elle fut, est et sera, ronde (la Géographie de Ptolémée ne sera traduite qu’en 1406). La forêt devient une bibliothèque abandonnée des hommes. Faire son éloge serait parler du sens caché et de l’envers du monde. La ville et la forêt ne reflètent-elles pas les consciences des civilisations, l’une croissante, l’autre décroissante, jusqu’à la nouvelle ère ?

     

    Les hommes ne parcourant que les rues des villes ont-ils la perception d’un lieu et d’un temps intérieur ? Leur vision du monde ne se réduirait-elle pas au reflet de leur conscience du monde, un monde qui ne connaîtrait pas sa dimension sauvage ? Au moyen âge, tandis que moines et paysans défrichent la forêt, repoussant encore plus loin les limites des villes, refoulant les bêtes et les idées sauvages dans la pénombre des bois… Les copistes et les enlumineurs donnent à lire et à voir une forêt aux allures de potager géant. Les arbres ressemblent à des choux ou à de gigantesques bourgeons. La forêt se transforme en un jardin de jeu, un verger de la joie… Le moyen âge se complaît dans un rêve allégorique où la forêt se réduit à un lieu clos, le plus souvent un verger où l’arbre n’est plus un axe mais une multitude indéterminée. La nature est recomposée et soumise pour des scènes où l’homme ravit le premier plan. L’intention est manifeste, le peintre et l’écrivain composent un décor où l’arbre est indistinct, informe, abstraction qui n’en conserve pas moins un attrait symbolique. Cet abandon des forêts en tant que centres culturels et spirituels a progressivement détourné l’homme de ses origines. La quête du savoir et l’expérimentation de la vie se sont faites hors des cercles concentriques du bois. L’acquisition et l’accroissement des richesses ont eu lieu hors de la forêt. Mais si la Tradition a encore un sens, alors le temps de la réflexion sonne le retour au bois. Le renoncement au monde moderne s’entend non pas comme une opposition ou une contradiction mais une mise à l’écart. La forêt pourrait être ce lieu au milieu du monde et en dehors du monde pour accéder à l’autre monde. La forêt encyclopédique demeure l’ashram des Celtes : « Quand le maître de maison remarque des rides sur son front et voit ses cheveux devenir grisonnants, lorsque son fils a un fils, il doit se retirer dans la forêt. Il renonce à tout ce qu’il possède et à se nourrir des produits du travail des champs. il laisse sa femme sous la garde de ses fils ou la prend avec lui et part pour la forêt » (9).

     

    Notes

    1) Bernard vita, ep. 106

    2) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 1

    3) Vitruve, les dix livres d’architecture, traduction Claude Perrault, révision M. Nisard, Paris 1857, réédition Errance, 1999

    4) Pline, Histoire naturelle, XVI, 25

    5) William-Butler Yeats, Prose inédite, 4 tomes, pp 113, Centre de Publications de l’Université de Caen, 1989.

    6) Les derniers païens, Les Belles Lettres, 1991

    7) Livre noir de Carmarthen, traduction Pierre-Yves Lambert, cf. Les littératures celtiques, pp 90, Presses Universitaires de France, 1981

    8) Pline, Histoire naturelle, XVI, XCV

    9) Manu, 6. 2.-3.


  • Rivères de Bretagne

     

    Signe de l’importance très ancienne des cours d’eau dans la vie quotidienne : le vocabulaire qui leur est attaché emprunte tout ou presque aux comportements humains : on dit d’une rivière qu’elle chante, qu’elle gronde, qu’elle sort de son lit… Eaux rapides des ruisseaux, eaux lentes des étangs, eaux stagnantes des marais : comment lit-on une rivière ? A travers sa faune et sa flore, assurément, mais aussi à travers les multiples usages que nous en avons fait au cours de l’histoire : moulins, pêcheries, prairies inondables, extraction de tourbe, vannerie… A l’heure où il est dit que l’eau est l’enjeu du troisième millénaire, voici un ouvrage plein d’enseignements

     

    Editions Palantines 2005    ISBN : 2-911434-48-X


    Les couleurs de la rivière

     

     

