Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Bernard Rio - Page 12

  • Actualités 2016

    Conférences Rencontres Entretiens Signatures

    Dimanche 10 janvier : Histoire et renaissance du tro Breiz, pélerinage millénaire sur les traces des sept saints fondateurs de Bretagne, 14 h 30, Université du Temps Libre du pays de Rennes , hôtel Anne de Bretagne, 12 rue de Tronjolly à Rennes (35)

    La Bretagne est le pays des pardons. Depuis des temps immémoriaux, chaque année, les hommes se rassemblent autour des milliers de chapelles qui maillent le paysage. Ils y célèbrent des saints légendaires dotés de pouvoirs mystérieux. Le pardon breton est une manifestation cultuelle unique en Europe qui mélange la fête religieuse et la foire profane. La Bretagne célèbre aussi ses saints fondateurs lors qu’un pélerinage annuel : le Tro Breiz, littéralement le “tour de Bretagne”.  Le pélerinage aux sept saints de Bretagne, communément appelé le Tro Breiz, remonte au moyen âge. Il relie les sept villes épiscopales de la Bretagne médiévale où sont honorés les saints fondateurs : Paul-Aurélien à Saint-Pol-de-Léon, Tugdual à Tréguier, Brieux à Saint-Brieuc, Malo à Saint-Malo, Samson à Dol-de-Bretagne, Patern à Vannes, Corentin à Quimper. Depuis 1994, l’Association des Chemins du Tro Breiz organise chaque été une marche annuelle suivie par plusieurs milliers de personnes. En 2015, 1500 Trobreiziens ont relié Vannes à Quimper. En 2016, les pèlerins marcheront entre Quimper et saint-Pol de Léon. Depuis 2014, l’association des chemins du Tro Breiz a élargi le pèlerinage aux marcheurs individuels en balisant un itinéraire permanent et en éditant un guide pratique de randonnée permettant à chacun de “faire son Tro Breiz” seul, avec des amis ou en famille, tout au long de l’année.

     

  • Alain Daniélou et la divine fantaisie

    Les éditions l'Age d'Homme ont réédité les mémoires d'Alain Daniélou "Le chemin du labyrinthe" en octobre 2015.

    Alain Daniélou et la divine fantaisie

    Bernard Rio

    9 juillet 1937 : « Les pèlerinages aux Indes ressemblent aux « pardons » bretons. Sous les mêmes petites tentes de toile on vend des sucreries et de menus objets : des bracelets d’argent, des poteries, mais surtout des pointes de flèches. Cela fait une curieuse impression d’être devant le simple étalage de ces objets ethnographiques, de se trouver dans un vrai village préhistorique et de sentir le peu de différence qui existe entre nous et nos lointains ancêtres, de les trouver aimables, élégants et en somme fort civilisés » (1).

    Cette référence à la Bretagne est une des mentions d’Alain Daniélou à son pays natal. Cette note de voyage est révélatrice d’une appartenance ou plutôt d’une influence originelle, sorte d’atavisme commun aux poètes et voyageurs. Dans une thèse consacrée aux quatre écrivains voyageurs que furent Victor Segalen, Michel Leiris, Nicolas Bouvier et Alain Daniélou, l’universitaire Anne Prunet souligne l’importance de «la question de l’origine» chez ces auteurs partis à la recherche et ayant trouvé «l’essence de l’existence» à l’autre bout du monde. «Cette recherche du plus ancien tend à inverser l’axe du voyage : de spatial, il devient temporel.» souligne Anne Prunet dans sa thèse de littérature soutenue en 2007 à Paris 8 Vincennes Saint-Denis (2).

    Aujourd’hui la place du rêve et de la découverte est réduite à la portion congrue dans le « planning » des voyageurs qui partent bardés de cartes et de technologie pour ne pas perdre de temps et surtout pour ne pas se perdre. Le voyage ne peut être une aventure si l’homme ne s’affranchit pas des peurs multiples contre lesquelles il s’assure et se vaccine, inexorablement assujetti aux contraintes matérielles d’une vie balisée, aseptisée et confortable. Depuis 1937, les conditions d’un voyage en Inde ont changé, mais les enjeux restent les mêmes. Apprendre la liberté, n’est-ce pas d’abord sortir du droit chemin, bousculer les règles établies, quitter la case où les autres vous contraignent et vous conditionnent ? Sans demander la permission paternelle et la bénédiction maternelle, Alain Daniélou (1907-1994) a quitté le vieux continent européen, entre les deux grandes guerres civiles européennes, pour expérimenter sa vie, comprendre le monde hors des frontières et au-delà des idées reçues. La nature curieuse et insoumise d’Alain Daniélou était en effet incompatible avec la société à laquelle il était censé appartenir. Son arrière-grand-père, Jean-Pierre Daniélou (1798-1864), notaire à Locronan fut maire républicain de Douarnenez, en 1848, charge qu’occupa ensuite de 1884 à 1888 son grand-père, le radical Eugène Daniélou (1834-1897). Son père Charles Daniélou (1878-1953) fut quant à lui maire de Locronan, député du Finistère de 1910 à 1914 puis de 1919 à 1936, et plusieurs fois ministre du cartel des gauches, dans les cabinets Camille Chautemps (1 930), Théodore Steeg (1930-1931), Édouard Daladier (1932-1933). Si la lignée paternelle était laïque et républicaine, il en était autrement de la branche maternelle. Sa mère, Madeleine Daniélou (1880-1956) était issue d’une vieille famille catholique britto-normande, les Clamorgan d’une part et les Cuzon du Rest d’autre part. Elle fonda en 1911 une congrégation apostolique de femmes consacrées, la « communauté Saint-François-Xavier », puis en 1913 le « collège Sainte-Marie de Neuilly », premier lycée de France où les jeunes filles pouvaient passer un baccalauréat classique. Avec sa mère Madeleine dont le nom a été donné à une place de Neuilly inaugurée le 8 juillet 2010, et qui l’avait banni de la maison familiale en raison de ses « mauvaises » fréquentations, Alain Daniélou a pris ses distances dès l’adolescence. « Elle poussait jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à l’inhumanité, la logique de sa foi, souvent contre sa propre nature. Elle fut certainement une sainte femme. Ce qu’elle fut pour moi est autre chose. Elle appartenait à un monde de croyances et d’idées qui n’était pas celui auquel j’étais destiné. En ce sens, elle me rendit certainement un grand service en me libérant du monde où j’étais né » (3).

    Il n’y avait pas de place dans le cœur de cette dame pieuse pour ce fils artiste et homosexuel. Alain Daniélou a compris que Dieu avait l’exclusivité de l’amour maternel. Son père semblait certes plus indulgent, mais la vie politique ne lui laissait guère de temps pour nouer des liens avec ses enfants. « Il ne reprocha jamais ni mes goûts ni mes ambitions et chercha même parfois à m’aider en secret. J’eus finalement l’impression qu’au fond il me comprenait mais je n’eus avec lui que des relations incertaines et indirectes » (4). Un père politique, qui titillait aussi la muse à ses heures perdues, une mère cléricale qui consacra sa vie à l’enseignement et écrivit des ouvrages d’éducation chrétienne… Alain Daniélou fut également, mais à sa manière, c’est-à-dire non conformiste, un homme de lettres. Dès son enfance, il perçoit la rigidité sociale et morale de la bourgeoisie… Jean son frère aîné deviendra cardinal, lui sera artiste. Il lui appartient de chercher la clef du monde hors du cercle familial… « Tu reconnaîtras la vérité de ton chemin à ce qu’il te rend heureux ». Cette citation d’Aristote placée en exergue de son autobiographie, « le chemin du labyrinthe », correspond à la pensée et à la voie empruntée toute sa vie et avec constance par Alain Daniélou. « Je n’ai jamais cherché à devenir quelque chose et quelqu’un. Je me suis donné totalement aux présents les plus divers, aux activités les plus hétéroclites. Pourtant, il me semble aujourd’hui que le destin m’attendait à chaque tournant, qu’il s’est servi de moi et m’a mené à jouer un certain rôle sans que j’aie jamais ni voulu ni choisi. La diversité même de mes intérêts, l’absence complète d’ambition et d’attaches, de recherche d’une carrière, d’une place conventionnelle dans la société étaient les conditions mêmes qui devaient me permettre d’être une sorte de lien entre deux civilisations. Ma nature me rendait apte à ce rôle ; était-ce un hasard ou bien la prévoyance des dieux qui font de nous ce qui leur plaît. La liberté pour chacun d’être ce qu’il est, le droit de vivre et de penser à l’encontre des conventions, est, selon les hindous, à la base de tout progrès humain individuel ou collectif » (5). C’est en effet un chemin peu ordinaire que ce jeune homme de « bonne famille » a suivi, de Neuilly jusqu’à Locronan, et de Kaboul à Bénarès. Dans le Paris de la fin des années vingt, ses affinités électives ont pour nom Max Jacob, Maurice Sachs, André Gide, Marc Allegret, Jean Marais, Reynaldo Hahn, Henry Sauguet, Nicolas Nabokov, Francis Poulenc, Georges-Henry Rivière, Pierre Gaxotte, Jean Renoir, etc. Alain Daniélou pratique alors la danse, « une façon de vivre la musique ». Il suit les cours de Légat, le maître de Nijinsky, et devient le partenaire de la ballerine Floria Capsali sur la scène du Palais d’été de Bruxelles… La vie parisienne est une fortune et une Bohême où le plaisir est le maître mot. Les rencontres d’Alain Daniélou sont éclectiques et nombre de ses amis deviendront ensuite des célébrités. L’autobiographie d’Alain Daniélou regorge d’ailleurs d’anecdotes sur ces années folles, ainsi à propos de Max Jacob : « Tout ce monde travaillait beaucoup mais sans se prendre au sérieux. On s’amusait, on recherchait le saugrenu, on était libre des conventions. Je me sentais tout à coup à l’aise dans un milieu où personne ne me semblait hostile. Max Jacob était un homme délicieux, d’une incohérence désarmante, tout était pour lui une sorte de jeu ; la religion, la passion, la poésie, la vie, la peinture. Max, qui s’était converti au catholicisme, comme Maurice Sachs, une mode lancée par Mauriac, était très pieux le matin. Il se lamentait d’être un pauvre pècheur et allait très tôt se confesser à l’église, puis, au cours du jour, il se laissait influencer par le démon. Il s’envoyait lui-même des télégrammes et recevait le télégraphiste dans sa baignoire pour tenter de le séduire. Il prétendait être amoureux d’un cul-de-jatte. Il me donna quelques dessins et même, bien qu’il fût pauvre et avare, me prêta dans les moments de crise quelques deniers, sans espoir de retour. Je le voyais souvent et lui fis aussi parfois des visites, en été, sur la plage de Tréboul près de Douarnenez. » (6) Mais, les voyages en Orient mettent un terme à sa carrière de danseur et l’éloignent de ses amitiés parisiennes dont il conservera toutefois le fil et qu’il retrouvera trente ans plus tard à son retour en Occident.

    Avant l’Inde, c’est l’Afghanistan en avril 1932 qui est la destination d’Alain Daniélou et de son ami Raymond Burnier. Un choix dû à une invitation, celle de son ami Zaher, le fils de l’ambassadeur d’Afghanistan à Paris Nadir Shah, avec lequel il partageait ses vacances à Locronan ! Ce premier voyage qui s’aventura au Kafiristan, le « pays des infidèles » converti de force à l’Islam vingt ans plus tôt, en 1912, et qui fut l’objet d’une exposition photographique organisée par Henry-Georges Rivière au Musée de l’Homme à Paris, fut surtout une rupture avec l’Europe… Il annonçait la découverte de l’Inde en 1933, autre voyage préliminaire avant le grand départ. Et l’issue de cette circumambulation autour du monde préfigurait une autre vie. À Paris, l’artifice lui saute aux yeux. : « Au fond, pour les étrangers que nous sommes devenus, cette vie occidentale semble hostile et superficielle ; et quand le soleil se lève embrumé sur la verte forêt des avenues désertes, nous sentons un obscur désir de choses lointaines. Quand repartons-nous ? » (7).