    Pêcheurs, mariniers, éclusiers, meuniers… Il y a un certain nombre de personnes qui ne peuvent se passer de la rivière pour vivre et travailler. Il y a aussi des dilettantes qui vont et viennent au bord de l’eau sans aucune raison que le plaisir vagabond. C’est mon cas. La rivière a toujours fait partie de mon paysage où que j’aille et quoi que je fasse de mes journées. Je me promène et je me nourris de réflexions au fil du Blavet, du Scorff, de l’Oust, de la Vilaine, de la Loire… Rivières de mon enfance et de mon environnement immédiat. Ce livre rassemble des observations de passant, des impressions et des épisodes éparpillés dans le temps et la Bretagne. Je me suis souvenu en l’écrivant de personnes qui m’ont appris à lire la rivière. C’est à elles que je dois quelques-uns des moments et des idées qui jalonnent ces digressions de la source à l’estuaire, qui ponctuent chacun des états de la rivière : jaillissante à la source, intrépide à ses débuts, apaisée dans les méandres de la vallée, exploratrice des basses terres à la fin de l’hiver et finalement unie à l’immensité pour une danse maritale et maritime.

    Lorsque Jean-Louis Lemoigne m’a montré les images de ses propres déambulations fluviatiles, j’ai compris que la rivière, à laquelle nous nous référons tous les deux, illustrait un monde sauvage. J’ai alors perçu une distinction non plus entre les hommes qui œuvraient avec la rivière et ceux qui en tiraient une jouissance intellectuelle, mais entre les personnes qui ne pouvaient se soustraire de la nature et celles qui le pouvaient. Ainsi donc j’ai trouvé l’explication à l’inexplicable enfermement de la Loire et comblement de l’Erdre à Nantes ou de la Marle à Vannes. Il y a des hommes qui peuvent s’affranchir du cours de l’eau jusqu’à l’effacer de leur paysage.

    J’admets que je me plais à voir l’eau couler sous les ponts, à l’entendre et à la suivre. Je crois davantage à la vertu d’une bergeronnette qu’à un niveau de vie bitumée. Le disant, je justifie mes écarts de pensée et je vais tenter de brosser un tableau de ces rivières sauvages en rappelant des souvenirs personnels, en citant des acteurs et des témoins de ces courants transarmoricains : des hommes bien entendu mais aussi des insectes, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des mammifères, des plantes et des arbres dont le parti pris n’est pas moins fiable que mes dissidences.

    La réalité de la rivière n’est pas due à un regard univoque. Elle est composée de multiples facettes perçues en des milliers de lieux par des milliers d’yeux. Rien n’est moins vrai que la vitesse du courant dans le bouillonnement d’une cascade. Rien n’est moins intangible que la limpidité de l’eau car le monde aquatique fluctue en permanence. Pourtant l’eau peut être cristalline un instant pour se teinter de bleu, de jaune, de rouge, de noir l’instant suivant. Les couleurs de la rivière ne sont néanmoins jamais primaires et jamais homogènes. Avant, pendant, après une pluie, l’eau courante se nuance des couleurs du ciel et de la terre.

    La rivière ensemencée de particules ne ressemble plus à l’onde migratrice qui précède l’orage. Elle n’est plus tout à fait la même. Tandis que je m’abrite sous le chêne courtisan, j’assiste à sa métamorphose. Les gouttes de pluie qui explosent à la surface ne produisent pas le même effet que les eaux pluvieuses qui ruissellent et gonflent son cours. Le voile d’un nuage et l’ombre portée des arbres à la réapparition du soleil forment des contrastes saisissants mais éphémères. 

    Chaque rivière que je fréquente possède sa gamme de coloris. Et chacune s’apprête dans un ton différent pour surprendre mon regard à chacune de mes approches. Le peintre et le pêcheur cernent le mieux ce jeu subtil puisqu’ils visent, tous deux, à en capter les secrets colorés et empoissonnés en déployant les artifices de leurs propres palettes : pinceaux et lignes, tubes et mouches de couleur.