    L’Afrique, l’Amérique, l’Asie… À chaque escale, Alain Daniélou ne se comporte pas comme un touriste. Le voyageur devient témoin et s’insurge. « La grande affaire sera, tout au long de ce voyage, la défense des cultures traditionnelles contre le colonialisme ravageur dont cette époque est marquée », explique Jacques Cloarec, qui fut secrétaire d’Alain Daniélou de 1964 à sa mort, et qui dirige actuellement sa fondation basée en Suisse. Parce qu’en 1927 Aristide Briand était Ministre des Affaires étrangères, parce que Charles Daniélou était son ami et adjoint, parce que l’ambassadeur Nadir préparait son coup d’état pour devenir roi d’Afghanistan et qu’il demanda au directeur de cabinet de prendre en charge son fils pendant l’été… à Locronan ! Voilà donc, cinq ans plus tard, Alain Daniélou débarquant en Orient ! Il n’y a pas d’imprévu, il n’y a pas de hasard ! Les dieux si chers à Alain Daniélou avaient organisé la rencontre avec Zaher, lui offrant ensuite la possibilité de partir et de réaliser un autre destin que celui imaginé par Madeleine Daniélou. « Le temps n’est qu’une illusion, une apparente succession de moments au cours d’un voyage que font les êtres dans l’éternel présent, à certains instants passés ou futurs ; puis nous nous en éloignons à nouveau. Notre destin est-il prévu, est-il prévisible ? Nous le sentons vaguement et pourtant si nous renversons la marche du temps, si nous suivons notre évolution de la vieillesse jusqu’à l’enfance, bien des choses s’éclairent, s’expliquent, deviennent logiques, se coordonnent. Le hasard, l’imprévu s’effacent. L’enfance est le résultat de l’âge mûr, l’aboutissement du futur. Ce n’est pas une prédestination, c’est simplement la réalisation d’une réalité fondamentale de la nature du monde. Le temps n’est qu’une illusion. Tous les moments de la vie coexistent dans le substrat divin et merveilleux de l’éternité » (8). Cette conception de la vie formulée par Alain Daniélou en 1981 donne du sens à cet enchaînement de rencontres et de faits qui maillent la destinée. Les vacances bretonnes de Zaher ouvraient la porte des Indes à Alain Daniélou. Et quelle porte ! Celle du temple de Shiva, de la musique sacrée, de la spiritualité… Invité à l’émission télévisée « Apostrophes » par Bernard Pivot le 9 octobre 1981, il expliqua a posteriori que sa rencontre avec l’Inde ne fut nullement préméditée, ce qu’il confirma dans un entretien au Figaro (9) « Bénarès, la cité des sages nus : les écrivains et leur pays d’élection », 10 juillet 1987 : « Je ne m’étais jamais intéressé à l’Inde ni à ce qu’on appelle la spiritualité, fût-elle occidentale ou orientale. Je me méfie des religions, des tabous, des morales restrictives et aussi du goût de l’occulte. Je n’ai jamais cherché un substitut à la religion du monde où j’étais né et dont j’avais expérimenté avec amertume la tyrannie ». C’est sans doute parce qu’il était dépourvu de préjugés que le jeune Alain Daniélou « sympathisa » naturellement avec cette terre et cette culture, ces hommes et ces concepts si étrangers au manichéisme de son enfance. Le voyageur se démarque alors des Occidentaux qu’ils soient de passage ou en poste dans les « colonies ». On peut également souscrire à la thèse d’Anne Prunet qui met en parrallèle la terre natale et la terre d’élection, et interprète le voyage comme une tentative de combler un manque originel. «Les terres d’élection se font écho de la souveraineté des cultures. L’écriture portant en palimpseste les langues des pays d’élection comme la langue d’origine, faisant entendre ces voix multiples au sein d’une voix, est un témoignage du dynamisme des langue dans une littérature-monde, où l’écrivain, en tant qu’individu cherche sa voie – à moins qu’il ne s’agisse de sa voix ?» (10) Pour comprendre l’Inde, ce ne sont pas les hôtels, les ambassades et les clubs qu’Alain Daniélou doit fréquenter, ce n’est pas l’anglais qu’il doit pratiquer mais l’hindi et le sanskrit. Le musicien devient musicologue, le danseur devient philosophe, le Breton se mue en défenseur d’une culture opprimée par le colon anglais. Il découvre la liberté de penser, fréquente Gandhi, Nehru et sa fille Indira, Vijaya Lakshmi (la soeur de Nehru). Mais, davantage que la politique, c’est la culture qui l’attire. Le voilà proche de Rabindranath Tagore, prix Nobel de Littérature dont son amie Christine Bossennec deviendra la secrétaire et traductrice, du musicien Shivendranath Basu, et surtout de Vijayanand Tripathi dont il devient l’élève à Bénarès. « Il connaissait en dehors de la philosophie classique, des rites et de l’interprétation des textes, les aspects les plus secrets des doctrines tantriques et des pratiques du yoga. En public, il expliquait les épisodes et le sens caché du célèbre Ramayana en langue hindi du grand poète Tulsi Das. J’ai trouvé dans cet austère lettré un esprit totalement libre avec qui on pouvait parler de sacrifices humains, d’omophagie, de rites érotiques, mais aussi de l’origine du langage, de la cosmologie et des théories indiennes sur la nature du monde, de l’atome, de l’espace et du temps » (11).

    En Inde, Alain Daniélou ne se comporte pas comme un touriste insouciant et badin, fut-il curieux et cultivé. Il pose ses valises à Bénarès. Il apprend la langue, il écoute et il devient le témoin d’une civilisation qui le submerge et le subjugue. Né hors de l’Inde, il est un « mleccha », c’est-à-dire un barbare assimilé aux plus basses castes, ce qui de facto lui interdit d’entrer chez les brahmanes et de réciter les textes sacrés des Védas, mais ce qui ne l’exclut pas de l’enseignement traditionnel. Vijayanand Tripathi lui permet d’ailleurs de rencontrer Swami Karpâtri. « Ce moine lettré était un homme petit et mince, vêtu d’un seul morceau d’étoffe couleur safran. Il semblait frileux et frêle, ne voyageait qu’à pied et parcourait pourtant de très longues distances. il était considéré comme le chef spirituel de l’Inde du Nord. Il refusait tout honneur mais c’était lui qui désignait les shankarâchâryas, les quatre moines qui sont les chefs spirituels de l’hindouisme » (12).

    La rencontre avec ce brahmane errant correspond sans doute au basculement irréversible d’Alain Daniélou dans la pensée orientale. Le moment est alors venu de devenir ce qu’il est. Alain Daniélou ne peut plus mentir à lui lui-même. Il est confronté à sa réalité, à sa vérité, à son destin. « J’ai eu un certain mal à m’habituer à l’étrange phénomène d’être en présence de quelqu’un qui sait ce que l’on pense, ce que l’on est, devant qui tout mensonge est impossible, toute excuse inutile » (13). L’Européen se dépouille de ses préjugés. Il se met à nu et devient une exception. Swami Karpâtri l’initie aux rites shivaïtes. Alain Daniélou et Raymond Burnier ont été les deux premiers non-indiens dont les noms figurent dans les registres du grand temple de Bhubanesvar, le Linga Râja où sont recensées les personnes ayant le droit de vénérer l’image de Shiva. « Ce dieu était bien celui que je cherchais obscurément et pressentais depuis mon enfance » (l4).

    La vie prenait une dimension infinie. Alain Daniélou était devenu Shiva Sharan, « le protégé de Shiva ». Son intelligence a été d’intégrer la civilisation hindoue sans en devenir le prosélyte, ce qui aurait été un contresens. Alain Daniélou s’est défini d’ailleurs comme un témoin, conservant son libre arbitre et son esprit critique autant à l’égard des Occidentaux que des Orientaux. Il n’a ainsi aucune complaisance à l’égard de ce qu’il appelle « l’industrie du tourisme spirituel ». « Il n’existe rien dans l’hindouisme traditionnel qui corresponde à ce que l’on appelle aujourd’hui un ashram. le mot « ashram » qui signifie « lieu de repos », devrait se traduire maintenant « lieu de rassemblement pseudo-spirituel pour déséquilibrés occidentaux en mal d’exotisme… On ne saurait être trop prudent en ce qui concerne le tourisme mystique et les ashrams pour étrangers. ces entreprises à base strictement commerciale utilisent des méthodes très subtiles et dangereuses de lavage de cerveaux » (15).

    Alain Daniélou vit en Inde et pense comme un hindou. Il ne se considère pas non plus comme un indianiste, et n’a nulle envie de convertir quiconque à son style de vie… C’est néanmoins le plus célèbre des indianistes français, l’universitaire Louis Renou (1896-1966), professeur à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études, qui va l’encourager à transmettre ses connaissances. Il faut attendre 1960, et le retour en France, pour qu’Alain Daniélou se mette à l’ouvrage. Les dieux ne lui avaient-ils pas adressé un signe ? « Je m’étais installé à Bénarès et intégré à un mode de vie qui semblait devoir durer toujours. Toutefois, depuis quelque temps, le Gange qui baignait les pieds de la maison s’en était écarté, laissant un banc de sable, et cela m’avait inquiété. C’était une sorte d’indice ; le fleuve sacré s’éloignait de moi. Je n’avais donc qu’à obéir. Mais c’est avec une nostalgie profonde que je suis parti vers une autre vie, préférant ne pas regarder en arrière ni conserver de liens. Une rupture aussi profonde ne permet pas de retour » (16). Après « un Breton en Inde », c’est le tour d’« un Hindou à Paris », deuxième acte d’une vie qui transforme l’esthète en écrivain. Philosophie, religion, musique, architecture… traductions, expositions, concerts… Alain Daniélou multiplie les entrées et les champs d’investigation afin de transmettre un mode de penser, expliquer les subtilités de la métaphysique et de la cosmologie de « la seule des grandes civilisations du monde antique qui ait survécu ». Son travail salué par les indianistes Louis Renou et Jean Varenne a néanmoins subi la critique, mais Alain Daniélou ne cherchait pas la reconnaissance. Son but était autre que « scientifique ». « Tout savoir, toute pensée organisée, l’étude de n’importe quelle question passaient désormais pour moi, plus ou moins consciemment, par le filtre des six méthodes dont les conclusions souvent contradictoires permettent une approche équilibrée des problèmes. Ces méthodes que les hindous appellent des « points de vue » (darshana) sont la cosmologie proprement dite le « mesurable » (sâmkhya) qui replace toute question dans le cadre des structures universelles ou macrocosme, le yoga qui l’envisage par rapport à l’univers intérieur de l’homme ou micorcosme, les « rites » (mîmânsa) qui permettent d’expérimenter les liens entre l’humain et le surnaturel, la métaphysique (védanta) qui s’intéresse au monde surprasensible et invisible. Le vaishéshika, l’approche expérimentale ou scientifique, par contre, est concernée par le monde tel qu’il est perçu par les sens, tandis que la logique (nyaya) permet d’établir les correspondances. À ceci s’ajoute l’étude de la nature du langage (vyâkarana), instrument approximatif de formulation et de communication de l’expérience des sens qui permet aussi de cerner les contours de la pensée, mais dont il faut comprendre les limites afin de prendre des mots pour des idées » (17).

    Le fin connaisseur de l’Inde obtient ses lettres de créance par l’Unesco (Anthologie de la musique classique de l’Inde, 1 962), puis le prix Unesco de la musique en 1981, est couronné par l’Académie française (Histoire de l’Inde, 1 971) et accumule les distinctions tant en Inde qu’en France, en Allemagne ou en Italie… Alain Daniélou fait certes figure d’intellectuel, mais si ces ouvrages ont remporté un tel succès et sont réédités depuis quarante ans, n’est-ce pas que le lecteur y retrouve la vitalité d’un auteur original et multiple. « Pour moi, la recherche des valeurs spirituelles n'est pas séparée de la vie quotidienne, de l’humour, du plaisir de vivre. Je n’ai jamais eu un corps et une âme séparés » (18). Le savoir est, selon Alain Daniélou, un sacerdoce, un héritage qu’on a le devoir de développer et de transmettre… avec sagesse. « Il est des formes de savoir qu’il n’est pas bon de transmettre à des êtres ambitieux et irresponsables » (19). En étudiant et en interprétant la civilisation indienne, Alain Daniélou a finalement approché l’universel, jeté un pont entre les traditions de l’âge du Fer, entre les Upanishad et les Mabinogion, entre l’Orient et l’Occident. «Les sources religieuses de l’Europe sont les mêmes que celles de l’Inde et nous n’en avons perdu la trace qu’à une époque relativement récente. La légende selon laquelle Dionysos avait séjourné en Inde est une allusion à l’identité de son culte avec la religion indienne. La redécouverte, à l’orée du XXe siècle, de la civilisation crétoise, heureuse et pacifique, et de sa religion, si proche du Shivaïsme, qui apparaît comme une prémonition des civilisations occidentales, peut être considérée comme une prémonition, un retour à ce que Toynbee appelle une vraie religion » (20). Cette exploration heureuse qu’il a menée dans « Shiva et Dionysos », est qualifiée de « continuum » par Anne Prunet. «L’appréhension du monde se fait chez Daniélou par différents moyens d’expression : musique, danse, arts plastiques, écriture convergent pour permettre à l’homme de saisir le monde, sur un plan intellectuel comme sensoriel. Alain Daniélou, plus qu’un spécialiste cantonné à un seul domaine d’étude est un ouvreur de porte. Son rôle de passeur entre Orient et Occident témoigne de cette volonté d’esquisser des pistes, d’ébaucher des chemins dans lesquels d’autres s’aventureront peut-être plus avant» (21.

    À lire et à relire Alain Daniélou, on se prend à réinterpréter les rites et mystères qui nimbent la culture bretonne, par exemple ces sacrifices de barbes et de cheveux au pardon de Saint-Nicodème à Pluméliau ou de Notre-Dame de Quelven à Guern… rites connus et toujours pratiqués en Inde, un exemple parmi tant d’autres qui maillent et ensemencent une civilisation à l’extrême Occident. La Bretagne a sans doute un enseignement à prendre pour se réapproprier sa nature originelle : « C’est dans l’amour de l’œuvre divine, de la beauté des corps, et dans l’intensité du bonheur et du plaisir que l’on est le plus proche de l’état divin » (22)

    Bernard Rio

    Musicologie

    Alain Daniélou est également connu comme musicologue. Il est l’inventeur de «Semantic», un appareil pour jouer de la musique indienne avec 36 notes à l’octave. Outre ses travaux sur les musiques de l’Inde, couronnés par l’Unesco, il a dirigé l’école de musique de Rabindranath Tagore à Shantiniketan, l’Institut international d’études comparatives de la musique à Berlin en 1963 puis l’institut de musique de Venise en 1971.

    Bibliographie

    Alain Daniélou est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages (essais et fictions) et d’une dizaine de traductions de textes hindous. Son œuvre est traduite en anglais, espagnol, italien, allemand, portugais, japonais, hindi, etc. Le catalogue des œuvres d’Alain Daniélou, a fait l’objet d’une publication sous le titre « Le parcours multiple », édité par le Centre Alain Daniélou, Zagarolo, Rome, 2004 Publication d’une lettre trimestrielle téléchargeable sur le site internet : www.alaindanielou.org Anne Prunet : « Poétiques du voyage au vingtième siècle », Astrolabe N°14, juillet 2007, CRLV, Paris IV-Sorbonne; « Victor Segalen et Alain Daniélou : palimpseste littéraire : entre terre natale et terre d’élection», colloque international : « Dynamisme linguistique et souveraineté des cultures, Tunis, 15-17 avril 2010, actes à paraître, Institut Supérieur des Langues de Tunis, Edition Imprimerie Nationale Tunisienne. Sur la famille d’Alain Daniélou : « Charles Daniélou, 1878-1953 : Itinéraire politique d’un Finistérien », Patrick Gourlay, Presses Universitaires de Rennes, 1996 « Madeleine Daniélou », Blandine-D. Berger, éditions Le Cerf 2002

    Notes

    Les références et citations présentées dans cet article sont extraites des ouvrages suivants :

    « Le tour du monde en 1936 », Alain Daniélou, éditions Flammarion 1987, réédition Le Rocher 2007

    « Le chemin du labyrinthe, souvenirs d’Orient et d’Occident », éditions Robert Laffont 1981, réédition Le Rocher 1993, nouvelle édition l'Age d'Homme 2015;

    « Les quatre sens de la vie », éditions Le Rocher, 2000

    « Shiva et Dionysos », éditions Fayard, 1 979 Notes (suite)

    1-7) Alain Daniélou «Le tour du monde en 1936». éditions Flammarion 1987

    2-21) Anne Prunet « Poétiques du voyage au vingtième siècle », 2007, CRLV, Paris IV-Sorbonne

    3-4-5-6-8-11-12-13-14-15-16-17-18-19) Alain Daniélou «Le chemin du labyrinthe» souvenirs d’Orient et d’Occident », éditions Robert Laffont 1981, réédition L'Age d'Homme 2015;

    9) « Bénarès, la cité des sages nus : les écrivains et leur pays d’élection », Le Figaro, 10 juillet 1987

    10) Anne Prunet « Victor Segalen et Alain Daniélou : palimpseste littéraire : entre terre natale et terre d’élection», colloque international : « Dynamisme linguistique et souveraineté des cultures, Tunis, 15-17 avril 2010 20-22) Alain Daniélou « Shiva et Dionysos », éditions Fayard, 1979

  • Le cul bénit sur France 3

    L'église et les audaces érotiques en terre bretonne

    Par Jean-Michel Ogier @Culturebox Rédacteur en chef adjoint de Culturebox

    Publié le 14/10/2015 à 18H48

    Un kaléidoscope de sculptures évocatrices en terre bretonne

    Un kaléidoscope de sculptures évocatrices en terre bretonne

     © France 3 / Culturebox

    Introvertis, pudibonds. Certains clichés qui collent aux Bretons ont la vie dure. Et pourtant, le patrimoine religieux de la Bretagne regorge de représentations sexuelles plus ou moins cachées. Bernard Rio les a débusquées et rassemblées dans un livre au titre évocateur : "Le cul bénit liaisons sacrées et passions profanes". Suite de la série réalisée par France 3 Bretagne sur ce thème.

    Accrochez-vous bien car ce qui suit va certainement vous amener à regarder certains monuments du patrimoine breton d'un autre oeil.

    Des scènes du "Kamasutra breton"

    Bernard Rio est historien et, à ce titre, il a parcouru les chemins bretons et poussé bon nombre de portes d'églises et de ce fait a recensé "les scènes licencieuses que l'on trouve dans les chapelles en Bretagne, et aussi dans les monuments mégalithiques".

    Des scènes qui remontent... à la préhistoire, au néolithique, sur les dolmens décorés de seins et de sexes dressés en menhirs puis à la période gauloise, celtique, gothique et jusqu'au XVIIIe siècle". Et là qu'a découvert Bernard Rio ? Des représentations inscrites dans la pierre comme pour l'éternité de "fellations, coïts, sodomie" et, précise-t-il, "des scènes encore plus grivoises (sic) comme le lèche-cul, le pète-en-gueule, le souffle-à-cul. Bref une sorte de Kamasutra breton !".

    L'historien n'y voit pas "le péché qu'il ne faudrait pas commettre mais des scènes pour montrer la vie telle qu'elle est, avec les rites de fertilité et de fécondité pratiqués en Bretagne". Ce n'est pas une particularité bretonne prévient Bernard Rio car ces scènes sont présentes dans toute l'Europe du Sud y compris en Espagne et en Irlande pays très catholiques. Ce qui fait la spécificité bretonne c'est la mutliplication de ces scènes avec l'idée que la nature est sacrée et que l'homme va adorer le côté sacré de cette nature féconde et fertile.

    L'érotique devient scandaleux

    La Bretagne n'échappera pas au tournant puritain du XIXe siècle, dans la foulée de la Révolution Française. Le clergé local qui était jusqu'alors plutôt tolérant va resserrer les vis et devenir répressif. "L'érotique va devenir scandaleux", "on va masquer les fesses, buriner les pénis" .

    Reportage : Karine Cevaër, Christophe Rousseau, Ludovic Decarsin, Pascal Coulombier  
     
    La vague de puritanisme a conduit à la destruction de nombreuses sculptures, trop immorales. La chapelle de Saint-Laurent du Pouldour a même été détruite entièrement car les villageois venaient y pratiquer des rites de fécondité et différents jeux érotiques. Il reste néanmoins de nombreuses sculptures et autres représentations "osées" dans toute la Bretagne, comme cette sculpture en bois dans l'église du Croisty.
    Sculpture homme phallus Eglise du Croisty
    © France 3 / Culturebox


    "le cul bénit, amour sacré et passions profanes" de Bernard Rio
    © DR

    "Le cul bénit , Liaisons sacrées et passions profanes". Bernard Rio, novembre 2013, coop Breizh, 25€
     
  • Chemins de Bretagne

    Chemins de Bretagne, ouvrage de Bernard Rio, publié initialement sous le titre "la Bretagne des chemins creux" en 2005, est désormais disponible au format kindle sur amazon.

    Introduction :

    Un jour de juin, au détour d’un chemin pentu à Langolen, dans un rai de lumière abrupte, une vipère péliade attendait un campagnol à déjeuner. Un autre jour printanier, marchant vers le Bois-Jahan, à Barbechat c’est une salamandre qui s’apprêtait à surmonter un talus. Chemin faisant la liste des rencontres impromptues est longue, du capucin fébrile au lucane cerf-volant, il y a foule à fréquenter les anciennes voies. J'y bonjoure toujours à l’improviste car aucun rendez-vous n’a raison de mon allure aléatoire. Je ne présume ni de l’importance ni de la nécessité d’un chemin car je ne sais à l’avance ce qu’il me réserve. D’autre part je n’aime ni la moyenne horaire ni la performance kilométrique et il m’arrive souvent de traîner et de me détourner d’une ligne trop droite. La sinuosité pourrait être ma règle de passant dans les creux du paysage. Une règle coutumière dans les chemins d’aventure et d’exception sur les voies ordinaires.

    Le chemin ordinaire ne voit pas où il va quand bien même il annonce ses destinations sur des panneaux à géométrie invariable. C’est le chemin qui aboutit à sa fin, à un nul part institutionnel où il faudrait débarquer puisqu’enfin arrivé. Son objet est de ramener le vagabond dans le monde auquel il aurait tenté de se soustraire. C’est le chemin qui tire un trait de A à Z, linéaire et normalisé, gravillonné et enrobé, le chemin d’exploitation de ceux qui prétendent savoir où ils vont.

    Le chemin aventureux sait où il mène même quand aucune borne ne balise ses carrefours. C’est le chemin qui vire sans cesse, croise et décroise les filets d’eau, s’ébouriffe de scolopendres, se luxure de digitales. C’est le chemin qui va au-delà des apparences et des stationnements finaux. Son objet est la contrebande des âmes. L’emprunter c’est méconnaître son point d’arrivée car chaque pas dévide la quenouille de la vie et chaque instant s’atourne d’une approximative immortalité.

    Il existe ainsi deux sortes de chemin pour marcher. Le chemin ordinaire pour filer droit par temps d’azur et le chemin d’aventure pour se défiler aux quatre saisons, se tordre l’esprit autant que les chevilles, patauger après le passage d’accortes bouseuses, se priver de soleil et oublier le vent pour enfin bailler son droit de passage en jurant que ce n’est plus possible de se fier à une carte innommable.