    Définir la rivière, c’est esquisser une esthétique qui ne saurait être que personnelle. Rien ne saurait être moins juste puisque vu à la façon de chacun, dans l’incertitude d’un instant. L’eau boueuse de la Sèvre nantaise en crue ne ressemble aucunement à une autre eau boueuse. Ce n’est pas le même ocre que le pisé argileux de la Vilaine qui dévale à Folleux. À la fonte des neiges de février dernier, les eaux de Corlay reflétaient un éclat gris opaque tandis que je notais, le jour même et à moins de dix kilomètres de distance, un vert blanchâtre dans le cours du Daoulas. 

    L’effet du soleil n’est pas moins troublant qu’une averse de pluie ou de neige. De prime abord, une eau estivale apparaît claire. Le pêcheur et le baigneur en voient si bien le fond que le moindre geste éloigne les truites qui se remisent sous les rochers. Cette eau rafraîchissante étincelle d’or et d’argent et nos yeux pareillement éblouis ne peuvent déceler immédiatement l’enluminure. Pour que la transparence de la rivière devienne évidente, il faut qu’un nuage blanchisse le ciel, alors seulement le cristal de l’eau s’épure de la blondeur solaire.

    Les couleurs d’une rivière dépendent de la lumière du jour : un ciel uniformément gris ou bleu ne rehausse pas les courants et n’éclaire pas les trous d’eau comme un ciel bigarré et traversé de cirrus peut le faire. 

    Avant que le soleil se lève, lorsque la brume flotte sur l’eau, la rivière s’écoule sans reflet et sans éclat, paraphée par l’heure encore bleuie de la nuit. Elle n’est pas encore sortie des limbes mais déjà un concert d’invisibles oiseaux annonce l’incandescence du jour. Les ombres lentement s’effacent dans le décor aquarellé des balsamines et des sureaux, la rivière emmitouflée de verdure attend le jour pour s’habiller des couleurs du temps qu’il fait. Son monde s’accorde avec elle : la grenouille dans les herbes, la libellule dans l’air, le martin-pêcheur sur la branche, le saumon dans les rapides, le brochet embusqué dans les roseaux. Et l’homme sur son chemin, pointant le bout de ses souliers ou levant les yeux au ciel, cherchant ce qu’il ne trouve pas en ville, trouvant ce qu’il ne cherchait pas : son ego dans le courant de la vie.


    Articles de presse

    « Un ouvrage magnifique »… c’est la première expression qui vient à l’esprit de celui qui découvre les quelques 200 pages remarquablement illustrées du livre Rivières de Bretagne dû à la coopération du journaliste Bernard Rio et du photographe Jean-Louis Lemoigne.

    De la Vilaine à l’Aulne, de l’Elorn au Trieux, des rivières impétueuses d »valant des monts d’Arrée aux cours d’eau canalisés par l’homme, c’est toute la richesse et la diversité du réseau hydrographique breton qui se révèle au fil  des pages. L’auteur se fait tantôt géographe, tantôt historien mais il se fait aussi naturaliste et poète… Le promeneur y retrouvera les mystères, le charme et la beauté des chemins qui dissimulent dans l’écrin des vallées ; le botaniste, l’entomologiste, l’ornithologue qui sommeillent au fond de chaque amoureux de la nature sera comblé.

    Fleurs qui s’épanouissent dans le secret des zones humides, insectes dont les ballets intriguent, oiseaux quelquefois à peine entrevus… C’est toute la magie de ce paradis à notre porte qui vient à nous, tant pour la qualité du texte que pour la beauté des images. Le pêcheur bien sûr n’a pas été oublié : l’anguille, la truite et le saumon y sont aussi révélés de manière somptueuse ».

    Jean-Claude Pierre - Rivières de Bretagne - janvier 2006


    « Le livre que Bernard Rio vient de publier magnifiquement illustré par les photos en couleur de Jean-Louis Lemoigne, révèle non seulement un contemplatif mais un observateur curieux et attentif. »La rivière a toujours fait partie de mon paysage, où que j’aille et quoi que je fasse » écrit-il dans l’introduction. Pas étonnant dans ces conditions, qu’il commence son livre par un éloge de la pluie, sans laquelle cours d’eau et rêverie disparaîtraient !