    Il y a deux chemins celui qui va et celui qui ne va pas, celui qui s’ennuie et celui qui s’enfuit. Pour se perdre en chemin, il ne faut pas faire semblant de marcher. C’est une question d’habitude. Par habitude, j’entends un hasard mâtiné d’instinct un jour où cela se peut que j’aille là où je ne m’y attendais pas et que je me pose ici bas où le bon dieu a permis que j’arrive. C’est simple comme bonjour et mauvais jour, il y a deux sortes de pays, deux sortes de chemins, deux sortes de marches, deux sortes de saisons, deux sortes de sorties mais mille ou une seule chance de se découvrir un instant à mi-voie.

    Pour suivre un chemin d’aventure, je mets un pied devant l’autre et je me laisse le temps de faire mon chemin. Dans notre civilisation de l’autoroute et de la climatisation, j’ai dû apprendre à marcher pour m’en aller dans le monde grouillant et fourmillant. J’ai dû apprivoiser mon pas de marcheur afin d’entendre le pouls du monde où je cheminais.

    La marche peut-elle s’apparenter à une écriture ? Le chemin suivrait-il, serait-il une ligne ? Tandis que j’écris ces mots, mon esprit vagabonde déjà dehors et lorsque je marche ma pensée trotte à vive allure. Toute chose imprévisible que j’entrevois et que je surprends amène une idée et un plaisir tout aussi fugitifs.

    Après que le soleil ait pulvérisé la rosée du matin, après avoir abandonné l’idée que je me faisais de l’itinéraire, il advient qu’une vipère péliade, qu’une salamandre, qu’un lièvre, qu’un lucane, qu’un geai, qu’un écureuil me tirent leur révérence pas plus étonnés que cela de m’apercevoir l’œil rond et la bouche bée au détour du talus moussu. C’est signe que j’ai trouvé ma voie, que je suis au milieu. D’ordinaire les créatures sauvages fuient l’homme. Ce serait donc que je me serais ensauvagé en si bon chemin !

    Libre de passage et perdu pour l’autoroute ! C’est alors que le chemin devient mon livre pratique, ma bibliothèque, mon université. C’est alors que je fête les anniversaires à répétition : le fusain en janvier, l’hépatique en février, le pissenlit en mars, l’ortie blanche en avril, l’iris jaune en mai, la fléole des prés en juin, l’armoise en juillet, la myrtille en août, la vipérine en septembre, la châtaigne en octobre, l’ellébore en novembre, le houx en décembre…

    Les occasions de faire rouler les cailloux entre deux talus ne manquent jamais et la demoiselle quiètement posée sur la queue d’une fougère aigle ne me démentira pas. Le spectacle est immanent au cheminement. Jamais le même, toujours couru. Hier soir, un pigeon a croisé un renard. Il ne reste que les plumes du ramier pour imaginer le dialogue animal au coin du bois. Une bande d’amanites tue-mouche encercle un bouleau, hommage lige des féodaux écarlates au blanc seigneur…

    Il y a ce que je vois, ce que j’entends… Il y a ces odeurs et ces couleurs… Il y a dans les chemins d’aventure le présent tissant, ruisselant, bondissant, chantant, crissant, exaltant et parfois une page qui se tourne, un temps qui reflue, une image qui remonte à la surface, un réveil mystérieux, un frisson dans le dos, une bouffée de papier chiffon, un éclis de lumière qu’un invisible bûcheron a projeté en abattant l’arbre de votre raison déjà vacillante. Une conjonction hasardeuse d’instants et d’éléments exhume une cohorte des mailles de l’histoire. Le marcheur se trouve là et c’est à cause de ses pensées incontrôlables que le spectacle recommence.

    Quel besoin avons-nous de penser en marchant ? Une idée qui vire dans la tête et clip clap action. Cinquante ans, cinq cents ans plus tard, voilà le temps qui décoiffe les errants. Vous êtes là et vous voyez, vous entendez, vous sentez ce que vous n’imagiez plus. Dans cette saignée de terre engoncée dans les chênes et les houx, à Kermané au-dessus de Loc’h d’Auray, j’ouvre les yeux et les oreilles. Les gars de Joseph Cadoudal, d’Yves Le Thiais, de Jean Rohu montent à Lann-er-Rheu. Nous sommes au matin du 21 juin 1815 et les soldats de Napoléon vont connaître leur Waterloo breton. Dans le chemin d’aventure, je suis les traces des chouans et des faulx-saulniers, des pèlerins montois et des jacquets, des noces et des enterrements, des prêtres et des hérétiques, des écoliers et des renards. Tous sont un jour passés par là ! Honoré de Balzac a mis ses pas dans ceux de François-René de Chateaubriand sur les chemins de Marigny, le savait-il… L’a-t-il croisé en rêve sur le chemin de La Gélinais ?

    Inutile d’aller en si bon chemin et de songer à y revenir en se disant que c’est le jour J. Il n’y a pas plus de J que de K. Ce qui est vu aujourd’hui tient du miracle. Et l’éphémère traverse le sentier comme un pic-vert à tire d’aile. Il n’y a pas de bis repetita. Je passe mon chemin et vous laisse le vôtre. Il est l’outil du rêve, la pensée gyrovague.

    La vérité du chemin s’épanouit dans le souvenir. Elle ne se fait valoir qu’au recommencement d’une marche sur un autre chemin perdu, un autre jour inattendu.

    Il y a deux sortes de chemin, mais si d’aventure je ne suis pas d’humeur, je tourne en rond en me disant que ce n’est peut-être pas le jour de pérégriner. Je crains de revenir à mon point de départ sans exclamation, sans interrogation, les souliers à peine poussiéreux, l’esprit raide comme un i, insensible au chant d’un je ne sais quoi d’emplumé, jusqu’à ce que l’égosillement de l’accenteur mouchet atténue la déception. Ce matin-là, je ne vaux pas la peine du vieux chemin, lequel a plus d’honneur que le marcheur dépassé par l’espoir de ce qui ne pouvait être ni perçu ni entraperçu. Il y a deux sortes de chemin, un ordinaire pour se déplacer, un d’aventure pour je ne sais toujours pas quoi ni où et comment ! Les questions gravitent entre deux talus et il me faut aller pour dénicher l’unique réponse à mon brouhaha.

  • De la source à l'estuaire

    Une nouvelle édition de "Rivières de Bretagne" parue en 2006 est désormais disponible au format kindle sur amazon. 

    Sommaire

    Introduction : Les couleurs de la rivière

    Aller à la source : Bénie soit la pluie – La chance de la Bretagne – Et le druide fit le saumon – Les saints bretons veillent sur les fontaines – Une mémoire très ancienne – Savoir lire une rivière – Le retour du père Castor - Un chien d’eau sur la lande

    Eaux rapide : Éloge du courant – De l’impétuosité de la crue – A chaque espèce sa vitesse – Au pêcheur à la mouche Salut l’Artiste – La pêche comme une parabole - Trio de truites - La chênaie hêtraie – Salicylique : Du saule à l’aspirine  - Les oiseaux des berges – Le saumon royal

    Eaux lentes : L’art du méandre – Les tracés se modifient – Le jaune des eaux calmes – Au domaine de l’anguille -Volatile et volubile, l’hirondelle - Du bras mort à la forêt humide – Les poissons de l’eau lente : Indigènes et immigrés - La végétation du frai - Vol au-dessus d’un nid d’amour : les libellules - Moulins, meuniers et meunières

    Vallées inondables - Hautes eaux dans les basses terres – Le vertige de la crue – Hommage à la clandestine - Petites bêtes du bord de l’eau - Le brochet, un chasseur menacé - Le sursis de l’eau

    Estuaires : À propos d’un mouvement – Le mélange des eaux – Le bar monte avec le flot – Le barrage d’Arzal - Bouchon vaseux - L’anguille aux œufs d’or - Oiseaux d’eau - Du sel et du sédiment

    Bibliographie

    Index des espèces citées

     

    Introduction : Les couleurs de la rivière

    Pêcheurs, mariniers, éclusiers, meuniers… Il y a un certain nombre de personnes qui ne peuvent se passer de la rivière pour vivre et travailler. Il y a aussi des dilettantes qui vont et viennent au bord de l’eau sans aucune raison que le plaisir vagabond.C’est mon cas. La rivière a toujours fait partie de mon paysage où que j’aille et quoi que je fasse de mes journées. Je me promène et je me nourris de réflexions au fil du Blavet, du Scorff, de l’Oust, de la Vilaine, de la Loire… Rivières de mon enfance et de mon environnement immédiat. Ce livre rassemble des observations de passant, des impressions et des épisodes éparpillés dans le temps et la Bretagne. Je me suis souvenu en l’écrivant de personnes qui m’ont appris à lire la rivière.C’est à elles que je dois quelques-uns des moments et des idées qui jalonnent ces digressions de la source à l’estuaire, qui ponctuent chacun des états de la rivière : jaillissante à la source, intrépide à ses débuts, apaisée dans les méandres de la vallée, exploratrice des basses terres à la fin de l’hiver et finalement unie à l’immensité pour une danse maritale et maritime.

    Lorsque Jean-Louis Lemoigne m’a montré les images de ses propres déambulations fluviatiles, j’ai compris que la rivière, à laquelle nous nous référons tous les deux, illustrait un monde sauvage. J’ai alors perçu une distinction non plus entre les hommes qui œuvraient avec la rivière et ceux qui en tiraient une jouissance intellectuelle, mais entre les personnes qui ne pouvaient se soustraire de la nature et celles qui le pouvaient. Ainsi donc j’ai trouvé l’explication à l’inexplicable enfermement de la Loire et comblement de l’Erdre à Nantes ou de la Marle àVannes. Il y a des hommes qui peuvent s’affranchir du cours de l’eau jusqu’à l’effacer de leur paysage.

    J’admets que je me plais à voir l’eau couler sous les ponts, à l’entendre et à la suivre.Je crois davantage à la vertu d’une bergeronnette qu’à un niveau de vie bitumée.Le disant, je justifie mes écarts de pensée et je vais tenter de brosser un tableau de ces rivières sauvages en rappelant des souvenirs personnels, en citant des acteurs et des témoins de ces courants transarmoricains : des hommes bien entendu mais aussi des insectes, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des mammifères, des plantes et des arbres dont le parti pris n’est pas moins fiable que mes dissidences.

    La réalité de la rivière n’est pas due à un regard univoque.Elle est composée de multiples facettes perçues en des milliers de lieux par des milliers d’yeux.Rien n’est moins vrai que la vitesse du courant dans le bouillonnement d’une cascade.Rien n’est moins intangible que la limpidité de l’eau car le monde aquatique fluctue en permanence. Pourtant l’eau peut être cristalline un instant pour se teinter de bleu, de jaune, de rouge, de noir l’instant suivant.Les couleurs de la rivière ne sont néanmoins jamais primaires et jamais homogènes. Avant, pendant, après une pluie, l’eau courante se nuance des couleurs du ciel et de la terre.

    La rivière ensemencée de particules ne ressemble plus à l’onde migratrice qui précède l’orage.Elle n’est plus tout à fait la même.Tandis que je m’abrite sous le chêne courtisan, j’assiste à sa métamorphose.Les gouttes de pluie qui explosent à la surface ne produisent pas le même effet que les eaux pluvieuses qui ruissellent et gonflent son cours.Le voile d’un nuage et l’ombre portée des arbres à la réapparition du soleil forment des contrastes saisissants mais éphémères.

    Chaque rivière que je fréquente possède sa gamme de coloris.Et chacune s’apprête dans un ton différent pour surprendre mon regard à chacune de mes approches.Le peintre et le pêcheur cernent le mieux ce jeu subtil puisqu’ils visent, tous deux, à en capter les secrets colorés et empoissonnés en déployant les artifices de leurs propres palettes : pinceaux et lignes, tubes et mouches de couleur.

    Définir la rivière, c’est esquisser une esthétique qui ne saurait être que personnelle.Rien ne saurait être moins juste puisque vu à la façon de chacun, dans l’incertitude d’un instant. L’eau boueuse de la Sèvre nantaise en crue ne ressemble aucunement à une autre eau boueuse.Ce n’est pas le même ocre que le pisé argileux de la Vilaine qui dévale à Folleux. À la fonte des neiges de février dernier, les eaux de Corlay reflétaient un éclat gris opaque tandis que je notais, le jour même et à moins de dix kilomètres de distance, un vert blanchâtre dans le cours du Daoulas.

    L’effet du soleil n’est pas moins troublant qu’une averse de pluie ou de neige. De prime abord, une eau estivale apparaît claire. Le pêcheur et le baigneur en voient si bien le fond que le moindre geste éloigne les truites qui se remisent sous les rochers. Cette eau rafraîchissante étincelle d’or et d’argent et nos yeux pareillement éblouis ne peuvent déceler immédiatement l’enluminure. Pour que la transparence de la rivière devienne évidente, il faut qu’un nuage blanchisse le ciel, alors seulement le cristal de l’eau s’épure de la blondeur solaire.

    Les couleurs d’une rivière dépendent de la lumière du jour : un ciel uniformément gris ou bleu ne rehausse pas les courants et n’éclaire pas les trous d’eau comme un ciel bigarré et traversé de cirrus peut le faire.

    Avant que le soleil se lève, lorsque la brume flotte sur l’eau, la rivière s’écoule sans reflet et sans éclat, paraphée par l’heure encore bleuie de la nuit.Elle n’est pas encore sortie des limbes mais déjà un concert d’invisibles oiseaux annonce l’incandescence du jour. Les ombres lentement s’effacent dans le décor aquarellé des balsamines et des sureaux, la rivière emmitouflée de verdure attend le jour pour s’habiller des couleurs du temps qu’il fait.Son monde s’accorde avec elle : la grenouille dans les herbes, la libellule dans l’air, le martin-pêcheur sur la branche, le saumon dans les rapides, le brochet embusqué dans les roseaux.Et l’homme sur son chemin, pointant le bout de ses souliers ou levant les yeux au ciel, cherchant ce qu’il ne trouve pas en ville, trouvant ce qu’il ne cherchait pas : son ego dans le courant de la vie.

  • La chronique d'Ar Gedour consacrée à "Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne"

    "Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne"- B. Rio

    Bernard Rio - Pardons.jpg

    Le 4 mai prochain sortira en librairie l'ouvrage "Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne", écrit par Bernard Rio (journaliste et écrivain spécialisé dans le patrimoine et l'environnement), et publié aux Editions du Passeur.

    Tant de régions en France et dans le monde nous les envient : les pardons en Bretagne sont une occasion de prédilection pour les Bretons de faire corps avec leur culture, pour s’en imprégner et s’en nourrir. Rappelons que le Pape Jean-Paul II parlait dans "Catechesi Tradendae" de l'importance de la dévotion populaire :

    "Une autre question de méthode concerne la valorisation, par l'enseignement catéchétique, des  éléments valables de la piété populaire. Je pense à ces dévotions qui sont pratiquées en certaines régions par le peuple fidèle avec une ferveur et une pureté d'intention émouvantes, même si la foi qui les sous-tend doit être purifiée, voire rectifiée, sous bien des aspects." (54).

     

    Il faut donc oser rappeler et souligner la perpétuation de cette manifestation souvent séculaire sur ces lieux en insistant sur le patient travail des recteurs, l’implication des gens du quartier et le dynamisme des Comités de chapelle. Rappeler aussi les éléments symboliques liés à ces pardons : le saint que l’on fête, la fontaine, le feu de joie, la procession, le pardon et le partage, la fête et la convivialité, le ou les cantiques locaux. Il est important aussi d'expliquer que la convivialité vécue en ce lieu est aussi annonce de l’Evangile. 

     

    Bernard Rio est parti à la découverte de tous ces pardons célébrant des saints parfois légendaires, encore aujourd'hui. Cet ouvrage permet une vulgarisation des aspects entourant ces pieux événements. Dans un style très personnel, avec une écriture envolée, l'auteur nous mène dans un Tro Breizh des pardons bretons, tour de Bretagne qu'il a entamé en 2006. Très agréables à lire, ces pages évoquent à la fois le christianisme bien ancré dans nos campagnes, les traditions multiséculaires et leurs sources parfois issues des dévotions païennes. Elles dévoilent des rites ancestraux : procession autour du sanctuaire, baiser des reliques, accolement des statues, ablutions aux fontaines, tantadoù, ... Les réjouissances profanes sont aussi mentionnées, ce qui surprendra certainement quelques-uns, mais sans doute pas ceux qui savent que la fête religieuse et la fête profane sont intimement liées. Rappelons que le Pardon de Sainte Anne-La-Palud, s'il attire toujours beaucoup de monde, a perdu depuis que les forains ne sont plus là. 

    Pour illustrer ses propos, Bernard Rio prend donc l'exemple de pardons à travers la Bretagne, de Locronan à Sainte Anne d'Auray, en passant par Sainte-Anne-La-Palud, Tréguier, Hennebont, Ouessant ou Porcaro... Chaque chapitre se termine d'ailleurs par un calendrier des pardons en lien avec le sujet développé, ce qui permettra au lecteur de se rendre aisément sur place. Un regret toutefois : il manque certains pardons d'importance comme celui de Kernascléden (15 août), pour ne citer que celui-ci. Cependant, nous conseillons cet ouvrage à tous les membres de comités de chapelles, services diocésains, prêtres, laïcs, etc... car l'opus de Bernard Rio permet d'une manière agréable de saisir l'importance des pardons. 

    L'avant-propos (dont nous donnons un extrait ci-après) illustre à merveille cette importance qui dépasse le simple événement local : 

    Parce que le monde s'emballe et se parjure par tout ce qui est plat et banal, je cherche encore, dans le pardon, les reliques d'un temps qui soit ni éphémère ni mercantile, la persistance d'une pensée originale, la substance d'une tradition vivante. William-Butler Yeats avait traduit mon état d'esprit en écrivant l'éloge des lieux enchantés de son enfance à Sligo : 

     

    "Les églises du Moyen Age réussirent à s'assurer le service de tous les arts parce que les hommes comprenaient que lorsque l'imagination est appauvrie, une voix essentielle - d'aucun diraient : la seule voix - en faveur de l'éveil du sage espoir, de la foi durable, et de la charité compréhensive, ne peut proférer que des paroles brisées, si elle ne tombe pas dans le silence" (W. B. Yeats "Enfance et Jeunesse resongées")

     

    Ce silence menace-t-il la Bretagne ? Un silence empreint de vulgarité et de mensonge si l'homme nie l'intelligence des choses, s'il s'égare en faussant ses traditions et son imagination. 

    Le jour du grand pardon de Notre-Dame-de-Paradis à Hennebont, mon vagabondage imaginé dans les sanctuaires bretons s'est transformé en un pèlerinage dans le présent et à une immersion dans la mémoire d'un pays. Cette conjonction de l'actualité et de la tradition est une question philosophique récurrente. Dans ce pèlerinage que je fis, errant sans logique apparente d'un pardon à l'autre, je me suis surpris à réévaluer cette notion du temps pour finalement réincorporer le phénomène du pardon à une éternité et à une unité de l'être. Relire, relegere, et relier, religare : la double étymologie du mot "religion" suppose un devenir. Relire et relier le pardon à une dimension mythologique plutôt qu'historique, c'est assurément lui restituer tout son sens, pas seulement une signification sociologique, morale ou allégorique. Hier, aujourd'hui, demain, le sens du pardon profond demeure intérieur.

     

    Nous ne pouvons aussi résister à vous partager un extrait de la page 168. Bernard Rio écorche le bouleversement du calendrier liturgique à la suite du Concile Vatican II en soulignant un point intéressant : 

    " Pour des raisons de facilité qui ne sont nullement religieuses, un grand nombre de pardons ont été déplacés au dimanche qui précède ou suit la fête du saint patron, le dies natalis, la nativité du saint homme. Le concile Vatican II a ajouté au vagabondage en bouleversant le calendrier liturgique. Des saints ont changé de place, permuté ou ont été expulsés, en contradiction avec la tradition. Modifier la date d'un pardon, c'est ne pas tenir compte de la relation spatio-temporelle entre le saint et sa fonction, le sanctuaire et le calendrier. Le philosophe et anthropologue Gilbert Durand a justement dénoncé le sacrifice de "l'immémorial symbolisme naturel des points cardinaux du temps et de l'espace" qui eut lieu dans les églises catholiques et protestantes au nom d'un positivisme réduisant le divin à une superstition. 

    [...]

    Le vagabondage du sanctoral s'apparente à une démythologisation catastrophique, à une perte de sens qui aboutit à l'ignorance. En bousculant le calendrier, le concile Vatican II efface le temps et les voies pérégrines reliant l'être humain à l'essence divine. Il oublie que la célébration d'une fête et la construction d'un sanctuaire répondent à une logique symbolique et activent une liturgie magique..."

     

    La symbolique, la liturgie... on retrouve chez Bernard Rio comme chez d'autres auteurs l'évocation de dimensions essentielles parfois bafouées dans nos paroisses, mises de côté par une "intellectualisation" déconnectée du divin. Quelque chose qui évoque non pas une nostalgie, mais le désir d'une transcendance qu'on ne retrouve plus, Graal improbable qui porterait à Dieu. Le pardon breton semble être ce lien enraciné entre Dieu et l'Homme.

    On peut être d'accord ou non avec les analyses personnelles de l'auteur, mais les éléments évoqués interpellent. L'ensemble du livre interpelle. Le renouveau de nos paroisses bretonnes peuvent partir de nos pardons, et c'est ce que l'on peut percevoir en filigrane. 

    Nous ne pouvons donc que conseiller à nos lecteurs de se procurer l'ouvrage. Nous proposons aussi que vous laissiez vos impressions concernant ce livre en commentaires, et éventuellement d'en débattre ici. 

    EC

     

    Sur le chemin des pardons et pélerinages en Bretagne – Bernard Rio – Le Passeur – 21,5€

  • La chronique de René Le Honzzec consacrée à "Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne"

    « Pardons et chemins de pèlerinage en Bretagne » de Bernard Rio

    Publié le 4 juin 2015 dans Lecture

    Une invitation passionnante au voyage historique et spirituel autour des Pardons bretons.

    Par René Le Honzec.

    Bernard Rio Sur les chemins des pardons et pélerinages en BretagnePlus de 3 000 ans avant le Pharaon Pépi 1er, un peuple inconnu érigea sur la terre de Bretagne une pierre levée de 21 mètres de haut et de 350 tonnes (dimensions de l’obélisque de la place de la Concorde à Paris) sans que personne, depuis, ne sache le pourquoi du comment. Puis, plus tard, des milliers de « menhirs » de toutes dimensions y parsemèrent côtes et terres sans que l’on en sache beaucoup plus. De nos jours, des milliers de chapelles catholiques, toutes aussi éparses, proclament la continuité sacrée de la terre celtique. Mais là, ô lecteurs, vous avez le privilège d’avoir un guide talentueux à l’érudition transgenre pour vous initier aux mystères de ces édifices et sites ésotériques qui les accompagnent, cette fois Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne. Bernard Rio, journaliste, écrivain, marcheur, tout aussi capable de vous conseiller sur Les beaux trekkings en Auvergne (Ouest-France 2013) que sur La chasse en Bretagne, en n’oubliant pas, par exemple, Les chemins de légende (Glénat, 2007). Mais il est d’abord un Initié, un barde qui conte et enseigne le Sacré dans ses écrits, véritables guides pour ceux qui veulent savoir sans se contenter de voir.