    Autant dire qu’en Bretagne, Bernard Rio est dans son élément. Notre région compte, en effet, rappelle-t-il plus de 500 rivières. Un réseau d’une rare densité, qui s’éten, au total, sur 15 000 km et que la carte publiée au début de l’ouvrage rend tout à fait impressionnant. 

    On l’aura compris : « Rivières de Bretagne » n’eest en rien un livcre scientifique ou technique. L’auteur vagabonde au gré de ses pensées, de ses souvenirs, des légendes attachées à telle ou telle rivière. Il nous livre , ici et là, des anecdotes, des témoignages émanant souvent de pêcheurs, évidemment, ainsi que des réflexions personnelles.

    Mais son observation ne se limite pas seulement à l’eau. Tout ce qui se rattache à la rivière mobilise son regard, à commencer par les animaux, qu’il s’agisse des truites, des anguilles, des saumons ou des brochets, mais aussi les loutres, les castors, les bécassines ou les bergeronnettes. Les végétaux aussi piquent sa curiosité et son attention : les saules, les chênes, les hêtres, les salicornes.

    Bref, cette promenade au fil de l’eau constitue une belle leçon de choses, en même temps qu’un agréable moment de paix » ;

    Yves Loisel - Le Télégramme - 6 novembre 2005


    « Ce n’est pas une encyclopédie mais des impressions que publient les éditions Palantines avec ce magnifique ouvrage Rivières de Bretagne. C’est un cours d’eau de 176 pages, illustré de plus de 200 photographies en couleurs, né de la rencontre entre deux passionnés, professionnels chacun dans leur domaine. Jean-Louis Lemoigne est photographe naturaliste à Quimper. Bernard Rio, journaliste et écrivain, s’intéresse à la nature et au patrimoine, plus particulièrement aux relations que l’homme entretient avec son environnement.

    L’auteur se défend d’avoir voulu faire une encyclopédie, proposant plus exactement des observations de passant, des impressions et des épisodes éparpillés dans le temps et la Bretagne. Le lecteur est ainsi promené au fil de l’eau rapide qui termine sa course dans les bassins, des eaux lentes qui vont à la mer en passant par les zones humides et les marais. Autant de chapitres fort bien illustrés dans cet ouvrage très agréable à feuilleter ».

    Eric Lemarchand - Ouest-France - 28 octobre 2005



  • La Bretagne des chemins creux


    Le chemin de terre est, en Bretagne, la relique d’un paysage au temps paysan. Ces chemins d’un autre âge mériteraient d’être inscrits à l’inventaire des Monuments historiques tant ils illustrent une civilisation balisée de calvaires et de fontaines, de fours et de moulins. Le chemin creux s’est enfoncé dans la terre au fil des siècles. Il s’est étayé de talus maçonnés, s’est coiffé de houx, chênes et châtaigniers. Séculaire, il tomberait en déshérence s’il n’était plus arpenté. En effet, tout chemin est vite oublié s’il cesse d’être parcouru. Au mieux, les ronces barrent le passage tandis que les fougères et les genêts le colonisent. Au, pire, la pelleteuse l’arase pour élargir un champ ou une route. Jadis, la fermeture d’un chemin précédait la mort du village auquel il menait.

    Aujourd’hui, son ouverture, voire sa réouverture, aux marcheurs annonce un regain. Le chemin creux fut d’abord de labeur, mais il fut aussi chemin de pèlerinage, de noces, de contrebande et d’insurrections. Le suivre revient à faire l’école buissonnière, à apprendre l’histoire et la géographie du pays où il sinue. Un vieux chemin creux n’est pas un raccourci mais une liaison vagabonde. Il dédaigne la perpendiculaire et réfrène le pas rapide du voyageur pressé en multipliant les détours et les circonvolutions. En Bretagne, les chemins aventureux n’ont-ils pas précédé les chansons de la geste arthurienne ?