    Cet ouvrage sur les Pardons poursuit une démarche intellectuelle, spirituelle et physique initiée avecLa Bretagne des chemins creux (Sud ouest, 2005), reliques de paysages anciens, développée dans l’extraordinaire Voyage dans l’Au-delà, les Bretons et la Mort (Ouest-France, 2013) dans lequel l’auteur met en évidence les liens entre vivants et morts. Il poursuivit, tout en n’hésitant pas à choquer la bien-pensance, avec Le cul-bénit (Coop Breizh,2013), dévoilant une Bretagne érotique et amoureuse à travers une multitude d’images sculptées sur plusieurs milliers d’années, remontant du mégalithisme jusque de nos jours. Cette quête ininterrompue à laquelle vous convie Bernard Rio dépasse le cadre étriqué de la religion pour atteindre le Sacré au travers de la Tradition. La pierre des morts de la chapelle de Cléguérec est un vortex qui enlève l’âme du trépassé, le centaure lubrique de l’église de Saint Armel à Ploërmel situe l’homme entre la terre et le ciel et ramène à l’iconographie indienne du Véda, le chemin creux y est une matrice de l’esprit.

    Et c’est en mettant vos pas dans les siens « Sur les chemins des pardons et pèlerinage en de Bretagne » que vous dépasserez la fête profane et chrétienne pour envisager le Temps sacré millénaire. Il faut savoir, ami lecteur, que le Pardon est une fête religieuse autour et dans un édifice dédié à la mémoire d’un des huit cents et quelques saints dont s’honore la Bretagne, sanctifiés par la dévotion populaire et séculaire à défaut de la reconnaissance de l’Église Romaine, qui n’en admet que… trois (Guillaume Pinchon 1247, Saint Yves 1347, Louis Grignon de Montfort, 1947). J’attends un siècle ou deux pour les cinq autres rajoutés au XXIème siècle par Jean-Paul II et Benoît XVI. C’est dire que la cohabitation a été, et reste, houleuse, particulièrement à partir du XIXème siècle. Après les pillages révolutionnaires, nombre de chapelles furent détruites sur ordre des monseigneurs évêques, apôtres de la francisation et de l’architecture sulpicienne : 80% des chapelles du diocèse de Rennes furent ainsi victimes du zèle apostolique. Déprécier les croyances populaires pour installer une culture institutionnelle : tel a été en effet le pari de la hiérarchie empourprée ces deux derniers siècles. Mais il en reste quelques milliers… dont nombre revivent une fois l’an pour le pardon. Ainsi en est-il dans ma paroisse, avec les pardons de Santez Berhed, Santez Anna Locmaria, Sant Laorans, Sant Nicolaz, longtemps derniers refuges de la liturgie en breton.

    Mais relire et relier le pardon à une dimension mythologique plutôt qu’historique, c’est assurément lui restituer tout son sens, pas seulement une signification sociologique, morale ou allégorique. Hier, aujourd’hui, demain, le sens profond du pardon demeure intérieur. En Bretagne, sa fonction recouvre un usage moins exclusif et plus universel que la fête religieuse. Elle suppose des relations singulières et familières avec le sacré et une dévotion très personnelle à l’égard des saints protecteurs. Les pardonneurs s’adressent davantage au saint local qu’à Dieu le Père. Le propos s’annonce austère, la plume de l’auteur, à l’occasion facétieuse autant que savante, le rend passionnant, frôlant parfois le thriller métaphysique. Conçu en chapitre thématique, le livre vous donne une description vivante du pardon choisi au hasard de votre inspiration, avec sa ou ses localisations et dates, à travers toute la Bretagne et tout au long de l’année. Si donc vous aurez raté, hélas, le pardon des Cônards de Rimou, ou celui des aboyeuses de Josselin, de Hervé le barde, magicien et exorciste, vous pourrez toujours rejoindre les 20 000 et quelques pardonneurs de Sainte Anne, convertie en Ana, élue grand-mère de Jésus, Mamm Goz, élue patronne des Bretons le 26 juillet 1914, ou faire bénir votre bécane au pardon des motards de Porcaro (675 habitants à l’année, 30 000 le 15 août).

    Vous pourrez surtout, une bolée de cidre à la main, réfléchir et méditer le livre de Bernard Rio, tout en suivant les rituels avec l’œil de l’Éveillé… Ainsi le modeste pardon de Locenvel, 17 juin, une centaine d’habitants, avec sa messe, sa procession jusqu’à la fontaine suivie du brasier du Tantad (feu de joie), permet à l’auteur de vous emmener visionner au-delà de Saint Envel, de son frère jumeau et de sa sœur Yuna, la mythologie indo-européenne la déesse de l’Aurore et les jumeaux divins de la tradition celtique, équivalents des Dioscures romains. Et chose extraordinaire, vous pourrez marcher sur les étoiles à la Grande Troménie de Locronan, 12 kilomètres de dévotion séculaire, répétée toute une semaine de juillet, tous les six ans, en alternance avec la petite Troménie. « Continuation à peine renouvelée d’un grand cérémonial préchrétien lié à la représentation du cycle calendaire, de la marche du temps et de l’alternance des saisons » (Donatien Laurent et Michel Tréguier). Et Bernard Rio de préciser : « Aux douze stations de la Troménie correspondraient les douze lunaisons de l’année. La configuration quadrangulaire se conformerait aux quatre grandes fêtes annuelles du calendrier celtique, ainsi qu’au tracé d’un temple antique orienté d’ouest en est… Le dieu Lug, Mercure celtique, aurait précédé l’ermite Ronan, saint breton. »

    Quand j’accompagnais mon recteur au pardon de Sainte Brigitte en ma paroisse, avec la procession du quartier vers le Tantad qu’il allait allumer après l’avoir christianisé en le bénissant, j’en avais discuté avec lui : « René, je sais bien que derrière tout ça, il y a des relents de paganisme. Mais tous ces braves gens n’en savent plus rien, j’assume ma bretonnité, l’essentiel c’est de prier Dieu, et les voies du Seigneur sont impénétrables ». Et ensuite on allait boire notre coup avec tous les fervents pardonneurs du quartier, avant la kermesse suivie d’un fest noz qui permettait de récolter les sous pour retaper notre chapelle, si modeste qu’elle fut… Les livres initiatiques de Bernard Rio me confortent dans ma foi chrétienne en me rappelant le lent cheminement de mes ancêtres vers la Foi, l’enracinent dans les millénaires des mystérieuses religions mortes, qui, à l’instar des rayonnements de planètes défuntes qui continuent de nous parvenir chaque jour, nous éclairent par la grâce d’un guide cheminant sur les sentes du Savoir, faisant ressortir la lumière du passé à la lueur du présent.

  • Nouvelles éditions

    Il restait quelques exemples disséminés ici et là à vendre sur Internet. Désormais "Chemins de Bretagne", une nouvelle version de l'ouvrage "La Bretagne des chemins creux" parue en 2005 est disponible en version numérique sur amazon. C'est aussi le cas de "L'estuaire à la source", la nouvelle version numérique de "Rivières de Bretagne" parue en 2006. Les amateurs de liseuses pourront également se procurer en version kindle "Veilleurs de mémoire", "Le bestiaire de Brocéliande", et "Le  livre des cidres". 

    couverture chemins de Bretagne.jpg

    couverture.jpg

    1ère de couv copie.jpg

    bestiaire.jpg

    1ère de couv.jpg

  • Chronique de Michel Cazenave

    PARDONS ET PELERINAGES EN BRETAGNE.

     

    Par Michel Cazenave.

     

     

    Lorsqu’on lit soigneusement les pages de Bernard Rio, on s’aperçoit comme, ainsi que dans tous les pays à population majoritairement celtique d’origine, la Bretagne a conservé d’antiques mythologies « baptisées » pour les besoins de la cause. Se rappelle-t-on ainsi que, vers la fin de la Renaissance, le Vatican considérait toujours la France comme un « pays de mission » ( contrairement à ce que l’on croit d’habitude, il n’aura pas fallu attendre le début du XIX° siècle pour cela…), tant les paysans y avaient gardé de très anciennes coutumes ? Et, lors du procès de Jeanne d’Arc, on se dit que, de leur point de vue, ses interrogateurs n’avaient peut-être pas si tort de lui poser des questions sur ses jeunes habitudes, lorsque, avec les filles de son village, elle se rendait dans la forêt pour accrocher des guirlandes aux branches des arbres. (Je dis bien : « de leur point de vue », puisque, très honnêtement, une telle façon de faire ne me gêne en rien !).

     

    Or, à parcourir le livre qui vient de paraître, on s’aperçoit comme les Bretons (en ont-ils eux-mêmes toujours conscience ?), sacrifient largement à de telles manières de se comporter lorsqu’ils participent à des pèlerinages ou à ce qu’ils dénomment des « pardons ».

     

    Sait-on par exemple que sainte Anne d’Auray a pris la place de la vieille Déesse mère des Celtes ? Et que nous sommes ainsi plus ou moins renvoyés à ce qu’un spécialiste, voici déjà quelques années, appelait le « matriarcat psychologique » des Bretons ? L’Eglise catholique, elle, ne s’y était pas trompée, et, comme l’écrit Bernard Rio, « Le dernier pardon célébré par Mgr François-Mathurin Gourvès, évêque de Vannes, demeurait (…) le point d’orgue de l’année liturgique. La foule était toutefois moins nombreuse que le 26 juillet 1625 - le premier pardon qui fut célébré en l’absence de l’évêque de Vannes. Ce jour-là, les capucins d’Auray soutirèrent à Mgr Sébastien de Rosmadec la permission d’officier à Keranna, paroisse de Pluneret, là où un paysan, Yves Nicolazic (1591-1645), avait découvert la statue de sainte Anne. Un an plus tard, le recteur de Pluneret demeurait hostile à la découverte miraculeuse, tout comme l’évêque qui finit néanmoins par comprendre tout l’intérêt spirituel et matériel de canaliser l’engouement populaire et d’instruire ces masses si promptes à croire. Le 26 juillet 1626, il y eut 100 000 pèlerins dans les champs…Sainte-Anne-d’Auray devint alors le plus illustre des pardons de Bretagne ! »

     

    Se souvient-on, dans les textes gaéliques, comme saint Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande, fit nombre de concessions aux croyances qui l’avaient précédé ? Et, si l’on considère un poème comme La vieille femme de Beare, d’abord dédié à l’un des visages de la Déesse éponyme des cinq royaumes insulaires, comme il a été facile de le convertir en une longue réflexion chrétienne… du moment que celle qui était censée l’avoir composé, était devenue une vieille pénitente que les atteintes du monde ne touchaient plus !

     

    D’ailleurs, lorsqu’il parle des « baignades et cavalcades solsticiales » (ne sommes-nous pas ici en pleine mythologie ?), l’auteur ne peut cacher que « Cette tradition perdue (celle de l’île saint-Gildas), me procura un fil conducteur symbolique (qui permettait de relier différents pardons dont il vient de faire la relation). L’offrande du pain s’avérait le point commun entre les chiens et les chevaux. Ces animaux chtoniens fréquentaient les mondes d’en haut et d’en bas, allaient et venaient de la saison noire à la saison blanche. Le pardon des chiens en hiver à la chapelle Saint-Gildas à Laniscat, le pardon des chevaux en été à Penvénan (sur l’île…). La fontaine servait de porte spatio-temporelle pour ces messagers de l’Autre Monde. Le rite de fécondité se doublait d’un rite de protection. »

     

    Et, quand il évoque dans un chapitre les « saints faiseurs de pluie », il lui est impossible de ne pas terminer par quelques paragraphes intitulés « Religion et magie » - de la même façon qu’il met fin à son étude par des considérations « générales » qui débutent par ces lignes : « L’éternité et l’universalité du pardon sont dans la pensée mythique qui transcende son histoire. A Plouvenez-Moëdec, sainte Yuna proclame l’avènement de l’aurore dont elle est l’image signifiée et signifiante. Le pardon révèle à chaque échéance annuelle ce rapport sacré entre la terre et le ciel, subordonné à la responsabilité individuelle et collective, humaine et divine…). »

     

    Où l’on retrouve certaines des plus vieilles pensées (mais ce n’est pas moi qui viendrai m’en plaindre !), sur le caractère cyclique du temps, sur la coopération nécessaire des hommes avec le Divin et sur la liaison intrinsèque de ce dernier avec la lumière qui s’en vient éclairer le monde…

     

    Donc, un livre à lire au plus vite, en se gorgeant de toutes les références idoines!

     

     

    Bernard Rio : Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne, Ed. Le Passeur, 360p.,21€.

  • Les chemins d'une Bretagne intérieure

    Les chemins d’une Bretagne intérieure

    avant-propos du livre 

    Sur les chemins des pardons et pèlerinages en Bretagne, éditions Le Passeur, avril 2015

    Bernard Riocouverture pardons-pelerinages.jpg

    Il y avait foule à Lorient. Un samedi soir d’août, à la fin des années quatre-vingts, c’était fête et foire dans les rues du port, un mélange des genres urbains et touristiques. Il y avait là le Breton du coin et son cousin de Paris, l’estivant d’ailleurs et le frère d’Écosse.

    C’était bruit et chahut sur le bahut du bord. Un ami normand que j’avais entraîné au Festival interceltique de Lorient me dit tout de go au milieu de la foule animée : « Pourquoi ne me montres-tu pas un pardon breton ? »

    Qu’à cela ne tienne, nous partîmes le lendemain, dos à la mer, à l’intérieur des terres et nous nous retrouvâmes devant une chapelle de l’arrière-pays. Le chapiteau était dressé dans le placître où les dames crêpières s’affairaient déjà tandis que les cloches battaient le rappel des fidèles. Nous passâmes une grande parti  de la journée en ce lieu champêtre, propice au repos, à

    la méditation et à la communion. Quel contraste avec la fureur lorientaise ! Étonné par l’intergénération de cette fête mariant le profane et le sacré, l’ami Jean me confia que les Bretons avaient de la chance de conserver un tel patrimoine vivant. Il m’avait fallu ce regard extérieur pour voir l’évidence et comprendre une réalité qui m’avait échappé : le décalage entre un

    monde qui se donnait en spectacle et cet autre monde à l’écart des modes dont la permanence défiait les temps acoquinés de la raison et de la jouissance. Depuis lors, je n’ai jamais manqué une occasion d’assister à un pardon, que ce soit en Basse ou Haute-Bretagne.

    Si loin des clichés de cartes postales, le pardon ne cultive ni la nostalgie ni le folklore. Il faudrait réduire la Bretagne à cinq semaines d’été et à la bande côtière pour considérer le pardon comme une manifestation à voir. La réalité est différente. On ne regarde pas le pardon, on y vient et on y participe. Il serait vain d’imaginer le pèlerin sur le chemin de Saint-Jacques vêtu

    à la mode médiévale. Il en est de même en Bretagne, que ce soit dans la plupart des pardons, des troménies et plus encore du Tro Breiz. D’où viendrait donc cette vision surannée qui perdure dans les médias, y compris bretons ? Peut-être de l’écrivain Anatole Le Braz (1859‑1926) qui publia en 1894 Au pays des pardons 1, son deuxième best-seller après La Légende de la mort en Basse-Bretagne en 1893.

    Dans son panorama, il écarta d’emblée les pardons de Notre-Dame- de- Bon-Secoursà Guingamp et de Sainte-Anne-d’Auray.

    « Ils ont revêtu, depuis quelque temps, un caractère de cosmopolitisme religieux qui ne m’a pas permis de les faire entrer dans le cadre de ces études exclusivement bretonnes », écrivit-il pour se justifier. Ne trouvèrent grâce aux yeux de l’écrivain que le pardon des pauvres à Tréguier, le pardon des  chanteurs à Rumengol, la troménie de Saint-Ronan à Locronan et le pardon de la mer à Sainte-Anne-La-Palud. Il y ajouta, en 1898, le pardon du feu à Saint-Jean-du-Doigt et regretta de ne pouvoir y adjoindre le pardon de Saint-Servais où il était né le 2 avril 1859. Le pardon ayant été interdit en 1855 sur ordonnance épiscopale, Anatole Le Braz se contenta de rapporter les souvenirs de la vieille pèlerine Naïc en préambule à son ouvrage. Fidèle à son pré carré du nord Bretagne, Anatole Le Braz avait par ailleurs exclu de son propos les évêchés de Vannes, Saint-Malo, Rennes, Nantes, et réduit l’évêché de Saint-Brieuc au Trégor. Cette restriction géographique était énoncée par Anatole Le Braz dès la première ligne du livre : « Je n’ai pas à apprendre au lecteur que ce “pays des Pardons” où je voudrais le conduire, c’est la Bretagne, j’entends la Bretagne bretonnante. » Ses admirateurs ne durent pas être surpris car il avait déjà opté pour ce parti pris dans La Légende de la mort en Basse-Bretagne. Le lecteur retrouva dans Au pays des pardons une plume élégante et nostalgique.

    D’ailleurs, Anatole Le Braz proclamait « une absolue sincérité » dans le tableau qu’il dressait de ces pardons.

    « Mon voeu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont apparus, dans leur beauté triste, avec les traits propres à chacun d’eux. Il m’a été donné de les voir au bon moment. Pour demain, leurs aspects se seront sans doute modifiés. Une  ransformation s’accomplit, de jour en jour plus profonde, dans les usages et dans les moeurs de la vieille péninsule. »

    Le choix et le style d’Anatole Le Braz sont révélateurs d’un état d’esprit et d’une époque où il était de bon ton de mélanger les genres – littérature, histoire, sociologie – et de poser pour l’éternité : « Que si l’âme fleurie des pardons de la Bretagne doit elle-même se faner un jour, écrit-il, puissent ceux qui, comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles pages quelque

    chose de sa poésie et de son parfum. »

    Tout avait-il été dit sur le sujet ? Évidemment non. Le point de vue de cet écrivain demeure digne d’intérêt ethnologique bien que dénué de symbolisme. Anatole Le Braz était un ardent défenseur de la laïcité et de la République française. La Bretagne qu’il décrit est à l’opposé de ses convictions intellectuelles. Il y est sentimentalement attaché, mais il en est « radicalement », c’est-à- dire « moralement », éloigné. Bien qu’il s’en défendît, cet « homme de progrès » était étranger à l’âme bretonne qu’il perçut souvent prisonnière d’une fatalité historique et religieuse. Son moralisme est patent lorsqu’il substitue une histoire linéaire (nostalgie) et un positivisme (progrès) à la critique et à l’analyse herméneutique. Son discours méconnaît tout message spirituel et tout sens symbolique, enfermant le lecteur dans un « passé révolu ». En 1891, au pardon de Rumengol, il fait par exemple dire à son complice et chanteur Yann ar Minouz : « Les temps sont proches où c’en sera fini en Bretagne des belles gwerz aimées de nos pères et des sônes délicieuses qui, jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent aussi gai qu’un

    oiseau de printemps. toutes ces choses sont près de mourir, et d’autres encore qui ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas ! les pardons eux-mêmes disparaîtront. »

    Plus d’un siècle après l’« état des lieux » pessimiste d’Anatole Le Braz, l’originalité et la pérennité des pardons de Bretagne suscitent encore des interrogations.

    Vu de l’extérieur de la Bretagne, le pardon est le signe d’une originalité culturelle et cultuelle. J’ai à mon tour pris le bâton de pèlerin et arpenté la Bretagne pour observer in situ les pardons, élargissant la petite sélection de 1894 à toute la Bretagne, n’ignorant ni les anciennes assemblées ni les versions modernes, ne privilégiant ni les grands ni les petits pardons. Anatole Le

    Braz regrettait de ne point avoir participé au pardon familial à Saint-Servais, je décidai donc me rendre à Hennebont, premier pardon de mon enfance, pour la première étape de mes pérégrinations, le dernier dimanche de septembre 2006.

    « Qui en connaît un les connaît tous », écrivit encore à tort Anatole Le Braz. Les pardons sont innombrables et tous singuliers. Ils excluent la banalité et l’idéologie du « progrès », ce qui ne signifie nullement qu’ils sont passéistes. Ils ne relèvent d’ailleurs pas de modes passagères, mais d’une actualité.

    Mon retour à Hennebont fut sans a priori. C’était jour de pardon. J’y vins et je vis autre chose qu’un souvenir. 

    Pardon d’enfance

    La croix en argent avait surgi du porche. Une croix étincelante dans la lumière blonde et oblique de l’après-midi. Elle avait jailli de l’ombre monumentale de la basilique. Du porche de style flamboyant sortirent une à une les bannières de la procession. En premier, l’oriflamme cramoisie du quartier Saint-Antoine suivi des couleurs de Saint-Gilles, de Kervignac, d’Inzinzac,

    de Branderion, de Lochrist, de Penquesten, de Saint-Caradec, de Notre-Dame-de-la-Joie…

    Cette année-là, les paroisses des alentours n’avaient pas manqué le grand pardon du Voeu à Hennebont. La bannière de Notre-Dame-de-la-Houssaye était même venue de Pontivy pour saluer sa consoeur Notre-Dame-de-Paradis. Tissée de fils d’or, la plus ostentatoire des bannières, l’oriflamme de Notre-Dame précédait la statue d’argent portée en majesté par six robustes paroissiens. Venaient ensuite le clergé et une foule d’hommes et de femmes. Croix en tête, la procession descendit la place pavée et buta sur les ganivelles de la fête foraine. Confrontation des mondes et illusion d’optique : la croix de procession

    s’inséra plein ciel entre les pylônes d’une machinerie multicolore supposée étourdir la jeunesse hennebontaise.

    Les pèlerins obliquèrent devant le « puits ferré » où nul citadin ne puisait plus son eau, et se détournèrent des sirènes hurlantes. Leurs psalmodies couvertes par les cris de la fête. Vade retro. Il y eut moins d’une heure de marche dans les rues désertes

    de la ville haute. Ma présence ce jour-là à Hennebont s’avérait signifiante. Ce ne pouvait être qu’ici, sur les bords du Blavet, que je devais entamer mon tour de Bretagne. Je revenais au point de départ.

    Circumambulation du corps et de l’esprit. Retour en arrière sur une pratique locale, familiale et collective. Recours à la mémoire pour recomposer un puzzle de rites : messes basses et solennelles, prônes, vêpres, processions, chapelets, fêtes populaires et repas de crêpes. Je ne ressentis pas d’opposition entre cette pérégrination dominicale et mes souvenirs d’enfance. Cependant cette « continuation » me sembla anachronique dans une cité que j’avais quittée à l’âge de raison.

    Le paysage de la Bretagne avait changé, les hommes aussi. Qu’en était-il de ma Bretagne intérieure ? Mes souvenirs et mes rêves se conformaient-ils au temps présent ? « Chanjet des en amzer, chanjet des e me spered 1 », me répondit une vieille chanson de ce pays. « Le temps a changé, il a changé dans mon esprit. »

    Je ne ressens toujours pas de contradiction entre l’enfant qui croyait en toute innocence et le quêteur pétri de doutes que je suis devenu. Je connais et j’accepte l’atavisme culturel qui me lie et me relie, mais qui, paradoxalement, ne m’oblige en rien. Je m’étais tôt affranchi des marchands du Temple et j’avais mis de la distance avec les donneurs de leçon qui prétendaient

    ne pas me laisser le choix.