    Editions Sud Ouest 2005   ISBN : 2-87901-633-9


    La Bretagne des chemins creux 

     

     

    Un jour de juin, au détour d’un chemin pentu à Langolen, dans un rai de lumière abrupte, une vipère péliade attendait un campagnol à déjeuner. Un autre jour printanier, marchant vers le Bois-Jahan, à Barbechat c’est une salamandre qui s’apprêtait à surmonter un talus. Chemin faisant la liste des rencontres impromptues est longue, du capucin fébrile au lucane cerf-volant, il y a foule à fréquenter les anciennes voies. J'y bonjoure toujours à l’improviste car aucun rendez-vous n’a raison de mon allure aléatoire. Je ne présume ni de l’importance ni de la nécessité d’un chemin car je ne sais à l’avance ce qu’il me réserve. D’autre part je n’aime ni la moyenne horaire ni la performance kilométrique et il m’arrive souvent de traîner et de me détourner d’une ligne trop droite. La sinuosité pourrait être ma règle de passant dans les creux du paysage. Une règle coutumière dans les chemins d’aventure et d’exception sur les voies ordinaires.

    Le chemin ordinaire ne voit pas où il va quand bien même il annonce ses destinations sur des panneaux à géométrie invariable. C’est le chemin qui aboutit à sa fin, à un nul part institutionnel où il faudrait débarquer puisqu’enfin arrivé. Son objet est de ramener le vagabond dans le monde auquel il aurait tenté de se soustraire. C’est le chemin qui tire un trait de A à Z, linéaire et normalisé, gravillonné et enrobé, le chemin d’exploitation de ceux qui prétendent savoir où ils vont.

    Le chemin aventureux sait où il mène même quand aucune borne ne balise ses carrefours. C’est le chemin qui vire sans cesse, croise et décroise les filets d’eau, s’ébouriffe de scolopendres, se luxure de digitales. C’est le chemin qui va au-delà des apparences et des stationnements finaux. Son objet est la contrebande des âmes. L’emprunter c’est méconnaître son point d’arrivée car chaque pas dévide la quenouille de la vie et chaque instant s’atourne d’une approximative immortalité.

    Il existe ainsi deux sortes de chemin pour marcher. Le chemin ordinaire pour filer droit par temps d’azur et le chemin d’aventure pour se défiler aux quatre saisons, se tordre l’esprit autant que les chevilles, patauger après le passage d’accortes bouseuses, se priver de soleil et oublier le vent pour enfin bailler son droit de passage en jurant que ce n’est plus possible de se fier à une carte innommable.

    Il y a deux chemins celui qui va et celui qui ne va pas, celui qui s’ennuie et celui qui s’enfuit. Pour se perdre en chemin, il ne faut pas faire semblant de marcher. C’est une question d’habitude. Par habitude, j’entends un hasard mâtiné d’instinct un jour où cela se peut que j’aille là où je ne m’y attendais pas et que je me pose ici bas où le bon dieu a permis que j’arrive. C’est simple comme bonjour et mauvais jour, il y a deux sortes de pays, deux sortes de chemins, deux sortes de marches, deux sortes de saisons, deux sortes de sorties mais mille ou une seule chance de se découvrir un instant à mi-voie.

    Pour suivre un chemin d’aventure, je mets un pied devant l’autre et je me laisse le temps de faire mon chemin. Dans notre civilisation de l’autoroute et de la climatisation, j’ai dû apprendre à marcher pour m’en aller dans le monde grouillant et fourmillant. J’ai dû apprivoiser mon pas de marcheur afin d’entendre le pouls du monde où je cheminais.

    La marche peut-elle s’apparenter à une écriture ? Le chemin suivrait-il, serait-il une ligne ? Tandis que j’écris ces mots, mon esprit vagabonde déjà dehors et lorsque je marche ma pensée trotte à vive allure. Toute chose imprévisible que j’entrevois et que je surprends amène une idée et un plaisir tout aussi fugitifs.

    Après que le soleil ait pulvérisé la rosée du matin, après avoir abandonné l’idée que je me faisais de l’itinéraire, il advient qu’une vipère péliade, qu’une salamandre, qu’un lièvre, qu’un lucane, qu’un geai, qu’un écureuil me tirent leur révérence pas plus étonnés que cela de m’apercevoir l’œil rond et la bouche bée au détour du talus moussu. C’est signe que j’ai trouvé ma voie, que je suis au milieu. D’ordinaire les créatures sauvages fuient l’homme. Ce serait donc que je me serais ensauvagé en si bon chemin !

    Libre de passage et perdu pour l’autoroute ! C’est alors que le chemin devient mon livre pratique, ma bibliothèque, mon université. C’est alors que je fête les anniversaires à répétition : le fusain en janvier, l’hépatique en février, le pissenlit en mars, l’ortie blanche en avril, l’iris jaune en mai, la fléole des prés en juin, l’armoise en juillet, la myrtille en août, la vipérine en septembre, la châtaigne en octobre, l’ellébore en novembre, le houx en décembre…

    Les occasions de faire rouler les cailloux entre deux talus ne manquent jamais et la demoiselle quiètement posée sur la queue d’une fougère aigle ne me démentira pas. Le spectacle est immanent au cheminement. Jamais le même, toujours couru. Hier soir, un pigeon a croisé un renard. Il ne reste que les plumes du ramier pour imaginer le dialogue animal au coin du bois. Une bande d’amanites tue-mouche encercle un bouleau, hommage lige des féodaux écarlates au blanc seigneur…

    Il y a ce que je vois, ce que j’entends… Il y a ces odeurs et ces couleurs… Il y a dans les chemins d’aventure le présent tissant, ruisselant, bondissant, chantant, crissant, exaltant et parfois une page qui se tourne, un temps qui reflue, une image qui remonte à la surface, un réveil mystérieux, un frisson dans le dos, une bouffée de papier chiffon, un éclis de lumière qu’un invisible bûcheron a projeté en abattant l’arbre de votre raison déjà vacillante. Une conjonction hasardeuse d’instants et d’éléments exhume une cohorte des mailles de l’histoire. Le marcheur se trouve là et c’est à cause de ses pensées incontrôlables que le spectacle recommence.

    Quel besoin avons-nous de penser en marchant ? Une idée qui vire dans la tête et clip clap action. Cinquante ans, cinq cents ans plus tard, voilà le temps qui décoiffe les errants. Vous êtes là et vous voyez, vous entendez, vous sentez ce que vous n’imagiez plus. Dans cette saignée de terre engoncée dans les chênes et les houx, à Kermané au-dessus de Loc’h d’Auray, j’ouvre les yeux et les oreilles. Les gars de Joseph Cadoudal, d’Yves Le Thiais, de Jean Rohu montent à Lann-er-Rheu. Nous sommes au matin du 21 juin 1815 et les soldats de Napoléon vont connaître leur Waterloo breton. Dans le chemin d’aventure, je suis les traces des chouans et des faulx-saulniers, des pèlerins montois et des jacquets, des noces et des enterrements, des prêtres et des hérétiques, des écoliers et des renards. Tous sont un jour passés par là ! Honoré de Balzac a mis ses pas dans ceux de François-René de Chateaubriand sur les chemins de Marigny, le savait-il… L’a-t-il croisé en rêve sur le chemin de La Gélinais ?

    Inutile d’aller en si bon chemin et de songer à y revenir en se disant que c’est le jour J. Il n’y a pas plus de J que de K. Ce qui est vu aujourd’hui tient du miracle. Et l’éphémère traverse le sentier comme un pic-vert à tire d’aile. Il n’y a pas de bis repetita. Je passe mon chemin et vous laisse le vôtre. Il est l’outil du rêve, la pensée gyrovague.

    La vérité du chemin s’épanouit dans le souvenir. Elle ne se fait valoir qu’au recommencement d’une marche sur un autre chemin perdu, un autre jour inattendu. 

    Il y a deux sortes de chemin mais si d’aventure je ne suis pas d’humeur, je tourne en rond en me disant que ce n’est peut-être pas le jour de pérégriner. Je crains de revenir à mon point de départ sans exclamation, sans interrogation, les souliers à peine poussiéreux, l’esprit raide comme un i, insensible au chant d’un je ne sais quoi d’emplumé, jusqu’à ce que l’égosillement de l’accenteur mouchet atténue la déception. Ce matin-là, je ne vaux pas la peine du vieux chemin, lequel a plus d’honneur que le marcheur dépassé par l’espoir de ce qui ne pouvait être ni perçu ni entraperçu. Il y a deux sortes de chemin, un ordinaire pour se déplacer, un d’aventure pour je ne sais toujours pas quoi ni où et comment ! Les questions gravitent entre deux talus et il me faut aller pour dénicher l’unique réponse à mon brouhaha.



    articles de presse

    « Mélodie des refrains oubliés. Nostalgie des chemins délaissés… Cette vieille rengaine pourrait accompagner les pages de cet album en couleurs. L’auteur, appareil photographique à la main, est allé à la recherche des chemins creux en Bretagne. Et il a fait bonne pêche.