    Il me semblait subsister dans le pardon – à la fois dans son histoire et dans sa nature – une forme de liberté que les pardonneurs avaient su préserver. C’était cette flamme-là que je venais inconsciemment retrouver. Quelques années plus tard, je suis revenu

    au grand pardon du Voeu, l’esprit plus curieux encore de décrypter ce mélange d’histoire et de merveilleux, d’anthropologie et de mythologie. Entre-temps, j’avais bouclé un premier tour de Bretagne, assisté à plusieurs dizaines de pardons, marché par tous les temps et confirmé que le pardon s’avérait un pot-pourri de libre arbitre et de bigoterie, de compassion et de passion, de

    piété et de débauche, un réservoir symbolique et un moteur mythologique. C’était la fête sacrée et profane où chacun apportait ses peines et ses joies, ouvrant une parenthèse dans l’année civile, renouant avec ce qui n’existait pas dans la société réglementée du travail, des retraites et des loisirs : un espace et un temps intérieurs. Je percevais sans pouvoir l’expliquer une

    double dimension tellurique et cosmique. La prégnance symbolique et le refus du conformisme inhérents au

    pardon signifiaient qu’il ne se réduisait pas à une imagerie folklorique et cléricale, qu’il était peut-être une récurrence d’un scénario mythique et la permanence d’une universalité humaine.

    Le pardon admet le paradoxe. Il l’induit même. C’est à Ernest Renan que je dois la première explication. Il y a dans ses  ouvenirs d’enfance et de jeunesse un écho de cet « indestructible pli » contracté pendant l’enfance :

    Cette cathédrale, chef-d’oeuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d’abord. Les longues heures que j’y passais ont été la cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l’enseignement de ces

    saints n’a plus aucune application. Quand j’allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j’avais des parents dans la classe moyenne, j’éprouvais de l’ennui et de l’embarras. Là, je ne me plaisais qu’avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal 1.

    En relisant ces souvenirs de Tréguier et de Guingamp, je mesurais l’incompréhension que ce libre-penseur suscita au sein d’une Église omniprésente en 1893, institution qui portait déjà les signes de son déclin spirituel et temporel. Ernest Renan soulevait le voile gris de l’histoire et retrouvait le palimpseste enluminé des origines claniques et migratrices. Saint Yves de Vérité lui avait offert la clairvoyance des choses anciennes et l’horreur pour « tout ce qui est plat et banal » dans un xixe siècle qui vit le  riomphe des uniformes : soutanes noires, tuniques bleues et blouses grises. Le xxe siècle prit le pli du précédent en mode accéléré, cherchant à  gommer les traces d’une culture archaïque et prônant l’abondance manufacturée.

    En ce début du xixe siècle, sur le parvis de la basilique d’Hennebont, revenu à ma ville natale, revenu à moi-même en compagnie de mes cousins pardonneurs, je cheminais en plein paradoxe. La procession avançait à pas comptés. Elle fit halte à chaque coin de rue comme si elle cherchait son souffle. Combien de temps encore le sinueux simulacre se perpétuera-t‑il ?

    La fête profane finira-t‑elle par prendre le pas sur la fête religieuse pour la diluer puis la dissoudre ? Il n’y eut aucun dialogue entre la foule qui processionnait et les badauds qui cédaient aux stridences des manèges sous les remparts de la ville close. Chacun dans sa file a esquivé l’autre, concédant à l’obéissance ou cédant à la tentation. Indifférence ou incompréhension ?

    Au pardon de Sainte-Anne-la-Palud où je m’étais également aventuré, une autre juxtaposition du sacré et du profane illustrait le mélange des genres entre les offices religieux. Les baraques foraines ne désemplissaient pas pendant les messes solennelles et la foule basculait d’un lieu à l’autre pour se vouer et se dévoyer alternativement. Le temps où les recteurs et leurs vicaires se plantaient devant les manèges pour dissuader par leur présence silencieuse et sentencieuse les pèlerins de se divertir, ce temps béni est dépassé. Les curés ne font plus la loi dans les villes et les campagnes. Ils n’en ont plus ni le pouvoir ni la volonté. Les réjouissances profanes n’étaient-elles pas indissociables du pardon breton ?

    Miracle à Hennebont

    L’erreur serait peut-être de dater le pardon du Voeu à mon enfance pré-soixante- huitarde. Le pardon du Voeu soulignait une permanence mariale de trois siècles, mais ne perpétuait-il pas une autre réalité, géographique et métaphysique, religieuse et communautaire ?

    Porter la statue de Notre-Dame- du-Voeu le dernier dimanche de septembre dans les rues d’Hennebont, c’était peut-être

    répéter et respecter une promesse ancestrale, la prière des Hennebontais qui se vouèrent à la Sainte Vierge en 1699 pour se prémunir de la peste et lui promirent une statue en argent. En septembre 1699, on compta 87 morts de la peste à Hennebont. Après le Voeu des Hennebontais, l’épidémie déclina : 34 décès en octobre, 20 en novembre, 15 en décembre… L’année

    suivante, la statue fut portée en procession dans la cité miraculeusement sauvée du péril bubonique.

    Le Voeu vaut un contrat entre les hommes et Dieu. Tant que les pardonneurs pérégrinent, la cité est préservée.

    En 1900, son couronnement en présence de plusieurs dizaines de milliers de pèlerins fut l’écho terrestre du sacre céleste de la Vierge Marie. La statue devint la représentation solennelle de la Madone.

    Mille ans après le second concile de Nicée, l’évêque de Vannes accréditait trois cents ans de piété populaire en consacrant lui aussi le culte des images ! Au fil du temps, le pardon du Voeu s’est conformé aux nouveaux usages civils. En 1928, la municipalité stipula que les bâtiments publics ne seraient plus décorés de tentures blanches ainsi que le voulait l’usage le jour du pardon.

    L’itinéraire de la procession immuable depuis deux siècles a ensuite été modifié après la destruction de la ville bombardée en 1944. Le cortège ne passe désormais plus dans la ville close. Aujourd’hui, connaît-on encore le miracle de 1699 ?

    Le pardon de Notre-Dame-du-Voeu est ce que les historiens des religions appellent un « pèlerinage urbain », par distinction avec la fête rurale et champêtre. Effectivement, la procession ne déborde pas du siège de l’ancienne sénéchaussée d’Hennebont. Au coeur de l’agglomération moderne, face à la mairie, la basilique, édifiée en dix ans, de 1514 à 1524, se situait hors de la ville close, sur la rive gauche, et à l’opposé de la motte féodale sur la rive droite du Blavet. Aller au pardon est une manière de se relier avec un lieu.

    Il m’importait à Hennebont de dépasser le miracle du Voeu pour appréhender un sanctuaire dont la fondation est antérieure au xvie siècle. M’interroger sur les causes et conditions du pardon du Voeu, c’est remonter le temps, chercher les éléments historiques, géographiques, mythologiques et symboliques qui fondent ses origines. Bien avant le voeu de 1699, il existait à Hennebont une chapelle primitive construite au bord d’un petit étang qu’alimentait une fontaine de dévotion, un lieu si agréable qu’il fut baptisé le « Paradis ». Les pèlerins s’y rendaient et se reposaient dans un bosquet à flanc de colline.

    Ce furent leurs offrandes, autant que les subsides de l’abbaye de l’abbaye cistercienne La Joie-Notre-Dame,qui financèrent les grands travaux du xviie siècle.

    Une chapelle, une fontaine, un étang, un bois… Le Paradis ?

    La situation de la basilique, à l’extérieur de la vieille ville et à flanc de colline, est hors du commun. Un édifice aussi imposant aurait dû dominer l’espace, à l’instar des sanctuaires marials Notre-Dame de Quelven, Notre-Dame-de-la-Tronchaye, Notre-Dame-du-Roncier, Notre-Dame- de-Rumengol… La dédicace à Notre-Dame-de-Paradis et l’emplacement de la basilique furent déterminés par l’ancien sanctuaire. L’architecte du xviie siècle ne pouvait pas envisager un autre lieu, car celui-ci avait valeur de lien.

    Aujourd’hui, il en va autrement. Malgré les vicissitudes du temps 1, la basilique reste le lieu sacré dont je repère le clocher en approchant d’Hennebont. Sa hauteur de 65,65 mètres le prédestine à être vu de loin, bien vu des pèlerins qui lui donne le salut avant la dernière heure de marche.

    À quatre kilomètres à l’ouest se trouve d’ailleurs la bien nommée « montagne du Salut ». L’usage y était de tirer son chapeau, de s’agenouiller et de se signer pour réciter une prière ou entonner un cantique. Le salut à Notre-Dame- de- Paradis est du même ordre que l’Ultreïa à Saint-Jacques-de-Compostelle. Pardonneurs bretons et jacquets partageaient le même rite sur le chemin d’un autre monde.

    Le renouveau du Tro Breiz qui passe par Hennebont remettra-t‑il à l’honneur l’antique coutume ? Tel n’est pas le cas des pèlerins qui assistent au pardon du Voeu et dont la pérégrination se limite désormais à quelques rues. Le dernier dimanche de septembre, la grande partie du centre-ville est occupée par les manèges forains et les cabanes à frites. L’observateur que je suis est en droit de s’interroger. Lequel exclut l’autre : celui qui prie ou celui qui se divertit ? Après son petit tour dans la ville, la procession, cousue d’or et d’argent, disparaît par où elle était apparue. Le porche à double baie semble cligner de l’oeil. Une

    seule des deux portes est ouverte pour aspirer le reflux des pèlerins. Les porteurs de croix et de bannières s’inclinent comme en allégeance avant d’entrer dans le sanctuaire. Le cortège s’effile dans le vaisseau de pierre. La lourde porte se referme pour les ultimes incantations du grand pardon de Notre-Dame du Voeu.

    Derrière la porte close, les pardonneurs prient sans craindre la fureur du dehors. Il reste une loge vide sur le trumeau central du

    porche, une place qu’occupait jadis une Vierge à l’Enfant. Qu’est-elle devenue ? Volée, mutilée, mise sous séquestre… ? L’office terminé, le soleil éclaire son absence. Le dernier dimanche de septembre 1, je suis revenu à Hennebont pour suivre la procession, pour entendre le Magnificat. Pendant leur marche lente, les pèlerins ont chanté des cantiques tristes d’amour, des airs graves pour se donner la cadence. Leurs voix se sont perdues dans les rues. Je me suis souvenu de mon enfance.

    Je me suis interrogé sur la généalogie du sanctuaire, supputant les avant-guerres, imaginant le lieu bucolique, un paradis au bord du Blavet.

    Parce que le monde s’emballe et se parjure par tout ce qui est plat et banal, je cherche encore, dans le pardon, les reliques d’un temps qui soit ni éphémère ni mercantile, la persistance d’une pensée originale, la substance d’une tradition vivante. William-Butler Yeats avait traduit mon état d’esprit en écrivant l’éloge des lieux enchantés de son enfance à Sligo :

    Les églises du Moyen Âge réussirent à s’assurer le service de tous les arts parce que les hommes comprenaient que lorsque l’imagination est appauvrie, une voix essentielle – d’aucuns diraient : la seule voix – en faveur de l’éveil du sage espoir, de la foi durable, et de la charité compréhensive, ne peut proférer que des paroles brisées, si elle ne tombe pas dans le silence 1.

    Ce silence menace-t‑il la Bretagne ? Un silence empreint de vulgarité et de mensonge si l’homme nie l’intelligence des choses, s’il s’égare en faussant ses traditions et son imagination.

    Le jour du grand pardon de Notre-Dame-de-Paradis à Hennebont, mon vagabondage imaginé dans les sanctuaires bretons s’est transformé en un pèlerinage dans le présent et à une immersion dans la mémoire d’un pays. Cette conjonction de l’actualité et de la tradition est une question philosophique récurrente. Dans ce pèlerinage que je fis, errant sans logique apparente d’un pardon à l’autre, je me suis surpris à réévaluer cette notion du temps pour finalement réincorporer le phénomène du pardon à une éternité et à une unité de l’être. Relire, relegere, et relier, religare : la double étymologie du mot « religion » suppose un devenir. Relire et relier le pardon à une dimension mythologique plutôt qu’historique, c’est assurément lui restituer tout son sens, pas seulement une signification sociologique, morale ou allégorique. Hier, aujourd’hui, demain, le sens du pardon profond demeure intérieur.