    Abolis par le goudron et l’automobile, les chemins de terre, dans la campagne, se sont peu à peu enfoncés un peu plus dans le sol, la végétation sauvage les a effacés. Mais ils sont toujours là. Il suffit de chercher. Le renouveau de la marche à pied leur apporte une réhabilitation. Inattendue. Méritée.

    Pendant des siècles, juste assez larges pour laisser passer une charrette, ils ont reliés les fermes et les hameaux, réseau parallèle, et souvent secret, aux voies officielles. Il suffit de les retrouver pour dégager le passé de toute la province, à peine masqué par les débordements  du béton. Et comprendre que le temps n’existait pas, n’était pas mesuré par les chronomètres, mais rythmé par les hommes au pas. « Il faut laisser du temps au temps », disait Mazarin.

    Pendant que les tracteurs et les camions couraient sur les grands axes, en un demi-siècle les nimaux sauvages ont fait de tous les chemins délaissés leur abri et leur domaine. Ces marcheurs aventureux qui partent à la découverte de ce silence peuplé, de ce calme protégé contre les décibels, vont devoir mettre la main à la pâte : qui dit piéton dans la campagne, dit défricheur, aujourd’hui. Les arbres  et les landes, les ronces et les fondrières les attendent. Cela peut être une partie de plaisir élémentaire, enrichie par des trouvailles : on datera les reliques en siècles ou en millénaires, beau vertige romantique. »

    Eric Ollivier - Le Figaro - 24 novembre 2005


    « La randonnée est à la mode et Bernard Rio le sait bien, qui a écrit de nombreux ouvrages pour cheminer en Bretagne et ailleurs. Mais ses propres chemins ne sont pas les plus parcourus. Il aime les chemins creux, ceux sans lesquels la Bretagne ne serait pas la Bretagne ! Avant d’autres, il les a patiemment redécouverts. Le chemin creux fut d’abord de labeur mais il fut aussi chemin de pèlerinage, de noces, de contrebande et d’insurrections. Le suivre revient à faire l’école buissonnière, à apprendre l’histoire et la géographie du pays où il sinue. Un chemin creux n’est pas un raccourci mais une liaison vagabonde. Convoquant légendes ou écrivains, faune ou histoire, Bernard Rio se plait  dans cette lente découverte du terroir et du souvenir. Il y trouve la réponse à son « brouhaha » intérieur, la direction à suivre. « Il existe ainsi deux sortes  de chemins pour marcher. La ligne pour filer droit par temps d’azur et le chemin d’aventure pour se défiler aux quatre saisons, se tordre l’esprit autant que les chevilles, patauger après le passage  d’accortes bouseuses, se priver de soleil et oublier le vent  pour enfin bailler son droit de passage en jurant que ce n’est plus possible de se fier à une carte innommable ». Un vrai bonheur de cheminer ainsi. S’il en était besoin, les photographies de l’auteur finissent de convaincre le lecteur de mettre ses pas dans les siens, tout au long de ces vingt-huit escapades aux quatre coins de la Bretagne, de la circumambulation de Samson à Landunvez vers le chemin de l’autre à Saint-Aubin-du-Cormier. De la terre à la mer à Plougrescant jusqu’à la feuille de route à Boussay ».

    Jean-Yves Paumier - Le Nouvel Ouest - Octobre 2005


    « Qui pourrait croire que l’aventure nous attend au détour d’une futaie, le long d’un sentier douanier ou au sortir d’un chemin creux ? Les vingt-huit parcours que Bernard Rio a pratiqués sont de réelles invitations au voyage en Bretagne. A sa suite le lecteur s’y engage et se voit conter l’histoire du lieu, ici la fuite des chouans, là la promenade de Paul Gauguin. L’auteur-photographe tire sa révérence au « peuple de l’herbe’ et salue les habitants des lieux, agriculteur, apiculteur, conteur… Cheminde halage, ancienne voie romaine, sentier côtier, parcours de légendes, route des calvaires… les balades que ce soit à Guérande, Saint-Jean-la-Poterie, sSint-Aubin-du-Cormier ou encore Landunvez donnent aussi matière à des réflexions environnementales, des visites archéologiques, des marches religieuses. A ce guide de promenade poétique est adjointe une carte de Bretagne mentionnant chaque chemin ainsi que les références cartographiques – de quoi battre la campagne très facilement ».

    Gaëlle Poyade  - ArMen - mars 2006


  • Bibliographie

    Bernard Rio est spécialiste du patrimoine de Bretagne.  Auteur d’une trentaine d’ouvrages, et de nombreuses études, il collabore régulièrement avec la presse spécialisée dans les domaines de la nature, des traditions et de l’art de vivre.

     

    Patrimoine 

    Bretagne secrète de A à Z, éditions Le Rocher 2011

    Le Golfe du Morbihan, couleurs locales Rando éditions  2011

    Mystères de Bretagne, éditions Le Télégramme, mars 2009

    Fontaines de Bretagne, éditions Yoran Embanner, décembre 2008

    Avallon et l’Autre Monde, géographie sacrée dans le monde celtique, éditions Yoran Embanner, 2008

    La Chasse en Bretagne, éditions Palantines, 2008

    Pardons de Bretagne, éditions Le Télégramme, 2007

    La Bretagne des chemins creux, Sud-Ouest, 2005

    Rivières de Bretagne, Palantines, 2005

    Veilleurs de mémoire, éditions Siloë, juin 2004

    L’arbre philosophal, L’Age d’Homme, 2001

    Toutes les chasses du pigeon ramier, éditions Gisserot, 2000

    Toutes les chasses du faisan, éditions Gisserot, 2001

    Le Bestiaire celtique, éditions Gisserot, 1999

     

    Randonnées 

    De la Loire à la Gironde, Dakota éditions, mai 2012

    Balades nature, la biodiversité du Mont saint Michel à l’Adour, Randoéditions  2011

    Les sentiers d’Emilie en Bretagne, Rando éditions, 2009

    Le Morbihan à vélo, éditions Sud-Ouest, 2009

    Sur les chemins de légendes, Bretagne Sud, éditions Glénat, 2008

    La Loire-Atlantique à vélo, éditions Sud-Ouest, 2008

    Rando-étapes en Bretagne, Rando éditions, 2007

    Randonnées sur les chemins des Pardons en Bretagne, Rando éditions, 2007

    Chemins de légendes,Bretagne Nord, éditions Glenat, février 2007

    Les sentiers d’Emilie dans le Morbihan, Rando éditions, 2005

    Les sentiers d’Emilie en Loire-Atlantique, Rando éditions, 2005

    Les sentiers d’Emilie en Ille-et-Vilaine, Rando éditions, 2005

    Sentiers douaniers de Bretagne, éditions Glenat, 2005

     

    Art de vivre

    L’eau et la vie, éditions du Dauphin, 2006

    Le saumon, pêche, élevage et gastronomie, éditions du Pécari Atlantica, 2005

    Le miel et l’abeille, éditions du Dauphin, mai 2004

    Petit traité savant du cidre, éditions Equinoxe, mai 2004

    Le cidre, histoire d’une boisson venue du fond des âges, Coop Breizh, 2003

    Le Cidre, éditions Hatier, 1997

    Terroirs de Bretagne, éditions Ouest-France 1996

     

    Tourisme

    La Ria d’Etel, éditions LeTélégramme, mai 2010

    Le château de Craon, éditions Sud-Ouest, mai 2007

    Le golfe du Morbihan, éditions Gisserot, 1999

    L’île de Groix, éditions Gisserot, 1999

    Vannes et le golfe du Morbihan, éditions Gisserot 1994